NOUS SORTIRIONS de notre cadre en suivant l'histoire de
ces chimères au IIIe siècle. Dans le monde grec et latin, le gnosticisme
avait été une mode ; il disparut comme tel assez rapidement. Les choses se
passèrent autrement en Orient. Le gnosticisme prit une seconde vie, bien plus
brillante et plus compréhensive que la première, par l'éclectisme de
Bardesane - bien plus durable, par le manichéisme. Déjà, dès le IIe siècle,
les antitactes d'Alexandrie sont de véritables dualistes, attribuant les
origines du bien et du mal à deux dieux différents. Le manichéisme ira plus
loin ; trois cent cinquante ans avant Mahomet, le génie de L'immense confusion d'idées qui régnait en Orient amenait
un syncrétisme général des plus étranges. Des petites sectes mystiques
d'Égypte, de Syrie, de Phrygie, de Babylonie, profitant d'apparentes
ressemblances, prétendaient s'adjoindre au corps de l'église et parfois
étaient accueillies. Toutes les religions de l'Antiquité semblaient
ressusciter pour venir au-devant de Jésus et l'adopter comme un de leurs
adeptes. Les cosmogonies de l'Assyrie, de Les théories des ophites sur l'Adamas, considéré comme un
éon, et sur l'oeuf du monde, rappellent les cosmogonies de Philon de Byblos
et les symboles communs à tous les mystères de l'Orient. Leurs rites avaient
bien plus d'analogie avec les mystères de Sur ces confins perdus du christianisme, les dogmes les
plus divers se mêlaient. La tolérance des gnostiques, leur prosélytisme
ouvraient si larges les portes de l'église que tout y passait. Des religions
qui n'avaient rien de commun avec le christianisme, des cultes babyloniens,
peut-être des rameaux du bouddhisme, furent classés et numérotés par les
hérésiologues parmi les sectes chrétiennes. Tels furent les baptistes ou
sabiens, depuis désignés sous le nom de Mendaïtes, les Pérates, partisans
d'une cosmogonie moitié phénicienne, moitié assyrienne, vrai galimatias plus
digne de Byblos, de Maboug ou de Babylone que de l'église du Christ, et
surtout les Séthiens, secte en réalité assyrienne, qui fleurit aussi en
Égypte. Elle se rattachait par des calembours au patriarche Seth, père
supposé d'une vaste littérature et par moments identifié avec Jésus lui-même.
Les Séthiens combinaient arbitrairement l'orphisme, le néo-phénicisme, les
anciennes cosmogonies sémitiques, et retrouvaient le tout dans Un certain Justin, vers le même temps, dans un livre
intitulé Baruch, transformait le judaïsme en une mythologie et ne laissait
presque aucun rôle à Jésus. Des imaginations exubérantes, nourries
d'interminables cosmogonies et mises brusquement au régime sévère de la
littérature hébraïque et évangélique, ne pouvaient s'accommoder de tant de
simplicité. Elles gonflaient, si j'ose le dire, les récits historiques,
légendaires ou évhéméristes de C'était, on le voit, tout le monde mythologique de Grèce
et d'Orient qui s'introduisait subrepticement dans la religion de Jésus. Les
hommes intelligents du monde gréco-oriental sentaient bien qu'un même esprit
animait toutes les créations religieuses de l'humanité : on commençait à
connaître le bouddhisme, et, quoiqu'on fût loin encore du temps où la vie de
Bouddha deviendrait une vie de saint chrétien, on ne parlait de lui qu'avec
respect. Le manichéisme babylonien, qui représente au IIIe siècle une
continuation du gnosticisme, est fortement empreint de bouddhisme. Mais la tentative
d'introduire toute cette mythologie panthéiste dans le cadre d'une religion
sémitique était condamnée d'avance. Philon le juif, les épîtres aux
Colossiens et aux éphésiens, les écrits pseudo-johanniques avaient été sous
ce rapport aussi loin que possible. Les gnostiques faussaient le droit sens
de tous les mots en se prétendant chrétiens. L'essence de l'oeuvre de Jésus,
c'était l'amélioration du coeur. Or, ces spéculations creuses renfermaient
tout au monde, excepté du bon sens et de la bonne morale. Même en tenant pour
des calomnies ce que l'on racontait de leurs promiscuités et de leurs
habitudes licencieuses, on ne peut douter que les sectes dont nous parlons
n'aient eu en commun une fâcheuse tendance à l'indifférence morale, un
quiétisme dangereux, un manque de générosité qui leur faisait proclamer
l'inutilité du martyre. Leur docétisme obstiné, leur système sur
l'attribution des deux Testaments à deux dieux différents, leur opposition au
mariage, leur négation de la résurrection et du jugement, fermaient également
devant eux les portes d'une église où la règle des chefs fut toujours une
sorte de modération et d'opposition aux excès. La discipline ecclésiastique,
représentée par l'épiscopat, fut le rocher contre lequel ces tentatives
désordonnées vinrent toutes se briser. On craindrait, en parlant plus longuement de pareilles
sectes, d'avoir l'air de les prendre plus au sérieux qu'elles ne se prirent
elles-mêmes. Qu'étaient-ce que les Phibionites, les Barbélonites ou
Borboriens, les Stratiotiques ou militaires, les Lévitiques, les Coddiens ?
