UN INCIDENT de la campagne contre les Quades mit en
quelque sorte Marc-Aurèle et les chrétiens face à face et causa, du moins
chez ces derniers, une vive préoccupation. Les Romains étaient engagés dans
l'intérieur du pays ; les chaleurs de l'été avaient succédé sans transition à
un long hiver. Les Quades trouvèrent moyen de couper aux envahisseurs
l'approvisionnement d'eau. L'armée était dévorée par la soif, épuisée de
fatigues, égarée dans une impasse, où les barbares l'attaquèrent avec tous
les avantages. Les Romains répondaient faiblement aux coups de l'ennemi, et
l'on pouvait craindre un désastre, quand tout à coup un terrible orage
s'amoncela. Une pluie serrée tomba sur les Romains et les rafraîchit. On
prétendit, au contraire, que la foudre et la grêle se tournèrent contre les
Quades et les effrayèrent, au point qu'une partie d'entre eux se jeta éperdue
dans les rangs des Romains. Tout le monde crut à un miracle. Jupiter s'était
évidemment prononcé pour sa race latine. La plupart attribuèrent le prodige
aux prières de Marc-Aurèle. On fit des tableaux, où on voyait le pieux
empereur suppliant les dieux et disant : Jupiter,
j'élève vers toi cette main qui n'a jamais fait couler le sang. La
colonne Antonine consacra ce souvenir. Jupiter Pluvius s'y montre sous la
figure d'un vieillard ailé, dont les cheveux, la barbe, les bras laissent
échapper des torrents d'eau, que les Romains recueillent dans leurs casques
et leurs boucliers, tandis que les barbares sont frappés et renversés par la
foudre. Quelques-uns crurent à l'intervention d'un magicien égyptien, nommé
Arnouphis, qui suivait l'armée et dont on supposa que les incantations
avaient fait intervenir les dieux, en particulier Hermès aérien. La légion
qui avait reçu cette marque de la faveur céleste put prendre, au moins dans
l'usage et pour un temps, le nom de Fulminata. Une telle épithète n'aurait eu
rien de nouveau. Tout endroit touché par la foudre était sacré chez les
Romains ; la légion dont les campements avaient été atteints par les carreaux
célestes devait être regardée comme ayant reçu une sorte de baptême de feu ;
Fulminata devenait pour elle un titre d'honneur. Une légion, la douzième,
qui, depuis le siège de Jérusalem, auquel elle prit part, fut fixée à
Mélitène, près de l'Euphrate, dans Il y avait des chrétiens autour de Marc-Aurèle ; il y en
avait peut-être dans la légion engagée contre les Quades. Ce prodige admis de
tous les émut. Un miracle bienveillant ne pouvait être l'ouvrage que du vrai
Dieu. Quel triomphe, quel argument pour faire cesser la persécution, si l'on
persuadait à l'empereur que le miracle venait des fidèles ! Dès les jours
mêmes qui suivirent l'incident, une version circula, d'après laquelle l'orage
favorable aux Romains aurait été le fruit des prières des chrétiens. C'est en
s'agenouillant, selon l'usage de l'église, que les soldats pieux auraient
obtenu du ciel cette marque de protection, laquelle flattait, à deux points
de vue, les prétentions chrétiennes : d'abord en montrant ce que pouvait sur
le ciel une poignée de croyants ; puis en témoignant chez le Dieu des
chrétiens d'un certain faible pour l'Empire romain. Que l'empire cesse de
persécuter les saints, on verra ce que ceux-ci obtiendront du ciel en sa
faveur. Dieu, pour devenir le protecteur de l'empire contre les barbares,
n'attend qu'une seule chose, c'est que l'empire cesse de se montrer
impitoyable envers une élite qui est dans le monde le ferment de tout bien.
