LE CHRISTIANISME, au moment où nous sommes parvenus, est,
si l'on peut s'exprimer ainsi, arrivé au complet épanouissement de sa
jeunesse. La vie, chez lui, déborde, surabonde ; nulle contradiction ne
l'arrête ; il a des représentants pour toutes les tendances, des avocats pour
toutes les causes. Le noyau de l'église catholique et orthodoxe est déjà si
fort, que toutes les fantaisies peuvent se dérouler à côté d'elle sans
l'atteindre. En apparence, les sectes dévoraient l'église de Jésus ; mais ces
sectes restaient isolées, sans consistance, et disparaissaient, pour la
plupart, après avoir satisfait un moment aux besoins du petit groupe qui les
avait créées. Ce n'est pas que leur action fût stérile ; les enseignements
secrets, presque individuels, étaient au moment de leur plus grande vogue.
Les hérésies triomphaient presque toujours par leur condamnation même. Le
gnosticisme en particulier était chassé de l'église, et il était partout ;
l'église orthodoxe, en le frappant d'anathème, s'en imprégnait. Chez les judéo-chrétiens,
ébionites, esséniens, il coulait à pleins bords. Quand une religion commence à compter un grand nombre de
partisans, elle perd pour un temps quelques-uns des avantages qui avaient
contribué à la fonder ; car l'homme se plaît bien plus et trouve plus de
consolations dans la petite coterie que dans l'église nombreuse, où l'on ne
se connaît pas. Comme la puissance publique ne mettait pas sa force au
service de l'église orthodoxe, la situation religieuse était celle que
présentent maintenant l'Angleterre et l'Amérique. Les chapelles, si l'on peut
s'exprimer ainsi, se multipliaient de toutes parts. Les chefs de secte
luttaient de séduction sur les fidèles, comme font de nos jours les
prédicateurs méthodistes, les innombrables dissenters des pays libres. Les
fidèles étaient une sorte de curée que s'arrachaient d'avides sectaires, plus
semblables à des chiens affamés qu'à des pasteurs. Les femmes surtout étaient
la proie convoitée ; quand elles étaient veuves et en possession de leurs
biens, elles ne manquaient pas d'être entourées de jeunes et habiles
directeurs, qui renchérissaient de mollesse et de complaisance pour accaparer
des cures d'âmes fructueuses et douces à la fois. Les docteurs gnostiques avaient, dans cette chasse aux
âmes, de grands avantages. Affectant une plus haute culture intellectuelle et
des moeurs moins rigides, ils trouvaient une clientèle assurée dans les
classes riches, qui éprouvaient le désir de se distinguer et d'échapper à la
discipline commune, faite pour des pauvres. Les rapports avec les païens, et
les perpétuelles contraventions de police qu'un membre de l'église était
amené à commettre, contraventions qui l'exposaient sans cesse au martyre,
devenaient des difficultés capitales pour un chrétien occupant une certaine position
sociale. Loin de pousser au martyre, les gnostiques fournissaient des moyens
de l'éviter. Basilide, Héracléon protestaient contre les honneurs immodérés
rendus aux martyrs ; les valentiniens allaient plus loin : dans les moments
de vive persécution, ils conseillaient de renier la foi, alléguant que Dieu
n'exige pas de ses adorateurs le sacrifice de la vie, et qu'il importe de le
confesser moins devant les hommes que devant les éons. Ils n'exerçaient pas moins de séductions parmi les femmes
riches, à qui leur indépendance inspirait le désir d'un rôle personnel.
L'église orthodoxe suivait la règle sévère tracée par saint Paul, laquelle
interdisait toute participation de la femme aux exercices de l'église. Dans
ces petites sectes, au contraire, la femme baptisait, officiait, présidait à
la liturgie, prophétisait. Aussi opposés que possible de moeurs et d'esprit,
les gnostiques et les montanistes avaient cela de commun, que, à côté, de
tous leurs docteurs, on trouve une femme prophétesse : Hélène à côté de Simon,
Philumène à côté d'Apelle, Priscille et Maximille à côté de Montan, tout un
cortège de femmes autour de Markos et de Marcion. La fable et la calomnie
s'emparèrent d'une circonstance qui prêtait au malentendu. Plusieurs de ces
créatures peuvent n'être que des allégories sans réalité ou des inventions
des orthodoxes. Mais sûrement l'attitude modeste que l'église catholique
imposa toujours aux femmes, et qui devint la cause de leur ennoblissement, ne
fut guère observée dans ces petites sectes, assujetties à une règle moins
rigoureuse et peu habituées, malgré leur apparente sainteté, à pratiquer la
vraie piété, qui est l'abnégation. Les trois grands systèmes de philosophie
chrétienne qui avaient paru sous Adrien, celui de Valentin, celui de
Basilide, celui de Saturnin, se développaient sans s'améliorer beaucoup. Les
chefs de ces enseignements vivaient encore ou avaient trouvé des successeurs.
