TATIEN, après la mort de Justin, resta plusieurs années à
Rome. Il y continua l'école de son maître, professant toujours pour lui une
haute admiration, mais chaque jour s'écartant de plus en plus de son esprit.
Il compta des élèves distingués, entre autres l'Asiate Rhodon, fécond
écrivain, qui devint plus tard un des soutiens de l'orthodoxie contre Marcion
et Apelle. Ce fut probablement dans les premières années du règne de Marc
Aurèle que Tatien composa cet écrit, dur et incorrect de style, parfois vif et
piquant, qui passé, à bon droit, pour un des monuments les plus originaux de
l'apologétique chrétienne au IIe siècle. L'ouvrage est intitulé Contre les Grecs. La haine de Justin avait pris pour base de son apologie un sentiment
plus large. Il avait rêvé une conciliation des dogmes chrétiens et de la
philosophie grecque. C'était là certainement une grande illusion. Il ne
fallait pas beaucoup d'efforts pour voir que la philosophie grecque,
essentiellement rationnelle, et la foi nouvelle, procédant du surnaturel,
étaient deux ennemies, dont l'une devait rester sur le carreau. La méthode
apologétique de saint Justin est étroite et périlleuse pour la foi. Tatien le
sent, et c'est sur les ruines mêmes de la philosophie grecque qu'il cherche à
élever l'édifice du christianisme. Comme son maître, Tatien possédait une
érudition grecque étendue ; comme lui, il n'avait aucune critique et mêlait
de la façon la plus arbitraire l'authentique et l'apocryphe, ce qu'il savait
et ce qu'il ne savait pas. Tatien est un esprit sombre, lourd, violent, plein
de colère contre la civilisation et contre la philosophie grecque, à laquelle
il préfère hautement l'Orient, ce qu'il appelle la philosophie barbare. Une
érudition de chétif aloi, comme celle que Josèphe avait déployée dans son
ouvrage contre Apion, vient ici à son aide. Moïse est, selon lui, bien plus
ancien qu'Homère. Les Grecs n'ont rien inventé par eux-mêmes ; ils ont tout
appris des autres peuples, notamment des Orientaux. Ils n'ont excellé que
dans l'art d'écrire ; pour le fond des idées, ils sont inférieurs aux autres
nations. Les grammairiens sont la cause de tout le mal ; ce sont eux qui, par
leurs mensonges, ont embelli l'erreur et créé cette réputation usurpée qui
est le principal obstacle au triomphe de la vérité. Les écrivains assyriens,
phéniciens, égyptiens, voilà les vraies autorités ! Loin d'améliorer qui que ce soit, la philosophie grecque
n'a pas su préserver ses adeptes des plus grands crimes. Diogène était
intempérant ; Platon, gourmand ; Aristote, servile. Les philosophes ont eu
tous les vices ; c'étaient des aveugles qui dissertaient avec des sourds. Les
lois des Grecs ne valent pas mieux que leur philosophie ; elles diffèrent les
unes des autres ; or la bonne loi devrait être commune à tous les hommes.
Chez les chrétiens, au contraire, nul dissentiment. Riches, pauvres, hommes,
femmes ont les mêmes opinions. - Par une amère ironie du sort, Tatien devait
mourir hérétique et prouver que le christianisme n'est pas plus à l'abri que la
philosophie des schismes et des divisions de parti. Justin et Tatien, bien qu'amis durant leur vie,
représentent déjà de la manière la plus caractérisée les deux attitudes
opposées que prendront un jour les apologistes chrétiens à l'égard de la
philosophie. Les uns, au fond Hellènes, tout en reprochant à la société
païenne le relâchement de ses moeurs, admettront ses arts, sa culture
générale, sa philosophie. Les autres, Syriens ou Africains, ne verront dans
l'hellénisme qu'un amas d'infamies, d'absurdités ; ils préféreront hautement
à la sagesse grecque la sagesse barbare ; l'insulte et le sarcasme seront
leurs armes habituelles. L'école modérée de Justin sembla d'abord l'emporter. Des
écrits tout à fait analogues à ceux du philosophe de Naplouse, en particulier
le Logos
paraeneticos, le Logos adressé aux Hellènes, et le traité De la
monarchie, caractérisés par de nombreuses citations païennes, sibylliques,
pseudo-chaldéennes, vinrent se grouper autour de ses oeuvres principales. On
était naïf encore. L'auteur inconnu du Logos paraeneticos, le tolérant Athénagore,
l'adroit Minucius Felix, Clément d'Alexandrie et, jusqu'à un certain point,
Théophile d'Antioche, cherchent à tous les dogmes des fondements rationnels.
