Le plus complet parmi les ouvrages que suscita la
controverse fut celui d'un certain Apollonius, inconnu d'ailleurs, qui
écrivit quarante ans après l'apparition de Montant (c'est-à-dire entre 200 et
210). C'est par les extraits que nous en a conservés Eusèbe que nous
connaissons les origines de la secte. Un autre évêque, dont le nom ne nous a
pas été conservé, composa une sorte d'histoire de ce mouvement singulier,
quinze ans après la mort de Maximille, sous les Sévères. à la même
littérature appartint peut-être l'écrit dont fit partie le fragment connu
sous le nom de Canon de Muratori, dirigé en même temps, ce semble, contre le
pseudo-prophétisme montaniste et contre les rêves gnostiques. Les
montanistes, en effet, ne visaient pas à moins que faire admettre les
prophéties de Montan, de Priscille et de Maximille dans le corps du Nouveau
Testament. La conférence qui eut lieu, vers 210, entre Proclus, devenu le
chef de la secte, et le prêtre romain Caïus, roula sur ce point. En général,
l'église de Rome, jusqu'à Zéphyrin, tint très ferme contre ces innovations. L'animosité était grande de part et d'autre ; on
s'excommuniait réciproquement. Quand les confesseurs des deux partis étaient
rapprochés par le martyre, ils s'écartaient les uns des autres et ne
voulaient avoir rien de commun. Les orthodoxes redoublaient de sophismes et
de calomnies pour prouver que les martyrs montanistes (et nulle église n'en
avait davantage) étaient tous des misérables ou des imposteurs et surtout
pour établir que les auteurs de la secte avaient péri misérablement, par le
suicide, forcenés, hors d'eux-mêmes, devenus la dupe ou la proie du démon. L'engouement de certaines villes d'Asie Mineure pour ces
pieuses folies ne connaissait point de bornes. L'église d'Ancyre, à un
certain moment, fut tout entière entraînée, avec ses anciens, vers les
dangereuses nouveautés. Il fallut l'argumentation serrée de l'évêque anonyme
et de Zotique d'Ôtre, pour leur ouvrir les yeux, et même la conversion ne fut
pas durable ; Ancyre, au IVe siècle, continuait d'être le foyer des mêmes
aberrations. L'église de Thyatires fut infestée d'une manière encore plus
profonde. Le phrygisme y avait établi sa forteresse, et longtemps on
considéra cette antique église comme perdue pour le christianisme. Les
conciles d'Iconium et de Synnade, vers 231, constatèrent le mal sans pouvoir
le guérir. La crédulité extrême de ces bonnes populations du centre de l'Asie
Mineure, Phrygiens, Galates, etc.., avait été la cause des promptes
conversions au christianisme qui s'y opérèrent ; maintenant, cette crédulité
les mettait à la merci de toutes les illusions. Phrygien devint presque
synonyme d'hérétique. Vers 235, une nouvelle prophétesse soulève les
campagnes de L'Afrique, surtout, par son ardeur et sa rudesse, devait
donner dans ce piège. Montanistes, novatianistes, donatistes, circoncellions
sont les noms divers sous lesquels se produisit l'esprit d'indiscipline,
l'ardeur malsaine du martyre, l'aversion pour l'épiscopat, les rêveries millénaires,
qui eurent toujours leur terre classique chez les races berbères. Ces
rigoristes, qui se révoltaient d'être appelés une secte, mais qui, dans
chaque église, se donnaient comme l'élite, comme les seuls chrétiens dignes
de ce nom, ces puritains implacables pour ceux qui voulaient faire pénitence,
devaient être le pire fléau du christianisme. Tertullien traitera l'église
générale de caverne d'adultères et de prostituées. Les évêques, n'ayant ni le
don de prophétie ni celui des miracles, seront, aux yeux des enthousiastes,
inférieurs aux pneumatiques. C'est par ceux-ci, et non par la hiérarchie
officielle, que se font la transmission des grâces sacramentelles, le
mouvement de l'église et le progrès. Le vrai chrétien, ne vivant qu'en
perspective du jugement dernier et du martyre, passe sa vie dans la
contemplation. Non seulement il ne doit pas fuir la persécution, mais il lui
est ordonné de la rechercher. On se prépare sans cesse au martyre comme à un
complément nécessaire de la vie chrétienne. La fin naturelle du chrétien,
