LE HASARD voulut que l'exécution de Sagaris coïncidât
presque avec la fête de Pâques. Or, la fixation de cette fête donnait lieu à
des difficultés sans fin. Privée de son pasteur, l'église de Laodicée tomba
dans des controverses insolubles. Ces controverses tenaient à l'essence même
du développement du christianisme et ne pouvaient être évitées. à force de
charité réciproque, on avait réussi à jeter un voile sur la profonde
différence des deux christianismes - d'une part, le christianisme qui
s'envisageait comme une suite du judaïsme - d'une autre part, le
christianisme qui s'envisageait comme la destruction du judaïsme. Mais la
réalité est moins flexible que l'esprit. Le jour de la Pâque était entre les
églises chrétiennes la cause d'un profond désaccord. On ne jeûnait pas, on ne
priait pas le même jour. Les uns étaient encore dans les larmes, quand les
autres chantaient des cantiques de triomphe. Même les églises que ne séparait
aucune question de principes étaient embarrassées. Le cycle pascal était si mal
fixé, que des églises voisines, comme celles d'Alexandrie et de Palestine,
s'écrivaient au printemps pour se bien entendre et célébrer la fête le même
jour et en plein accord. Quoi de plus choquant, en effet, que de voir telle
église plongée dans le deuil, exténuée par le jeûne, tandis que telle autre
nageait déjà dans les joies de la résurrection ? Les jeûnes qui précédaient la Pâque, et qui ont donné
origine au carême, se pratiquaient aussi avec les plus grandes diversités.
C'était l'Asie qui était la plus agitée de ces controverses.
Nous avons déjà vu la question traitée, il y a dix ou
douze ans, entre Polycarpe et Anicet. Presque toutes les églises chrétiennes,
ayant à leur tête l'église de Rome, avaient déplacé la Pâque, renvoyant cette
fête au dimanche qui venait après le 14 de nisan et l'identifiant avec la
fête de la résurrection. L'Asie n'avait pas suivi le mouvement ; sur ce
point, elle était restée, si on peut le dire, arriérée. La majorité des
évêques d'Asie, fidèle à la tradition des anciens évangiles, et alléguant
surtout Matthieu, voulait que Jésus, avant de mourir, eût mangé la Pâque avec ses disciples
le 14 de nisan ; ils célébraient en conséquence cette fête le même jour que
les juifs, quelque jour de la semaine qu'elle tombât. Ils alléguaient, en
faveur de leur opinion, l'évangile, l'autorité de leurs prédécesseurs, les
prescriptions de la Loi,
le canon de la foi et surtout l'autorité des apôtres Jean et Philippe, qui
avaient vécu parmi eux, sans s'arrêter pour Jean à une singulière contradiction.
Il est plus que probable, en effet, que l'apôtre Jean célébra toute sa vie la Pâque le 14 de nisan ;
mais, dans l'évangile qu'on lui attribuait, il semble enseigner une tout
autre doctrine, traite dédaigneusement l'ancienne Pâque de fête juive, et fait
mourir Jésus le jour même où l'on mangeait l'agneau, comme pour indiquer
ainsi la substitution d'un nouvel agneau pascal à l'antique.
Polycarpe, nous l'avons vu, suivait la tradition de Jean
et de Philippe. Il en était de même de Thraséas, de Sagaris, de Papirius, de
Méliton. Les montanistes étaient aussi, sans doute, du même avis. Mais
l'opinion de l'église universelle devenait chaque jour plus impérieuse et
plus embarrassante pour ces obstinés. Apollinaire d'Hiérapolis s'était, à ce
qu'il semble, converti à la pratique romaine. Il repoussait la Pâque du 14 de nisan,
comme un reste de judaïsme, et alléguait, pour soutenir son opinion,
l'évangile de Jean. Méliton, voyant l'embarras des fidèles de Laodicée,
privés de leur pasteur, écrivit pour eux son ouvrage sur la Pâque, où il maintenait la
tradition du 14 de nisan. Apollinaire garda une modération qui ne fut pas
toujours imitée. L'opinion universelle d'Asie resta fidèle à la tradition
judaïsante ; la controverse de Laodicée et la manifestation d'Apollinaire
n'eurent pas de conséquences immédiates. Les parties reculées de la Syrie, à plus forte raison
les judéo-chrétiens et les ébionites, restèrent également fidèles à
l'observance juive. Quant au reste du monde chrétien, entraîné par l'exemple
de l'église de Rome, il adopta l'usage anti-judaïque. Même les églises
d'origine asiatique des Gaules, qui d'abord avaient sans doute célébré la Pâque le 14 de nisan, se
rangèrent promptement au calendrier universel, qui était le calendrier
vraiment chrétien. Le souvenir de la résurrection remplaça tout à fait celui
de la sortie d'Égypte, comme celui de la sortie d'Égypte avait remplacé le
sens purement naturaliste de l'antique paskh sémitique, la fête du printemps.