Valentin, quoique trois fois chassé de l'église, était fort entouré. Il
quitta Rome pour retourner en Orient ; mais sa secte continua de fleurir dans
la capitale. Il mourut vers l'an 160, dans l'île de Chypre. Ses disciples
remplissaient le monde. On distinguait la doctrine d'Orient et celle
d'Italie. Les chefs de celle-ci étaient Ptolémée et Héracléon ; Secundus et Théodote
d'abord, puis Axionicus et Bardesane dirigèrent la branche dite orientale.
L'école valentinienne était de beaucoup la plus sérieuse et la plus
chrétienne de toutes celles que comprenait le nom général de gnostiques.
Héracléon et Ptolémée furent de savants exégètes des épîtres de Paul et de
l'évangile dit de Jean. Héracléon, en particulier, fut un vrai docteur
chrétien, dont Clément d'Alexandrie et Origène profitèrent beaucoup. Clément
nous a conservé de lui une page belle et sensée sur le martyre. Les écrits de
Théodote étaient aussi habituellement entre les mains de Clément, et des
extraits paraissent nous en être parvenus dans la grande masse de notes que
s'était faite le laborieux stromatiste. à beaucoup d'égards, les valentiniens
pouvaient passer pour des chrétiens éclairés et modérés ; mais il y avait au
fond de leur modération un principe d'orgueil. L'église n'était, à leurs
yeux, dépositaire que d'un minimum de vérité, strictement suffisant à l'homme
ordinaire. Eux seuls savaient le fond des choses. Sous prétexte qu'ils
faisaient partie des psychiques et ne pouvaient manquer d'être sauvés, ils se
donnaient des libertés inouïes, mangeaient de tout sans distinction, allaient
aux fêtes païennes et même aux spectacles les plus cruels, fuyaient la persécution
et parlaient contre le martyre. C'étaient des gens du monde, libres de moeurs
et de propos, traitant de pruderie et de bigoterie la réserve extrême des
catholiques, qui craignaient jusqu'à une parole légère, jusqu'à une pensée
indiscrète. La direction des femmes, dans de telles conditions, offrait
beaucoup de dangers. Quelques-uns de ces pasteurs valentiniens étaient de
manifestes séducteurs ; d'autres affectaient la modestie ; mais bientôt,
dit Irénée, la
soeur devenait enceinte du frère. Ils s'attribuaient
l'intelligence supérieure et laissaient aux simples fidèles la foi, ce qui
est bien différent. Leur exégèse était savante, mais peu assurée. Quand on les
pressait avec des textes de l'écriture, ils disaient que l'écriture avait été
corrompue. Quand la tradition apostolique leur était contraire, ils
n'hésitaient pas non plus à la rejeter. Ils avaient, paraît-il, un évangile
qu'ils appelaient l'évangile de la vérité. Ils ignoraient en réalité
l'évangile du Christ. Ils substituaient au salut par la foi ou par les
oeuvres un salut par la gnose, c'est-à-dire par la connaissance d'une
prétendue vérité. Si une pareille tendance avait prévalu, le christianisme
eût cessé d'être un fait moral pour devenir une cosmogonie et une
métaphysique sans influence sur la marche générale de l'humanité. Ce n'est
jamais impunément, d'ailleurs, qu'on fait miroiter aux yeux du peuple des
formules abstruses, dont on se réserve le sens. Un seul livre valentinien
nous est resté, Saturnin comptait toujours de nombreux disciples. Basilide
avait pour continuateur son fils Isidore. Il s'opérait, du reste, dans ce
monde de sectes, des fusions et des séparations qui n'avaient souvent pour
mobile que la vanité des chefs. Loin de s'épurer et de se prêter aux
exigences de la vie pratique, les systèmes gnostiques devenaient chaque jour
plus creux, plus compliqués, plus chimériques. Chacun voulait être fondateur
d'école, avoir une église avec ses profits ; pour cela, une nuée de docteurs,
les moins chrétiens des hommes, cherchaient à se surpasser les uns les
autres, et ajoutaient quelque bizarrerie aux bizarreries de leurs devanciers.