Les Pères de l'église sont unanimes pour verser sur toutes ces hérésies un
ridicule qu'elles méritaient sans doute et une haine qu'elles ne méritaient
peut-être pas. Il y avait en tout cela plus de charlatanisme que de
méchanceté. Avec leurs mots hébreux souvent pris à contresens, leurs formules
magiques, plus tard leurs amulettes et leurs abraxas, les gnostiques de bas
étage ne méritent que le mépris. Mais ce mépris ne doit pas rejaillir sur les
grands hommes qui cherchèrent dans ce narcotique puissant le repos ou, si
l'on veut, l'étourdissement de leur pensée. Valentin eut à sa manière du
génie. Carpocrate et son fils épiphane furent de brillants écrivains, gâtés
par l'utopie et le paradoxe, mais parfois étonnants de profondeur. Le
gnosticisme eut un rôle considérable dans l'oeuvre de la propagande
chrétienne. Souvent, il fut la transition par laquelle on passait du
paganisme au christianisme. Les prosélytes ainsi gagnés devenaient presque
toujours orthodoxes ; jamais ils ne retournaient au paganisme. C'est surtout
l'Égypte qui garda de ces rites étranges une empreinte ineffaçable. L'Égypte
n'avait pas eu de judéo-christianisme. Un fait remarquable, c'est la
différence entre la littérature copte et les autres littératures chrétiennes
de l'Orient. Tandis que la plupart des ouvrages judéo-chrétiens se retrouvent
en syriaque, en arabe, en éthiopien, en arménien, le copte ne montre qu'un arrière-fond
gnostique sans rien au-delà. L'Égypte passa ainsi sans intermédiaire de
l'illuminisme païen à l'illuminisme chrétien. Alexandrie presque tout entière
fut convertie par les gnostiques. Clément d'Alexandrie est ce qu'on peut
appeler un gnostique tempéré ; il cite avec respect Héracléon comme un
docteur faisant autorité à beaucoup d'égards ; il emploie en bonne part le
mot de gnostique et le fait synonyme de chrétien ; il est loin, en tout cas,
d'avoir contre les idées nouvelles la haine d'Irénée, de Tertullien, de
l'auteur des Philosophumena. On
peut dire que Clément d'Alexandrie et Origène introduisirent dans la science
chrétienne ce que la tentative trop hardie d'Héracléon et de Basilide avait
d'acceptable. Mêlée intimement à tout le mouvement intellectuel
d'Alexandrie, la gnose eut une influence décisive sur le tour que prit au
IIIe siècle la philosophie spéculative dans cette ville, devenue alors le
centre de l'esprit humain. La conséquence de ces disputes sans fin fut la
constitution d'une sorte d'académie chrétienne, d'une véritable école de
saintes lettres et d'exégèse, qu'illustreront bientôt Pantaenus, Clément,
Origène. Alexandrie devient chaque jour de plus en plus la capitale de la
théologie chrétienne. L'effet de la gnose sur l'école païenne d'Alexandrie ne
fut pas moindre. Ammonius Saccas, né de parents chrétiens, et Plotin, son
disciple, en sont tout imprégnés. Les esprits les plus ouverts, tels que
Numénius d'Apamée, entraient par cette voie dans la connaissance des
doctrines juives et chrétiennes, jusque-là si rare au sein du monde païen. La
philosophie alexandrine du IIIe, du IVe, du Ve siècle est pleine de ce qu'on
peut appeler l'esprit gnostique, et elle lègue à la philosophie arabe un
germe de mysticisme, que celle-ci développera encore. Le judaïsme, de son
côté, subira les mêmes influences. L'orthodoxie fut donc ingrate en ne reconnaissant pas les
services que lui avaient rendus ces sectes indisciplinées. Dans le dogme,
elles ne provoquèrent que de la réaction ; mais leur rôle fut des plus
