IL Y AVAIT près de vingt ans que la colonie asiatique de
Lyon et de Vienne, malgré plus d'une épreuve intérieure, prospérait en toutes
les oeuvres de Christ. Grâce à elle, la prédication évangélique rayonnait
déjà dans la vallée de la
Saône. L'église d'Autun, en particulier, fut, à beaucoup
d'égards, une fille de l'église gréco-asiatique de Lyon. Le grec y fut
longtemps la langue de la mysticité, et y garda durant des siècles une
certaine importance liturgique. Puis apparaissent, dans une sorte de pénombre
matinale et incertaine, Tournus, Chalon, Dijon, Langres, dont les apôtres et
les martyrs se rattachent à la colonie grecque de Lyon, et non à la grande
évangélisation latine de la
Gaule au IIIe et au IVe siècle. Ainsi, de Smyrne jusqu'aux
parties inaccessibles de la
Gaule, s'étendait un sillon de forte activité chrétienne.
La communauté lugduno-viennoise était liée par une correspondance active avec
les églises mères d'Asie et de Phrygie. Les facilités qu'offrait la
navigation du Rhône servaient à la prompte importation de toutes les
nouveautés ; tel évangile de récente fabrique, tel système fraîchement éclos
de la subtilité alexandrine, tel charisme mis à la mode par les sectaires
d'Asie Mineure, étaient connus à Lyon ou à Vienne presque au lendemain de leur
apparition. L'imagination vive des habitants était un véhicule plus puissant
encore. Un mysticisme exalté, une délicatesse de nerfs allant jusqu'à
l'hystérie, une chaleur de coeur capable de tous les sacrifices, mais
susceptible aussi d'amener tous les égarements, étaient le caractère de ces
chrétientés gallo-grecques. Le vénérable Pothin, âgé de plus de
quatre-vingt-dix ans, avait la tâche difficile de gouverner ces âmes, plus
ardentes que soumises, et qui cherchaient dans la soumission même autre chose
que le charme austère du devoir accompli.
Irénée était devenu le bras droit de Pothin, son
coadjuteur, si l'on peut s'exprimer ainsi, son successeur désigné. Écrivain
abondant et controversiste exercé, il se mit, dès son arrivée à Lyon, à
écrire en grec contre toutes les tendances chrétiennes différentes de la
sienne, en particulier contre Blastus, qui voulait revenir au judaïsme, et
contre Florin, qui admettait, avec les gnostiques, un Dieu du bien et un Dieu
du mal. Les doctrines de Valentin, par leur largeur et leur apparence
philosophique, gagnaient beaucoup d'adeptes dans la population lyonnaise.
Irénée se fit une sorte de spécialité de les combattre. Aucun polémiste
orthodoxe, avant lui, n'avait à ce point compris les profondeurs de la gnose
et son caractère antichrétien.
Valentin était une sorte de bel esprit, qui jamais
sûrement n'eût réussi ni à remplacer l'église catholique ni à en saisir la
direction. Le gnosticisme remonta le Rhône en la personne d'un docteur bien
plus dangereux, je veux dire de ce Markos qui séduisait les femmes par une
manière étrange de célébrer l'Eucharistie et par l'audace avec laquelle il
leur faisait croire qu'elles avaient le don de prophétie. Sa façon
d'administrer les sacrements entraînaient les plus dangereuses privautés.
Feignant d'être le dispensateur de la grâce, il persuadait les femmes qu'il
était dans le secret de leurs anges gardiens, qu'elles étaient destinées à un
rang éminent dans son église, et il leur ordonnait de se préparer à l'union
mystique avec lui. De moi et par moi, leur
disait-il, tu vas recevoir la Grâce. Dispose-toi
comme une fiancée qui accueille son fiancé, pour que tu sois ce que je suis
et que je sois ce que tu es. Prépare ton lit à recevoir la semence de
lumière. Voici la Grâce
qui descend en toi ; ouvre ta bouche, prophétise ! - Mais je n'ai jamais prophétisé, je ne sais pas prophétiser,
répondait la pauvre femme. Il redoublait ses invocations, effrayait,
étourdissait sa victime : Ouvre la
bouche, te dis-je, et parle ; tout ce que tu diras sera prophétie.
Le coeur de l'initiée battait fort ; l'attente, l'embarras, l'idée qu'en
effet peut-être elle allait prophétiser, lui faisaient perdre la tête ; elle
délirait au hasard. On lui présentait ensuite ce qu'elle avait dit comme
plein de sens sublimes. La malheureuse, à partir de ce moment, était perdue.
Elle remerciait Markos du don qu'il lui avait communiqué, demandait ce
qu'elle pouvait faire en retour, et, reconnaissant que l'abandon de tous ses
biens en sa faveur était peu de chose, elle s'offrait elle-même à lui, s'il
daignait l'accepter. C'étaient souvent les meilleures et les plus distinguées
qui étaient ainsi surprises ; car de tous les côtés déjà on parlait de
pénitentes vouées au deuil pour le reste de leur vie, qui, après avoir reçu
du séducteur la communion et l'initiation prophétiques, reculaient avec
horreur et venaient demander à l'église orthodoxe le pardon et l'oubli.
