MARC-AURÈLE OU LA FIN DU MONDE ANTIQUE

 

IX - Suite de marcionisme - Apelle.

 

 

EXCELLENT pour produire la consolation et l'édification individuelles, le gnosticisme était très faible comme église. Il ne pouvait en sortir ni presbytérat ni épiscopat ; des idées aussi désordonnées ne produisaient que des conciliabules de dogmatiseurs. Marcion seul réussit à élever un édifice compact sur ce fond fuyant. Il y eut une église marcionite, fortement organisée. Sûrement cette église fut entachée de quelque défaut grave qui la fit mettre au ban de l'église du Christ. Ce n'est pas sans raison que tous les fondateurs de l'épiscopat se réunissent en un sentiment commun, l'aversion contre Marcion. La métaphysique ne dominait pas assez ces sortes d'esprits pour qu'il n'y eût en cela, de leur part, qu'une simple haine théologique. Mais le temps est bon juge ; le marcionisme dura. Il fut, ainsi que l'arianisme, une des grandes fractions du christianisme, et non, comme tant d'autres sectes, un météore bizarre et passager.

Marcion, tout en restant fidèle à quelques principes qui constituaient pour lui l'essence du christianisme, varia plus d'une fois dans sa théologie. Il semble qu'il n'imposait à ses disciples aucun symbole bien arrêté. Après sa mort, les divisions intérieures de la secte furent extrêmes. Potitus et Basilique restèrent fidèles au dualisme ; Synérôs admit trois natures, sans qu'on sache au juste comment il s'exprimait ; Apelle revint décidément à la monarchie. Il avait d'abord été personnellement disciple de Marcion ; mais il était doué d'un esprit trop indépendant pour rester disciple ; il rompit avec son maître et quitta son église. Ces ruptures étaient, hors de la communion catholique, des accidents qui arrivaient tous les jours. Les ennemis d'Apelle essayèrent de faire croire qu'il avait été chassé et que la cause de son excommunication fut une liberté de moeurs qui contrastait avec la sévérité du maître. On parla beaucoup d'une vierge Philumène, dont les séductions l'auraient entraîné à tous les égarements, et qui aurait joué près de lui le rôle d'une Priscille ou d'une Maximille. Rien n'est plus douteux. Rhodon, son adversaire orthodoxe, qui le connut, le présente comme un vieillard vénérable par la règle ascétique de sa vie. Rhodon parle de Philumène et la présente comme une vierge possédée, dont Apelle admit réellement les inspirations comme divines. Pareils accidents de crédulité arrivèrent aux docteurs les plus austères, en particulier à Tertullien.

Le langage symbolique des doctrines gnostiques prêtait, d'ailleurs, à de graves malentendus et donna souvent lieu à des méprises de la part des orthodoxes, intéressés à calomnier de si dangereux ennemis. Ce ne fut pas impunément que Simon le Magicien joua sur l'allégorie d'Hélène-Ennoia ; Marcion fut peut-être victime d'un quiproquo du même ordre, L'imagination philosophique un peu changeante d'Apelle put aussi faire dire que, poursuivant une amante volage, Philumène, il quitta la vérité pour courir après de périlleuses aventures. Il est permis de supposer qu'il donnait pour cadre à ses enseignements les révélations d'un personnage symbolique, qu'il appelait Philouméné (la vérité aimée). Il est sûr, au moins, que les paroles prêtées par Rhodon à notre docteur sont celles d'un honnête homme, d'un sincère ami de la vérité. Après avoir quitté l'école de Marcion, Apelle se rendit à Alexandrie, essaya une sorte d'éclectisme entre les idées incohérentes qui défilèrent devant lui et revint ensuite à Rome. Il ne cessa de remanier toute sa vie la théologie de son maître, et il semble qu'il finit par une lassitude des théories métaphysiques qui, selon nos idées, le rapprochait de la vraie philosophie. Les deux grandes erreurs de Marcion, comme de la plupart des premiers gnostiques, étaient le dualisme et le docétisme. Par la première, il donnait d'avance la main au manichéisme, par la seconde à l'islam. Les docteurs marcionites et gnostiques de la fin du IIe siècle essaient, en général, d'atténuer ces deux erreurs. Les derniers basilidiens en venaient à un panthéisme pur. L'auteur du roman pseudo-clémentin, malgré sa théologie bizarre, est un déiste. Hermogène se débattait gauchement au milieu des insolubles questions soulevées par la doctrine de l'incarnation. Apelle, dont les idées se rapprochent parfois beaucoup de celles du faux Clément, cherche de même à échapper aux subtilités de la gnose, en maintenant avec force les principes de ce qu'on peut appeler la théologie du bon sens.