Même les dogmes les plus mystérieux, les plus étrangers à la philosophie
grecque, comme la résurrection des corps, ont, pour ces larges théologiens,
des antécédents helléniques. Le christianisme a, selon eux, ses racines dans
le coeur de l'homme ; il achève ce que les lumières naturelles ont commencé ;
loin de s'élever sur les ruines de la raison, le christianisme n'en est que
le complet épanouissement ; il est la vraie philosophie. Tout porte à croire
que l'apologie perdue de Méliton était conçue dans cet esprit. L'école plus
ou moins gnostique d'Alexandrie, en s'attachant à la même manière de voir,
lui donnera, au IIIe siècle, un immense éclat. Elle proclamera, comme Justin,
que la philosophie grecque est la préparation du christianisme, l'échelle qui
mène au Christ. Le platonisme surtout, par sa tendance idéaliste, est, pour
ces chrétiens philhellènes, l'objet d'une faveur marquée. Clément
d'Alexandrie ne parle des stoïciens qu'avec admiration. à l'entendre, chaque
école de philosophie a saisi une particule de la vérité. Il va jusqu'à dire
que, pour connaître Dieu, les juifs ont eu les prophètes, les Grecs ont eu la
philosophie et quelques inspirés tels que Mais le sentiment chrétien éprouvera une vive antipathie
devant ces concessions d'une apologie sacrifiant l'âpreté des dogmes au désir
de plaire à ceux qu'elle veut gagner. L'auteur de l'épître à Diognète se
rapproche de Tatien par l'extrême sévérité avec laquelle il juge la
philosophie grecque. Le Sarcasme d'Hermias est sans pitié. L'auteur des Philosophumena regarde la philosophie
antique comme la source de toutes les hérésies. Cette méthode d'apologie, la
seule, à vrai dire, qui soit chrétienne, sera reprise par Tertullien avec un
talent sans égal. Le rude Africain opposera aux énervantes faiblesses des
apologistes helléniques le dédain du Credo quia
absurdum. Il n'est en cela que l'interprète de la pensée de saint
Paul. On
anéantit le Christ, aurait dit le grand apôtre devant ces molles
complaisances. Si les philosophes pouvaient, par le progrès naturel de leurs
pensées, sauver le monde, pourquoi le Christ est-il venu ? pourquoi a-t-il
été crucifié ? Socrate, dites-vous, a connu le Christ en partie. C'est donc
aussi en partie par les mérites de Socrate que vous êtes justifiés !
La manie des explications démonologiques est poussée chez Tatien jusqu'au
comble de l'absurdité. Parmi tous les apologistes, c'est le plus dénué
d'esprit philosophique. Mais sa vigoureuse attaque contre le paganisme lui
fit beaucoup pardonner. Le discours contre les Grecs fut fort loué, même par
des hommes qui, comme Clément d'Alexandrie, étaient loin d'avoir de la haine
contre Les pesants paradoxes de Tatien contre la civilisation
ancienne devaient néanmoins triompher. Cette civilisation avait eu, en effet,
un grand tort, c'était de négliger l'éducation intellectuelle du peuple. Le
peuple, privé d'instruction primaire, se trouva livré à toutes les surprises
de l'ignorance et crut toutes les chimères qu'on lui dit avec assurance et
conviction. En ce qui concerne Tatien, le bon sens eut, du moins, sa revanche. Ce Lamennais du IIe siècle suivit, à beaucoup d'égards, la ligne du Lamennais de notre temps. L'exagération d'esprit et l'espèce de sauvagerie qui nous choquent dans son Discours le jetèrent hors de l'église orthodoxe. Ces apologistes à outrance deviennent presque toujours des embarras pour la cause qu'ils ont défendue. Déjà, dans le discours contre les Grecs, Tatien est médiocrement orthodoxe. Comme Apelle, il croit que Dieu, absolu en soi, produit le Verbe, qui crée la matière et produit le monde. Comme Justin, il professe que l'âme est un agrégat d'éléments ; que, par son essence, elle est mortelle et ténébreuse ; que c'est uniquement par son union avec l'Esprit saint qu'elle devient lumineuse et immortelle. Puis son caractère fanatique le jeta dans les excès d'un rigorisme contre nature. Par le genre de ses erreurs et par son style, à la fois spirituel et grossier, Tatien devait être le prototype de Tertullien. Il écrivait avec l'abondance et l'entraînement d'un esprit sincère, mais peu éclairé. Plus exalté que Justin et moins réglé par la discipline, il ne sut pas, comme celui-ci, concilier sa liberté avec les exigences de tous. Tant que vécut son maître, il fréquenta l'église, et l'église le maintint. Après le martyre de Justin, il vécut isolé, sans rapport avec les fidèles, comme une sorte de chrétien indépendant, faisant bande à part. Le désir d'avoir une école à lui l'égara, selon Irénée. Ce qui le perdit, nous le croyons, ce fut bien plutôt le désir d'être seul. |