Un tel homme était particulièrement dangereux à Lyon. Le
caractère mystique et passionné des Lyonnaises, leur piété un peu matérielle,
leur goût pour le bizarre et pour l'émotion sensible les exposaient à toutes
les chutes. Ce qui se passe aujourd'hui dans le public féminin des villes du Midi de la France à l'arrivée d'un
prédicateur à la mode se produisit alors. La nouvelle façon de prêcher fut
fort goûtée. Les plus riches dames, celles qu'on distinguait à la belle
bordure de pourpre de leurs robes, furent les plus curieuses et les plus
imprudentes. Les chrétiennes ainsi séduites ne tardaient pas à être
désabusées. Leur conscience les brûlait ; leur vie désormais était fanée. Les
unes confessaient leur péché en public et rentraient dans l'église ; d'autres,
par honte, n'osaient le faire et restaient dans la position la plus fausse,
ni dedans ni dehors. D'autres, enfin, tombaient dans le désespoir,
s'éloignaient de l'église et se cachaient, avec le
fruit qu'elles avaient tiré de leurs rapports avec les fils de la gnose,
ajoute malicieusement Irénée, Les ravages que ce triste séducteur fit dans
les âmes furent terribles. On parlait de philtres, de poisons. Les pénitentes
avouaient qu'il les avait totalement épuisées, qu'elles l'avaient aimé d'un
amour surhumain, fatal, qui s'imposait à elles. On racontait surtout
l'abominable conduite de Markos envers un diacre d'Asie qui le reçut dans sa
maison avec une affection toute chrétienne. Le diacre avait une femme d'une
rare beauté. Elle se laissa gagner par cet hôte dangereux et perdit la pureté
de la foi en même temps que l'honneur de son corps. Depuis ce temps, Markos
la traîna partout avec lui, au grand scandale des églises. Les bons frères
avaient pitié d'elle et lui parlaient avec tristesse, pour la ramener ; ils réussirent,
non sans peine. Elle se convertit, avoua ses fautes et ses malheurs, passa le
reste de sa vie dans une confession et une pénitence perpétuelles, racontant
par humilité tout ce qu'elle avait souffert du magicien.
Ce qu'il y eut de pis, c'est que Markos fit des élèves,
comme lui grands corrupteurs de femmes, se donnant le titre de parfaits, s'attribuant la science
transcendante, prétendant que seuls ils avaient bu
la plénitude de la gnose de l'ineffable Vertu, et que cette science
les élevait au-dessus de toute puissance, si bien qu'ils pouvaient librement
faire ce qu'ils voulaient. On prétendait que le mode de leur initiation était
des plus inconvenants. On dressait un cabinet en forme de chambre nuptiale ;
puis, avec un appareil de mysticité douteuse et des mots cabalistiques, on
feignait de procéder à des noces spirituelles, calquées sur celles des
syzygies supérieures. Grâce à leurs rites et à l'emploi de certaines
invocations à Sophia, les markosiens croyaient même obtenir une sorte
d'invisibilité, qui les faisait échapper, dans leurs chapelles nuptiales, aux
yeux du souverain juge. Comme tous les gnostiques, ils abusaient des onctions
d'huile et de baume ; ils en composaient toute sorte de sacrements,
d'apolytroses ou rédemptions, remplaçant même le baptême. Leur
extrême-onction sur les mourants avait quelque chose de touchant et est seule
restée en usage. Pothin et Irénée résistèrent énergiquement à ces guides
pervers. Irénée puisa dans la lutte l'idée de son grand ouvrage Contre les
hérésies, vaste arsenal d'arguments contre toutes les variétés du
gnosticisme. Son jugement droit et modéré, la base philosophique qu'il
donnait au christianisme, ses idées claires et purement déistes sur les
rapports de Dieu et de l'homme, sa médiocrité intellectuelle elle-même, le
préservaient des aberrations sorties d'une spéculation intempérante. La chute
de ses amis, Florinus et Blastus, lui servait d'exemple. Il ne voyait de
salut que dans la ligne moyenne représentée par l'église universelle.
L'autorité de cette église, la catholicité, lui parut l'unique critérium de
vérité. Le gnosticisme, en effet, disparut de la Gaule, et par la violente
antipathie qu'il inspira aux orthodoxes, et par une transformation lente, qui
ne laissa subsister de ses ambitieuses théories qu'un mysticisme inoffensif.
Un marbre du IIIe siècle, trouvé à Autun, nous a conservé un petit poème
présentant, comme le huitième livre des oracles sibyllins, l'acrostiche IX.