L'unité absolue de Dieu est le dogme fondamental d'Apelle. Dieu est la bonté parfaite ; le monde ne reflétant pas suffisamment cette bonté, le monde ne saurait être son oeuvre. Le vrai monde créé par Dieu est un monde supérieur, peuplé d'anges. Le principal de ces anges est l'ange glorieux, sorte de démiurge ou de Logos créé, créateur à son tour du monde visible ; celui-ci n'est qu'une imitation manquée du monde supérieur. Apelle évitait ainsi le dualisme de Marcion et se plaçait dans une situation intermédiaire entre le catholicisme et la gnose. Il corrigeait réellement le système de Marcion et donnait à ce système une certaine conséquence ; mais il tombait dans bien d'autres difficultés. Les âmes humaines, selon Apelle, faisaient partie de la création supérieure, dont elles étaient déchues par la concupiscence. Pour les ramener à lui, Dieu a envoyé son Christ dans la création inférieure. Christ est venu ainsi améliorer l'oeuvre manquée et tyrannique du démiurge. Apelle rentrait ici dans la doctrine classique du marcionisme et du gnosticisme, selon laquelle l'oeuvre essentielle du Christ a été de détruire le culte du démiurge, c'est-à-dire le judaïsme. L'Ancien Testament et le Nouveau lui paraissent deux ennemis. Le Dieu des juifs, comme le Dieu des catholiques (aux yeux d'Apelle, ces derniers étaient des judaïsants), est un dieu pervers, auteur du péché et de la chair. L'histoire juive est l'histoire du mal ; les prophètes eux-mêmes sont des inspirés de l'esprit mauvais. Le Dieu du bien ne s'est pas révélé avant Jésus. Apelle accordait à Jésus un corps céleste élémentaire, en dehors des lois ordinaires de la physique, bien que doué d'une pleine réalité.

À diverses reprises, Apelle paraît avoir senti que cette doctrine de l'opposition radicale des deux Testaments avait quelque chose de trop absolu, et, comme ce n'était pas un esprit obstiné, peu à peu il en vint à des idées que saint Paul n'eût peut-être point repoussées. En certains moments, l'Ancien Testament lui semblait plutôt incohérent et contradictoire que décidément mauvais ; si bien que l'oeuvre du Christ aurait été d'y faire le discernement du bien et du mal, conformément à ce mot si souvent cité par les gnostiques : Soyez de bons trapézistes. De même que Marcion avait écrit ses Antithèses pour montrer l'incompatibilité des deux Testaments, Apelle écrivit ses Syllogismes, vaste compilation des passages faibles du Pentateuque, destinée surtout à montrer l'inconstance de l'ancien législateur et son peu de philosophie. Apelle y déploya une critique très subtile, rappelant parfois celle des incrédules du XVIIIe siècle. Les difficultés que présentent les premiers chapitres de la Genèse, quand on s'interdit l'explication mythique, étaient relevées avec beaucoup de sagacité. Son livre fut considéré comme une réfutation de la Bible et repoussé comme blasphématoire.

Esprit trop juste pour le monde sectaire où il s'était engagé, Apelle était condamné à changer toujours. Sur la fin de sa vie, il désespéra tout à fait des écritures. Même son idée fondamentale de l'unité divine vacilla devant lui, et il arriva, sans s'en douter, à la parfaite sagesse, c'est-à-dire au dégoût des systèmes et au bon sens. Rhodon, son adversaire, nous a raconté une conversation qu'il eut avec lui à Rome vers 180. Le vieil Apelle, dit-il, s'étant abouché avec nous, nous lui montrâmes qu'il se trompait en beaucoup de choses, si bien qu'il fut réduit à dire qu'il ne fallait pas si fort examiner les matières de la religion, que chacun devait demeurer dans sa croyance, que ceux-là seraient sauvés qui espéraient dans le crucifié, pourvu qu'ils fussent trouvés gens de bien. Il avouait que le point le plus obscur pour lui était ce qui concernait Dieu. Il n'admettait comme nous qu'un seul principe... Où est la preuve de tout cela, lui demandai-je, et qu'est-ce qui te permet d'affirmer qu'il n'y a qu'un seul principe ? Il m'avoua alors que les prophéties ne peuvent nous rien apprendre de vrai, puisqu'elles se contredisent et se renversent elles-mêmes ; que cette assertion : Il n'y a qu'un principe, était plutôt chez lui l'effet d'un instinct que d'une connaissance positive. Lui ayant demandé par serment de dire la vérité, il me jura qu'il parlait sincèrement, qu'il ne savait pas comment il n'y a qu'un seul Dieu non engendré, mais qu'il le croyait. Pour moi, je lui reprochai en riant de se donner le titre de maître, sans pouvoir alléguer aucune preuve en faveur de sa doctrine.