Vers l'an 196, la question se représenta plus vive que
jamais. Les églises d'Asie persistaient dans leur vieil usage. Rome, toujours
ardente pour l'unité, voulut les réduire. Sur l'invitation du pape Victor, on
tint des réunions d'évêques ; une vaste correspondance fut échangée. Eusèbe
eut entre les mains l'épître synodale du concile de Palestine, présidé par
Théophile de Césarée et Narcisse de Jérusalem, la lettre du synode de Rome,
contresignée par Victor, les lettres des évêques du Pont, que Palma présida
comme étant le plus ancien, la lettre des églises de Gaule, dont Irénée était
l'évêque, enfin, celles des églises d'Osrhoène, sans parler des lettres
particulières de plusieurs évêques, notamment de Bacchylle de Corinthe. On se
trouva unanime pour la translation de Pâques au dimanche. Mais les évêques d'Asie,
forts de la tradition de deux apôtres et de tant d'hommes illustres, ne
voulurent pas céder. Le vieux Polycrate, évêque d'Éphèse, écrivit en leur nom
une lettre assez acerbe à Victor et à l'église de Rome.
C'est nous qui sommes fidèles à la tradition, sans y rien
ajouter, sans en rien retrancher. C'est en Asie que reposent ces grands
hommes bases, qui ressusciteront au jour de l'apparition du Seigneur, en ce
jour où il viendra du ciel avec gloire pour ressusciter tous les saints :
Philippe, celui qui fit partie des douze apôtres, qui est enterré à
Hiérapolis, ainsi que ses deux filles, qui vieillirent dans la virginité,
sans parler de son autre fille, qui observa dans sa vie la règle du
Saint-Esprit, et qui repose à Éphèse ; - puis Jean, celui dont la tête
s'inclina sur la poitrine du Seigneur, lequel fut pontife portant le pétalon,
et martyr, et docteur ; celui-là aussi est enterré à Éphèse ; - puis
Polycarpe, celui qui fut à Smyrne évêque et martyr ; - puis Thraséas, à la
fois évêque et martyr d'Euménie, qui est enterré à Smyrne. Pourquoi parler de
Sagaris, évêque et martyr, qui est enterré à Laodicée - et du bienheureux
Papirius - et de Méliton, le saint eunuque, qui observa en tout la règle du
Saint-Esprit, lequel repose à Sardes, attendant l'appel céleste qui le fera
ressusciter d'entre les morts ? Tous ces hommes-là célébrèrent la Pâque le quatorzième jour,
selon l'évangile, sans rien innover, suivant la règle de la foi. Et moi
aussi, j'ai fait de même, moi Polycrate, le plus petit de vous tous,
conformément à la tradition de mes parents, dont quelques-uns ont été mes
maîtres (car il y a eu sept évêques dans ma famille ; je suis le huitième) ;
et tous ces parents vénérés solennisaient le jour où le peuple commençait à
s'interdire le levain. Moi donc, mes frères, qui compte soixante-cinq ans
dans le Seigneur, qui ai conversé avec les frères du monde entier, qui ai lu
d'un bout à l'autre la sainte écriture, je ne perdrai pas la tête, quoi que
l'on fasse pour m'effrayer. De plus grands que moi ont dit : Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes.. Je pourrais citer les évêques ici présents, que, sur votre
demande, j'ai convoqués ; si j'écrivais leurs noms, la liste serait longue.
Tous étant venus me voir, pauvre chétif que je suis, ont donné leur adhésion
à ma lettre, sachant bien que ce n'est pas pour rien que je porte des cheveux
blancs, et assurés que tout ce que je fais, je le fais dans le Seigneur Jésus.
Ce qui prouve que la papauté était déjà née et bien née,
c'est l'incroyable dessein que les termes un peu âpres de cette lettre
inspirèrent à Victor. Il prétendit excommunier, séparer de l'église
universelle la province la plus illustre, parce qu'elle ne faisait pas plier
ses traditions devant la discipline romaine. Il publia un décret en vertu
duquel les églises d'Asie étaient mises au ban de la communion chrétienne.