Les pieux valentiniens et les orthodoxes ont pu goûter également le style singulier
de cet étrange morceau : Ô race divine de l'IXY
céleste, reçois avec un coeur plein de respect la vie immortelle parmi les
mortels ; rajeunis ton âme, mon très cher, dans les eaux divines, par les
flots éternels de la Sophia
qui donne les trésors. Reçois l'aliment doux comme le miel du Sauveur des
saints ; mange à ta faim et bois à ta soif ; tu tiens l'IXY dans les paumes
de tes mains.
Le montanisme, comme le gnosticisme, visita la vallée du
Rhône et y obtint de grands succès. Du vivant même de Montan, de Priscille et
de Maximille, on s'entretint à Lyon avec admiration de leurs prophéties et de
leurs dons surnaturels. Sortie d'un monde tout à fait voisin du montanisme,
l'église de Lyon ne pouvait rester indifférente au mouvement qui entraînait la Phrygie et troublait
toute l'Asie Mineure. Les oracles effrayants des nouveaux prophètes, les
pratiques de piété des saints de Pépuze, leurs brillants charismes, ce retour
des phénomènes surnaturels primitifs de l'âge apostolique, tant de nouvelles
qui arrivaient coup sur coup d'Asie et frappaient de stupeur tout le monde
chrétien, ne pouvaient que les émouvoir singulièrement. C'était presque
eux-mêmes qu'ils revoyaient dans ces ascètes. Leur Vettius épagathus ne
rappelait-il pas, par ses austérités, les plus célèbres nazirs ? La plupart
trouvèrent donc tout simple que la source des dons de Dieu ne fût pas tarie.
Plusieurs membres distingués de l'église lyonnaise étaient originaires de la Phrygie ; un certain
Alexandre, médecin de profession, qui demeurait dans les Gaules depuis
plusieurs années, venait de ce pays. Cet Alexandre, qui étonnait tout le
monde par son amour de Dieu et par la hardiesse de sa prédication, semblait
favorisé de tous les charismes apostoliques. Les Lyonnais, à distance, nous
font donc l'effet d'appartenir sous beaucoup de rapports au cercle piétiste
d'Asie Mineure. Ils recherchent le martyre, ils ont des visions, pratiquent
les charismes, jouissent d'entretiens avec le Saint-Esprit ou Paraclet,
conçoivent l'église comme une vierge. Un millénarisme ardent, une
préoccupation constante de l'Antéchrist et de la fin du monde étaient en
quelque sorte le sol commun où ces grands enthousiasmes puisaient leur sève.
Mais une touchante docilité, jointe à un rare bon sens pratique, mettait la
majorité des fidèles de Lyon en suspicion contre le mauvais esprit qui se
cachait fréquemment sous ces orgueilleuses singularités.
Quelquefois, en effet, arrivaient de Phrygie des produits
bizarres, attestant une effervescence chrétienne qu'aucune raison ne dirigeait.
Un certain Alcibiade, qui vint de ce pays se fixer à Lyon, étonna l'église
par ses macérations exagérées. Il pratiquait toutes les austérités des saints
de Pépuze, pauvreté absolue, abstinences excessives. C'était presque toute la
création qu'il repoussait comme impure, et on se demandait comment il pouvait
vivre en se refusant aux besoins les plus évidents de la vie. Les pieux
Lyonnais n'aperçurent d'abord en cela rien que de louable ; mais la façon
absolue dont le Phrygien entendait les choses les inquiétait. Alcibiade leur
faisait par moments l'effet d'un égaré. Il semblait, comme Tatien et beaucoup
d'autres, condamner en principe toute une classe des créatures de Dieu, et il
scandalisait plusieurs frères par la manière dont il érigeait son genre de
vie en précepte. Ce fut bien pis, quand, arrêté avec les autres, il s'obstina
à continuer ses abstinences. Il fallut une révélation céleste pour le ramener
à la raison, comme nous le verrons bientôt.
Irénée, si ferme dans la question du marcionisme et du
gnosticisme, était, en ce qui touche le montanisme, beaucoup plus indécis. La
sainteté des ascètes phrygiens ne pouvait que le toucher ; mais il voyait
trop clair dans la théologie chrétienne pour ne pas apercevoir le danger des
doctrines nouvelles sur la prophétie et le Paraclet. Il ne mentionne pas les
montanistes parmi les hérétiques qu'il combat. Il blâme énergiquement
certaines prétentions subversives, sans toutefois nommer leurs auteurs, et
les précautions dont il s'entoure montrent bien qu'il ne veut pas mettre les
piétistes de Phrygie sur le même rang que les sectes schismatiques. Homme
d'ordre et de hiérarchie avant tout, il finit, ce semble, par voir en eux de
faux prophètes ; mais il hésita longtemps avant de s'arrêter à cette opinion
sévère. Tous les Lyonnais étaient livrés aux mêmes perplexités que lui. Dans
leur embarras, ils songeaient à consulter Éleuthère, qui venait, depuis peu,
de succéder à Soter sur le siège romain. Déjà l'évêque de Rome était
l'autorité à laquelle on demandait la solution des cas difficiles, le
conseiller des églises divisées, le centre où se faisaient l'accord et
l'unité.
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