Cette manière de présenter les faits fut très vite acceptée et fit le tour
des églises. à chaque procès, à chaque tracasserie, on avait cette excellente
réponse à faire aux autorités : Nous vous avons
sauvés. Cette réponse gagna une force nouvelle, quand, à l'issue de la
campagne, Marc-Aurèle reçut sa septième salutation impériale, et que la
colonne qui se voit encore aujourd'hui debout à Rome s'éleva, par ordre du
Sénat et du peuple, portant parmi les reliefs l'image du miracle. On en prit
même occasion de fabriquer une lettre officielle de Marc-Aurèle au Sénat, par
laquelle il défendait de poursuivre d'office les chrétiens et punissait de
mort leurs dénonciateurs. Non seulement le fait d'une telle lettre est
inadmissible ; mais il est très probable que Marc-Aurèle ignora la prétention
qu'élevaient les chrétiens sur le miracle dont il passait lui-même pour être
l'auteur. Dans certains pays, en Égypte, par exemple, la fable chrétienne ne
paraît pas avoir été connue. Ailleurs, elle ne fit qu'ajouter à la dangereuse
réputation de magie qui commençait à s'attacher aux chrétiens. La légion du Danube, si elle prit un moment le nom de
Fulminata, ne le garda pas officiellement. Comme la douzième légion, résidant
à Mélitène, était toujours désignée par ce titre, comme, d'ailleurs, la
légion de Mélitène brilla bientôt par son ardeur chrétienne, il s'opéra une
confusion, et l'on supposa que ce fut cette dernière légion qui, transportée contre
toute vraisemblance de l'Euphrate au Danube, fit le miracle et reçut à ce
propos le nom de Fulminata ; on oubliait qu'elle avait porté ce surnom deux
cents ans auparavant. Ce qu'il y a de sûr, en tout cas, c'est que la conduite de
Marc-Aurèle envers les chrétiens ne fut en rien modifiée. On a supposé que la
révolte d'Avidius Cassius, appuyée par la sympathie de Ainsi se produisit une série de nouvelles apologies,
composées par des évêques ou des écrivains d'Asie, qui malheureusement ne se
sont pas conservées. Claude Apollinaire, évêque d'Hiérapolis, brilla au
premier rang dans cette campagne. Le miracle de Jupiter Pluvieux avait eu
tant de publicité qu'Apollinaire osa le rappeler à l'empereur, en rapportant
l'intervention divine aux prières des chrétiens. - Miltiade s'adressa aussi
aux autorités romaines, sans doute aux proconsuls d'Asie, pour défendre sa philosophie contre les reproches
injustes qu'on lui adressait. Ceux qui purent lire son Apologie n'eurent pas assez d'éloges pour le talent et le savoir
qu'il y déploya. L'ouvrage de beaucoup le plus remarquable que produisit ce
mouvement littéraire fut l'Apologie
de Méliton. L'auteur s'adressait à Marc-Aurèle dans la langue
qu'affectionnait l'empereur : Ce qui ne s'était
jamais vu, la race des hommes pieux est en Asie persécutée, traquée, au nom
de nouveaux édits. D'impudents sycophantes, avides des dépouilles d'autrui,
prenant prétexte de la législation existante, exercent leur brigandage à la
face de tous, guettant nuit et jour, pour les faire saisir, des gens qui
n'ont fait aucun mal... Si tout cela s'exécute par ton ordre, c'est bien ;
car il ne saurait se faire qu'un prince juste commande quelque chose d'injuste
; volontiers alors nous acceptons une telle mort comme le sort que nous avons
mérité. Nous ne t'adressons qu'une demande, c'est qu'après avoir examiné par
toi-même l'affaire de ceux qu'on te présente comme des séditieux, tu veuilles
bien juger s'ils méritent la mort ou s'ils ne sont pas plutôt dignes de vivre
en paix sous la protection de la loi. Que si ce nouvel édit et ces mesures,
qu'on ne se permettrait pas même contre des ennemis barbares, ne viennent pas
de toi, nous te supplions d'autant plus instamment de ne pas nous abandonner
dorénavant à un pareil brigandage public. Nous avons déjà vu Méliton
faire à l'empire les plus singulières avances, pour le cas où il voudrait
devenir le protecteur de la vérité. Dans l'Apologie, ces avances sont encore
plus accentuées. Méliton s'attache à montrer que le christianisme se contente
du droit commun et qu'il a de quoi se faire chérir d'un vrai Romain. Oui, c'est vrai, notre
philosophie a d'abord pris naissance chez les barbares ; mais le moment où
elle a commencé de fleurir parmi les peuples de tes états ayant coïncidé avec
le grand règne d'Auguste, ton ancêtre, fut comme un heureux augure pour
l'empire. C'est de ce moment, en effet, que date le développement colossal de
cette brillante puissance romaine dont tu es et seras, avec ton fils,
l'héritier acclamé de nos voeux, pourvu que tu veuilles bien protéger cette
philosophie qui a été en quelque sorte la soeur de lait de l'empire,
puisqu'elle est née avec son fondateur et que tes ancêtres l'ont honorée à
l'égal des autres cultes. Et ce qui prouve bien que notre doctrine a été
destinée à fleurir parallèlement aux progrès de votre glorieux empire, c'est
qu'à partir de son apparition, tout vous réussit à merveille. Seuls Néron et
Domitien, trompés par quelques calomniateurs, se montrèrent malveillants pour
notre religion ; et ces calomnies, comme il arrive d'ordinaire, ont été
acceptées ensuite sans examen. Mais leur erreur a été corrigée par tes pieux
parents, lesquels, en de fréquents rescrits, ont réprimé le zèle de ceux qui
voulaient entrer dans les voies de rigueur contre nous. Ainsi, Adrien, ton
aïeul, en écrivit à diverses reprises, et en particulier au proconsul
Fundanus, gouverneur d'Asie. Et ton père, à l'époque où tu lui étais associé
dans l'administration des affaires, écrivit aux villes de ne rien innover à
notre égard, spécialement aux Larisséens, aux Thessaloniciens, aux Athéniens
et à tous les Grecs. Quant à toi, qui as pour nous les mêmes sentiments, avec
un degré encore plus élevé de philanthropie et de philosophie, nous sommes
sûrs que tu feras ce que nous te demandons. Le système des apologistes si chaudement soutenu par
Tertullien, d'après lequel les bons empereurs ont favorisé le christianisme
et les mauvais empereurs l'ont persécuté, était déjà complètement éclos. Nés
ensemble, le christianisme et Rome avaient grandi ensemble, prospéré
ensemble. Leurs intérêts, leurs souffrances, leur fortune, leur avenir, tout
était en commun. Les apologistes sont des avocats, et les avocats de toutes
les causes se ressemblent. On a des arguments pour toutes les situations et
pour tous les goûts. Il s'écoulera près de cent cinquante ans avant que ces
invitations doucereuses et médiocrement sincères soient entendues. Mais le
seul fait qu'elles se présentent sous Marc-Aurèle à l'esprit d'un des chefs
les plus éclairés de l'église est un pronostic de l'avenir. Le christianisme
et l'empire se réconcilieront ; ils sont faits l'un pour l'autre. L'ombre de
Méliton tressaillira de joie, quand l'empire se fera chrétien et que
l'empereur prendra en main la cause de la
vérité. Ainsi l'église faisait déjà plus d'un pas vers l'empire.