Pauvre Rhodon ! C'était l'hérétique Apelle qui, ce jour-là, lui donnait une leçon de bon goût, de tact et de vrai christianisme. L'élève de Marcion était réellement guéri, puisqu'à une creuse Gnosis il préférait la foi, l'instinct secret de la vérité, l'amour du bien, l'espérance dans le crucifié.

Ce qui donnait une certaine force à des idées comme celles d'Apelle, c'est qu'elles n'étaient, à beaucoup d'égards, qu'un retour à saint Paul. Il n'est pas douteux que saint Paul, ressuscitant à l'heure du christianisme où nous sommes arrivés, n'eût trouvé que le catholicisme faisait à l'Ancien Testament trop de concessions. Il eût protesté et soutenu qu'on revenait au judaïsme, qu'on versait du vin nouveau dans de vieilles outres, qu'on supprimait la différence de l'évangile et de la Loi. La doctrine d'Apelle ne sortit pas de Rome et ne dura guère après sa mort. Tertullien, cependant, se crut obligé de la réfuter. Un certain Lucain ou Lucien fit, comme Apelle, secte à part dans l'église marcionite. Il semble qu'il admettait, comme Synérôs, trois principes, l'un bon, l'autre mauvais, l'autre juste. Le principe strictement juste était représenté par le démiurge ou créateur. Dans sa haine contre ce dernier, Lucien supprimait le mariage. Par ses blasphèmes contre la création, il parut à d'autres se rapprocher de Cerdon.

Sévère semble avoir été un gnostique attardé plus encore qu'un marcionite. Prépon l'Assyrien niait la naissance du Christ et soutenait que, l'an 15 du règne de Tibère, Jésus descendit du ciel en la figure d'un homme tout formé.

Le marcionisme, ainsi que le gnosticisme, en était à la seconde génération. Ces deux sectes n'auront plus désormais aucun docteur illustre. Toutes les grandes fantaisies écloses sous Adrien disparaissaient comme des songes. Les naufragés de ces petites églises aventureuses s'accrochaient avidement aux bords de l'église catholique et y rentraient. Les écrivains ecclésiastiques avaient sur eux l'avantage qu'ont auprès des foules ceux qui ne cherchent pas et ne doutent pas. Irénée, Philippe de Gortyne, Modestus, Méliton, Rhodon, Théophile d'Antioche, Bardesane, Tertullien, se donneront pour tâche de démasquer ce qu'on appelait les ruses infernales de Marcion, et s'interdiront dans leur langage aucune violence. Bien que frappée à mort, l'église de Marcion resta longtemps, en effet, une communauté distincte à côté de l'église catholique. Durant des siècles, il y eut, dans toutes les provinces de l'Orient, des communautés chrétiennes qui s'honorèrent de porter le nom de Marcion, et écrivirent ce nom sur le fronton de leurs synagogues. Ces églises montraient des successions d'évêques comparables aux listes dont se glorifiait l'église catholique. Elles avaient des martyrs, des vierges, tout ce qui constituait la sainteté. Les fidèles y menaient une vie austère, affrontaient la mort, portaient le sac monastique, s'imposaient des jeûnes rigoureux et s'abstenaient de tout ce qui avait eu vie. Ce sont des frelons qui imitent les ruches des abeilles, disaient les orthodoxes. Ces loups se revêtent de la peau des brebis qu'ils tuent, disaient d'autres. Comme les montanistes, les marcionites se fabriquaient de faux écrits apostoliques, de faux psaumes. Inutile de dire que cette littérature hérétique a péri tout entière.

Au IVe et au Ve siècle, la secte, vivace encore, est combattue avec énergie, comme un fléau actuel, par Jean Chrysostome, saint Basile, saint épiphane, Théodoret, l'Arménien Eznig, le Syrien Boud le Périodeute. Mais les exagérations la perdaient. Une horreur générale des oeuvres du Créateur portait les marcionites aux abstinences les plus absurdes. C'étaient, à beaucoup d'égards, de purs encratites ; ils s'interdisaient le vin, même dans les mystères. On leur prouvait que, pour être conséquents, ils auraient dû se laisser mourir de faim. Ils réitéraient le baptême comme moyen de justification et permettaient aux femmes d'officier dans les églises. Mal gardés contre la superstition, ils tombèrent dans la magie et l'astrologie. On les confondait peu à peu avec les manichéens.