CE QUI montre bien que l'ordre d'idées qui entraîna
Marcion, Apelle, Lucain, sortait de la situation théologique par une sorte de
nécessité, c'est qu'on vit des fidèles de toute provenance verser du même
côté sans que leurs antécédents pussent le faire prévoir. Tel fut, en
particulier, le sort qui était réservé au disciple du tolérant Justin, à
l'apologiste qui avait vingt fois joué sa vie pour sa foi, à Tatien. à une
date qu'on ne peut fixer avec précision, Tatien, qui au fond était toujours
assyrien de coeur et qui préférait beaucoup l'Orient à Rome, retourna dans
son Adiabène, où le nombre des juifs et des chrétiens était considérable. Là,
sa doctrine s'altéra de plus en plus. Détaché de toutes les églises, il resta
dans son pays ce qu'il était déjà en Italie, une sorte de chrétien solitaire,
n'appartenant à aucune secte, bien que se rapprochant des montanistes par
l'ascétisme, des marcionites par la doctrine et l'exégèse. Son ardeur pour le
travail était prodigieuse ; sa tête ardente ne pouvait se reposer ; Après avoir été, dans son apologie, l'admirateur fanatique
des Hébreux contre les Grecs, il tomba dans l'extrême opposé. L'exagération
des idées de saint Paul, qui avait conduit Marcion à maudire La pensée qui domina Tatien, dans la composition de son
célèbre Diatessaron, ne pouvait non plus lui valoir l'approbation des
orthodoxes. La discordance des évangiles le choquait. Soucieux avant tout
d'écarter les objections de la raison, il retrancha du même coup ce qui
servait le plus à l'édification. Tout ce qui, dans la vie de Jésus,
rapprochait trop, selon lui, le dieu de l'homme fut sacrifié sans pitié.
Quelque commode que fût cette tentative de fusion des évangiles, on y
renonça, et les exemplaires du Diatessaron furent violemment détruits. Le
principal adversaire de Tatien, dans cette dernière période de sa vie, fut
son ancien élève Rhodon. Reprenant un à un les Problèmes de Tatien, ce
présomptueux exégète se fit fort de répondre à toutes les objections que son
maître avait soulevées. Il écrivit aussi un Commentaire sur l'oeuvre de six
jours. Sans doute, si nous avions le livre que Rhodon composa sur tant de
délicates questions, nous verrions qu'il fut moins sage qu'Apelle et que
Tatien ; ceux-ci avouaient prudemment ne pas savoir les résoudre. La foi de Tatien variait comme son exégèse. Le
gnosticisme, à demi vaincu en Occident, florissait encore en Orient.
Combinant ensemble Valentin, Saturnin, Marcion, le disciple de saint Justin,
oublieux de son maître, tomba dans les rêveries qu'il avait probablement
réfutées à Rome. Il devint hérésiarque. Plein d'horreur pour la matière,
Tatien ne pouvait souffrir l'idée que le Christ aurait eu le moindre contact
avec elle. Les rapports sexuels de l'homme et de la femme sont un mal. Dans
le Diatessaron, Jésus n'avait aucune généalogie terrestre. Comme tel évangile
apocryphe, Tatien aurait dû dire : Sous le règne de Tibère, le Verbe de Dieu naquit à
Nazareth. Il en vint même assez logiquement à soutenir que la
chair du Christ n'avait été qu'une apparence. L'usage de la viande et du vin
classait à ses yeux un homme parmi les impurs. Dans la célébration des
mystères, il voulait qu'on ne se servît que d'eau. Il passa ainsi pour le
chef de ces nombreuses sectes d'encratites ou abstinents, s'interdisant le
mariage, le vin et la viande, qui naissaient de toutes parts, et prétendaient
en cela tirer la conséquence rigoureuse des principes chrétiens. De La distinction des préceptes et des conseils restait
encore indécise. L'église était conçue comme une assemblée de saints
attendant dans la prière et l'extase le renouvellement du ciel et de la terre
; rien n'était trop parfait pour elle. L'institution de la vie religieuse
résoudra un jour toutes ces difficultés. Le couvent réalisera la parfaite vie
chrétienne, dont le monde n'est pas capable. Tatien ne fut hérétique que pour
avoir voulu faire à tous une obligation de ce que saint Paul avait présenté
comme le meilleur. Tatien offre, on le voit, beaucoup de ressemblance avec
Apelle. Comme lui, il changea beaucoup, et ne cessa de modifier sa règle de
foi ; comme lui, il s'attaqua résolument à Toutes les aberrations des ordres mendiants du Moyen âge
existèrent en ces temps reculés. Il y eut, dès les premiers siècles, des
saccophores ou frères porte-sacs ; des apostoliques, prétendant reproduire la
vie des apôtres ; des angéliques, des cathares ou purs, des apotactites ou
renonçants, lesquels refusaient la communion et le salut à tous ceux qui
étaient mariés et possédaient quelque chose. N'étant pas gardées par
l'autorité, ces sectes tombèrent dans la littérature apocryphe. L'évangile
des égyptiens, les Actes de saint André, de saint Jean, de saint Thomas
furent leurs livres favoris. Les orthodoxes prétendaient que leur chasteté
n'était qu'apparente, puisqu'ils attiraient les femmes à leur secte par
toutes sortes de moyens, et qu'ils étaient continuellement avec elles. Ils
formaient des espèces de communautés où les deux sexes vivaient ensemble, les
femmes servant les hommes et les suivant dans leurs voyages à titre de
compagnes. Ce genre de vie était loin de les amollir, car ils fournirent aux
luttes du martyre des athlètes qui confondirent les bourreaux. L'ardeur de la foi était telle, que c'était contre l'excès de sainteté qu'il fallait prendre des mesures ; c'était des abus de zèle qu'on devait se garder. Des mots qui n'impliquaient que l'éloge, comme ceux d'abstinent, d'apostolique, devinrent des notes d'hérésie. Le christianisme avait créé un tel idéal de détachement, qu'il reculait devant son oeuvre et disait à ses fidèles : Ne me prenez pas si fort au sérieux, ou vous allez me détruire ! On était effrayé de l'incendie qu'on avait allumé. L'amour des deux sexes avait été si terriblement malmené par les docteurs les plus irréprochables, que les chrétiens qui voulaient aller jusqu'au bout de leurs principes devaient le tenir pour coupable et le bannir absolument. à force de frugalité, on en venait à blâmer la création de Dieu et à laisser inutiles presque tous ses dons. La persécution produisait et, jusqu'à un certain point, excusait ces exaltations malsaines. Qu'on songe à la dureté des temps, à cette préparation au martyre, qui remplissait la vie du chrétien et en faisait une sorte d'entraînement analogue à celui des gladiateurs. Vantant l'efficacité du jeûne, et de l'ascétisme : Voilà comment, dit Tertullien, on s'endurcit à la prison, à la faim, à la soif, aux privations et aux angoisses ; voilà comment le martyr apprend à sortir du cachot tel qu'il y est entré, n'y rencontrant point des douleurs inconnues, n'y trouvant que ses macérations de chaque jour, certain de vaincre dans le combat, parce qu'il a tué sa chair et que sur lui les tourments n'auront point où mordre. Son épiderme desséché lui sera une cuirasse ; les ongles de fer y glisseront comme sur une corne épaisse. Tel sera celui qui, par le jeûne, a vu souvent de près la mort et s'est déchargé de son sang, fardeau pesant et importun pour l'âme impatiente de s'échapper. |