Mais les autres évêques s'opposèrent à cette mesure violente et rappelèrent
Victor à la charité. Irénée, de Lyon, en particulier, qui, par la nécessité
du monde où il se trouvait transporté, avait accepté, pour lui et pour ses
églises des Gaules, la coutume occidentale, ne put supporter la pensée que
les églises mères d'Asie, auxquelles il se sentait attaché par le fond de ses
entrailles, fussent séparées du corps de l'église universelle. Il dissuada
énergiquement Victor d'excommunier les églises qui s'en tenaient à la
tradition de leurs pères, et lui rappela les exemples de ses prédécesseurs
plus tolérants :
Oui, les anciens qui présidèrent avant Soter à l'église
que tu conduis maintenant, nous voulons dire Pius, Hygin, Télesphore, Xyste,
n'observèrent pas la Pâque
juive et ne permirent pas à leur entourage de l'observer ; mais, tout en ne
l'observant pas, ils n'en gardaient pas moins la paix avec les membres des
églises qui l'observaient, quand ceux-ci venaient vers eux, quoique cette
observance, au milieu de gens qui n'observaient pas, rendît le contraste plus
frappant. Jamais personne ne fut repoussé pour ce motif ; au contraire, les
anciens qui t'ont précédé, lesquels, je le répète, n'observaient pas,
envoyaient l'eucharistie aux anciens des églises qui observaient. Et quand le
bienheureux Polycarpe vint à Rome sous Anicet, tous deux se donnèrent dès
l'abord le baiser de paix ; ils avaient entre eux quelques petites
difficultés ; quant à ce point-là, ils n'en firent pas même l'objet d'une
discussion. Car ni Anicet n'essaya de persuader à Polycarpe d'abandonner une
pratique qu'il avait toujours gardée et qu'il tenait de son commerce avec
Jean, le disciple du Seigneur, et avec les autres apôtres ; ni Polycarpe
n'essaya d'entraîner Anicet, celui-ci disant qu'il devait garder la coutume
des anciens qui l'avaient précédé. En cet état de choses, ils communièrent
l'un avec l'autre, et, dans l'église, Anicet céda à Polycarpe la consécration
eucharistique, pour lui faire honneur, et ils se séparèrent l'un de l'autre
en pleine paix, et il fut constaté que les observants comme les
non-observants étaient, chacun de leur côté, en concorde avec l'église
universelle.
Cet acte de rare bon sens, qui ouvre si glorieusement les
annales de l'église gallicane, empêcha le schisme de l'Orient et de
l'Occident de se produire dès le IIe siècle. Irénée écrivit de tous les côtés
aux évêques, et la question demeura libre pour les églises d'Asie.
Naturellement, Rome continua sa propagande contre la Pâque du 14 de nisan. Un
prêtre romain, Blastus, qui prétendit établir l'usage asiatique à Rome, fut
excommunié ; Irénée le combattit. On ne s'interdit pas l'usage de documents
apocryphes. La pratique romaine gagnait de jour en jour.
La question ne fut tranchée que par le concile de Nicée.
Dès lors, on fut hérétique pour suivre la tradition de Jean, de Philippe, de
Polycarpe, de Méliton. Il arriva ce qui était déjà arrivé tant de fois. Les
défenseurs de l'ancienne tradition se trouvèrent par leur fidélité même mis
hors l'église, et ne furent plus que des hérétiques, les quartodécimans.
Le calendrier juif offrait des difficultés, et, dans les
pays où il n'y avait pas de juifs, on eût été embarrassé pour déterminer le
14 de nisan. On convint que le dimanche de la résurrection serait le dimanche
qui correspond ou qui succède à la première lune devenue pleine après
l'équinoxe du printemps. Le vendredi précédent devint naturellement le jour
mémorial de la Passion
; le jeudi, celui de l'institution de la Cène. La semaine sainte s'établit ainsi d'après
la tradition des anciens évangiles, non d'après l'évangile dit de Jean. La Pentecôte, devenue la
fête du Saint-Esprit, tombait le septième dimanche après Pâques, et le cycle
des fêtes mobiles de l'année chrétienne se trouva fixé uniformément pour
toutes les églises, jusqu'à la réforme grégorienne. La procédure qu'entraîna
le débat eut plus d'importance que le débat lui-même. à propos de ce
différend, en effet, l'église fut amenée à une notion plus claire de son
organisation. Et, d'abord, il fut évident que le laïque n'était plus rien.
Seuls les évêques interviennent dans la question, émettent un avis. Les
évêques se réunissent en synodes provinciaux, présidés par l'évêque de la
capitale de la province (l'archevêque de l'avenir), quelquefois par le plus
ancien. L'assemblée synodale aboutit à une lettre qu'on expédie aux autres
églises. Ce fut donc comme un rudiment d'organisation fédérative, un essai pour
résoudre les questions au moyen d'assemblées provinciales présidées par les
évêques, et correspondant ensuite entre elles. On cherchera plus tard, dans
les pièces de cette grande lutte ecclésiastique, des précédents pour les
questions de présidence des synodes et de hiérarchie des églises. Entre
toutes les églises, celle de Rome paraît avoir un droit particulier
d'initiative. Cette initiative s'exerce surtout en vue de ramener les églises
à l'unité, même au risque des schismes les plus graves. L'évêque de Rome
s'attribue le droit exorbitant de chasser de l'église toute fraction qui
maintient ses traditions particulières. Il s'en fallut de peu que, dès l'an
196, ce goût exagéré pour l'unité n'amenât les schismes qui se sont produits
plus tard. Mais un grand évêque, animé du véritable esprit de Jésus,
l'emportait alors sur le pape. Irénée protesta, se donna une mission de paix,
et réussit à corriger le mal qu'avait fait l'ambition romaine. On était
encore loin de croire à l'infaillibilité de l'évêque de Rome ; car Eusèbe
déclare avoir lu les lettres où les évêques blâmaient énergiquement la
conduite de Victor.
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