considérables dans la littérature chrétienne et dans les institutions
liturgiques. On emprunte presque toujours beaucoup à ceux que l'on
anathématise. Le premier christianisme, tout juif encore, était trop simple ;
ce furent les gnostiques qui en firent une religion. Les sacrements furent en
grande partie leur création ; leurs onctions, surtout au lit de mort des
malades, produisaient une grande impression. Le saint chrême, la confirmation
(d'abord partie intégrante du baptême), l'attribution d'une force
surnaturelle au signe de la croix, plusieurs autres éléments de la mystique
chrétienne viennent d'eux. Parti jeune et actif, les gnostiques écrivaient
beaucoup, se lançaient hardiment dans l'apocryphe. Leurs livres, frappés
d'abord de discrédit, finissaient par entrer dans la famille orthodoxe.
L'église acceptait bientôt ce qu'elle avait maudit d'abord. Une foule de
croyances, de fêtes, de symboles d'origine gnostique devinrent ainsi des
croyances, des fêtes, des symboles catholiques. Marie, mère de Jésus, en
particulier, dont l'église orthodoxe se préoccupait très peu, dut à ces
novateurs les premiers développements de son rôle presque divin. Les
évangiles apocryphes sont pour une bonne moitié au moins l'ouvrage des
gnostiques. Or, les évangiles apocryphes ont été la source d'un grand nombre
de fêtes et ont fourni les sujets les plus affectionnés de l'art chrétien.
Les premières images chrétiennes, les premiers portraits du Christ furent
gnostiques. L'église strictement orthodoxe fût restée iconoclaste si
l'hérésie ne l'eût pénétrée, ou plutôt n'eût exigé d'elle, pour les besoins
de la concurrence, plus d'une concession aux faiblesses païennes. Ballotté tour à tour du génie à la folie, le gnosticisme défie tous les jugements absolus. Hegel et Swedenborg, Schelling et Cagliostro s'y coudoient. L'apparente frivolité de quelques-unes de ses théories ne doit pas nous rebuter. Toute loi qui n'est pas l'expression pure de la science positive subit les caprices de la mode. Telle formule de Hegel qui a été à son heure la plus haute vue sur le monde fait maintenant sourire. Telle phrase en laquelle nous croyons résumer l'univers semblera un jour creuse ou fade. à tous ceux qui naufragent dans la mer de l'infini, il faut l'indulgence. Le bon sens, qui paraît au premier coup d'oeil inconciliable avec les chimères des gnostiques, ne leur manqua pas autant qu'on pourrait le croire. Ils ne combattirent pas la société civile ; ils ne recherchèrent pas le martyre et eurent en aversion les excès de zèle. Ils eurent la suprême sagesse, la tolérance, parfois même, qui le croirait ? le scepticisme discret. Comme toutes les formes religieuses, le gnosticisme améliora, consola, émut les âmes. Voici en quels termes une épitaphe valentinienne, trouvée sur la voie Latine, essaie de sonder l'abîme de la mort : Désireuse de voir la lumière du Père, compagne de mon sang, de mon lit, ô ma sage, parfumée, au bain sacré, de la myrrhe incorruptible et pure de Christos, tu t'es hâtée d'aller contempler les divins visages des éons, le grand Ange du grand conseil, le Fils véritable, pressée que tu étais de te coucher au lit nuptial, dans le sein paternel des éons. Cette morte-ci n'eut pas le sort commun des humains. Elle est morte, et elle vit et voit réellement la lumière incorruptible. Aux yeux des vivants, elle est vivante ; ceux qui la croient morte sont les vrais morts. Terre, que veut dire ton étonnement devant cette nouvelle espèce de mânes ? Que veut dire ta crainte ? |