Par politesse sans doute, mais aussi par une conséquence très juste de ses
principes, Méliton n'admet pas qu'un empereur puisse donner un ordre injuste.
On était bien aise de laisser croire que certains empereurs n'avaient pas été
absolument hostiles au christianisme ; on aimait à raconter que Tibère avait
proposé au Sénat de mettre Jésus au rang des dieux ; c'était le Sénat qui
n'avait pas voulu. La préférence décidée que le christianisme témoignera pour
le pouvoir, quand il en pourra espérer les faveurs, se laisse deviner par
avance. On s'efforçait de montrer, contre toute vérité, qu'Adrien et Antonin
avaient cherché à réparer le mal causé par Néron et Domitien. Tertullien et
sa génération diront la même chose de Marc-Aurèle. Tertullien doutera, il est
vrai, qu'on puisse être à la fois césar et chrétien ; mais cette
incompatibilité, un siècle après lui, ne frappera personne, et Constantin se
chargera de prouver que Méliton de Sardes fut un homme très sagace le jour où
il démêla si bien, cent trente-deux ans d'avance, au travers des persécutions
proconsulaires, la possibilité d'un empire chrétien. Un voyage de Grèce,
d'Asie et d'Orient, que l'empereur fit vers ce temps, ne changea rien à ses
idées. Il traversa en souriant, mais non sans quelque ironie intérieure, ce
monde des sophistes d'Athènes, de Smyrne, entendit tous les professeurs
célèbres, fonda un grand nombre de nouvelles chaires à Athènes, vit
particulièrement Hérode Atticus, Ælius Aristide, Adrien de Tyr. à Éleusis, il
entra seul dans les parties les plus reculées du sanctuaire. En Palestine,
les restes des populations juives et samaritaines, plongées dans la détresse
par les dernières révoltes, l'accueillirent avec des acclamations bruyantes,
sans doute des plaintes. Une odeur fétide de misère régnait dans tout le
pays. Ces foules désordonnées et d'où s'exhalait la puanteur mirent sa
patience à l'épreuve. Un moment, poussé à bout, il s'écria : Ô Marcomans, ô Quades, ô Sarmates, j'ai trouvé enfin des
gens plus bêtes que vous. Le philosophe, chez Marc-Aurèle, avait tout étouffé, excepté le Romain. Il avait contre la piété juive et syrienne des préjugés instinctifs. Les chrétiens cependant approchaient bien près de lui. Son neveu Ummidius Quadratus avait chez lui un eunuque nommé Hyacinthe, qui était ancien de l'église de Rome. à cet eunuque était confié le soin d'une jeune fille nommée Marcia, d'une ravissante beauté, dont Ummidius fit sa concubine. Plus tard, en 183, Ummidius ayant été mis à mort, à la suite de la conspiration de Lucille, Commode trouva cette perle parmi ses dépouilles. Il se l'appropria. Le cubiculaire Eclectos suivit le sort de sa maîtresse. En se prêtant aux caprices de Commode, parfois en sachant les dominer, Marcia exerça sur lui un pouvoir sans bornes. Il n'est pas probable qu'elle fut baptisée, mais l'eunuque Hyacinthe lui avait inspiré un sentiment tendre pour la foi. Il continuait d'approcher d'elle et il en tirait les plus grandes faveurs, en particulier pour les confesseurs condamnés aux mines. Plus tard, poussée à bout par le monstre, Marcia fut à la tête du complot qui délivra l'empire de Commode. Eclectos se retrouva encore à côté d'elle en ce moment. Par une singulière coïncidence, le christianisme fut mêlé de très près à la tragédie finale de la maison Antonine, comme, cent ans auparavant, ce fut dans un milieu chrétien que se forma le complot qui mit fin à la tyrannie du dernier des Flavius. |