L'école de Carpocrate offrait un incroyable mélange d'aberrations et de fine
critique. On parlait, comme d'un miracle de savoir et d'éloquence, du fils de
Carpocrate, nommé épiphane, sorte d'enfant prodige qui mourut à dix-sept ans,
après avoir étonné ceux qui le connurent par sa science des lettres grecques
et surtout par la connaissance qu'il avait de la philosophie de Platon. Il
paraît qu'on lui éleva un temple et des autels à Samé, dans l'île de
Céphalonie ; une académie fut érigée en son nom ; on célébrait sa fête comme
l'apothéose d'un dieu, par des sacrifices, des festins, des hymnes. Son livre
Sur la justice fut très vanté ; ce
qui nous en a été conservé est d'une dialectique sophistique et serrée, qui
rappelle Proudhon et les socialistes de nos jours. Dieu, disait épiphane, est
juste et bon ; car la nature est égalitaire. La lumière est égale pour tous ;
le ciel, le même pour tous ; le soleil ne distingue ni pauvres ni riches, ni
mâles ni femelles, ni hommes libres ni esclaves. Personne ne peut prendre à
l'autre sa part de soleil pour doubler la sienne ; or, c'est le soleil qui
fait pousser la nourriture de tous. La nature, en d'autres termes, offre à
tous une égale matière de bonheur. Ce sont les lois humaines qui, violant les
lois divines, ont introduit le mal, la distinction du mien et du tien,
l'inégalité, l'antagonisme. Appliquant ces principes au mariage, épiphane en
niait la justice et la nécessité. Les désirs que nous tenons de la nature
sont nos droits, et aucune institution n'y saurait mettre des limites.
épiphane, à vrai dire, est moins un chrétien qu'un utopiste. L'idée de la
justice absolue l'égare. En face du monde inférieur, il rêve un monde
parfait, vrai monde de Dieu, un monde fondé sur la doctrine des sages,
Pythagore, Platon, Jésus, où régneraient l'égalité et, par conséquent, la
communauté de toute chose. Son tort fut de croire qu'un tel monde peut avoir
sa place dans la réalité. Égaré par Les hérésies dont nous venons de parler étaient toutes
helléniques. C'était la philosophie grecque, surtout celle de Platon, qui en
était l'origine. Markos, dont les disciples s'appelaient markosiens, sortit,
au contraire, de l'école de Basilide. Les formules sur la tétrade, qu'il
prétendait lui avoir été révélées par une femme céleste, qui n'était autre
que Sigé elle-même, eussent été inoffensives s'il n'y eût joint la magie, des
prestiges de thaumaturge, des philtres, des arts coupables pour séduire les
femmes. Il inventa des sacrements particuliers, des rites, des onctions et
surtout une sorte de messe à son usage, qui pouvait être assez imposante,
quoiqu'il s'y mêlât des tours de passe-passe analogues aux miracles de saint
Janvier. Il prétendait, par la vertu d'une certaine formule, changer
réellement l'eau en sang dans le calice. Au moyen d'une poudre, il donnait à
l'eau une couleur rougeâtre. Il faisait faire la consécration par une femme
sur un petit calice ; puis il versait l'eau du petit calice dans un plus
grand qu'il tenait, en prononçant ces paroles : Que la grâce infinie et ineffable qui est
avant toute chose remplisse ton être intérieur et augmente en toi sa gnose,
répandant le grain de sénevé en bonne terre. Le liquide se
dilatait alors, sans doute par suite de quelque réaction chimique, et
débordait de la grande coupe. La pauvre femme était stupéfaite, et tous
étaient frappés d'admiration. L'église de Markos n'était pas seulement un nid
d'impostures. Elle passa aussi pour une école de débauche et de secrètes
infamies. On s'exagéra peut-être ce caractère parce que, dans le culte
markosien, les femmes pontifiaient, offraient l'Eucharistie. Plusieurs dames
chrétiennes, dit-on, se laissèrent séduire ; elles entraient sous la
direction du sophiste et n'en sortaient que baignées de larmes. Markos
flattait leur vanité, leur tenait un langage d'une mysticité équivoque,
triomphait de leur timidité, leur apprenait à prophétiser, abusait d'elles ;
puis, quand elles étaient fatiguées, ruinées, elles revenaient à l'église,
confessaient leur faute et se vouaient à la pénitence, pleurant et gémissant
du malheur qui leur était arrivé. L'épidémie de Markos désolait
principalement les églises d'Asie. L'espèce de courant qui existait entre
l'Asie et Lyon amena cet homme dangereux sur les bords du Rhône. Nous l'y
verrons faire beaucoup de dupes ; d'affreux scandales éclateront à son
arrivée dans cette église de saints. Colarbase, selon certains récits, se rapprochait beaucoup de Markos ; mais on doute si c'est là le nom d'un personnage réel. On l'explique par le Col arba ou Qôl arba, expression sémitique de la tétrade markosienne. Le secret de ces énigmes bizarres nous échappera probablement toujours. |