c'est de mourir dans les tortures. Une crédulité effrénée, une foi à toute
épreuve dans les charismes spirites, achevaient de faire du montanisme un des
types de fanatisme les plus outrés que mentionne l'histoire de l'humanité. Ce qu'il eut de grave, c'est que cet effroyable rêve
séduisit l'imagination du seul homme de grand talent littéraire que l'église
ait compté dans son sein durant trois siècles. Un écrivain incorrect, mais
d'une sombre énergie, un ardent sophiste, maniant tour à tour l'ironie,
l'injure, la basse trivialité, jouet d'une conviction ardente jusque dans ses
plus manifestes contradictions, Tertullien trouva moyen de donner des
chefs-d'oeuvre à la langue latine à demi morte, en appliquant à ce sauvage
idéal une éloquence qui était toujours restée inconnue aux ascètes bigots de
Phrygie. La victoire de l'épiscopat fut, dans cette circonstance,
la victoire de l'indulgence et de l'humanité. Avec un rare bon sens, l'église
générale regarda les abstinences exagérées comme une sorte d'anathème partiel
jeté sur la création et comme une injure à l'oeuvre de Dieu. La question de
l'admission des femmes aux fonctions ecclésiastiques et à l'administration
des sacrements, question que certains précédents de l'histoire apostolique
laissaient indécise, fut tranchée sans retour. La hardie prétention des
sectaires de Phrygie à insérer des prophéties nouvelles au canon biblique
amena l'église à déclarer, plus nettement qu'elle ne l'avait encore fait, la
nouvelle Bible close sans retour. Enfin, la recherche téméraire du martyre
devint une sorte de délit, et, à côté de la légende qui exaltait le vrai
martyr, il y eut la légende destinée à montrer ce qu'à de coupable la
présomption qui va au-devant des supplices et enfreint sans y être forcée les
lois du pays. Le troupeau des fidèles, nécessairement de vertu moyenne,
suivit les pasteurs. La médiocrité fonda l'autorité. Le catholicisme
commence. à lui l'avenir. Le principe d'une sorte de yoguisme chrétien est
étouffé pour un temps. Ce fut ici la première victoire de l'épiscopat, et la
plus importante peut-être ; car elle fut remportée sur une sincère piété. Les
extases, la prophétie, la glossolalie avaient pour elles les textes et
l'histoire. Mais elles étaient devenues un danger ; l'épiscopat y mit bon
ordre ; il supprima toutes ces manifestations de la foi individuelle. Que
nous sommes loin des temps si fort admirés par l'auteur des Actes ! Déjà au
sein du christianisme existait ce parti du bon sens moyen, qui l'a toujours
emporté dans les luttes de l'histoire de l'église. L'autorité hiérarchique, à
son début, fut assez forte pour dompter l'enthousiasme des indisciplinés,
mettre le laïque en tutelle, faire triompher ce principe que les évêques
seuls s'occupent de théologie et sont juges des révélations. C'était bien, en
effet, la mort du christianisme, par la destruction de l'épiscopat, que ces
bons fous de Phrygie préparaient. Si l'inspiration individuelle, la doctrine
de la révélation et du changement en permanence l'eût emporté, le
christianisme allait périr dans de petits conventicules d'épileptiques. Ces
puériles macérations, qui ne pouvaient convenir au vaste monde, eussent
arrêté la propagande. Tous les fidèles ayant le même droit au sacerdoce, aux
dons spirituels, et pouvant administrer les sacrements, on fût tombé dans une
complète anarchie. Le charisme allait anéantir le sacrement ; le sacrement
l'emporta, et la pierre fondamentale du catholicisme fut irrévocablement
établie. En définitive, le triomphe de la hiérarchie ecclésiastique
fut complet. Sous Calliste (217-222), les maximes modérées prévalurent dans
l'église de Rome, au grand scandale des rigoristes, qui s'en vengèrent par
d'atroces calomnies. Le concile d'Iconium clôt le débat pour l'église, sans
ramener les égarés. La secte ne mourut que très tard ; elle se continua
jusqu'au VIe siècle, à l'état de démocratie chrétienne, surtout en Asie
Mineure, sous les noms de phryges, phrygastes, cataphryges, pépuziens,
tascodrugites, quintilliens, priscilliens, artotyrites. Eux- mêmes
s'appelaient les purs ou les pneumatiques. Durant des siècles, |