MARC-AURÈLE OU LA FIN DU MONDE ANTIQUE

 

VI - Tatien - Les deux systèmes d'apologie.

 

 

TATIEN, après la mort de Justin, resta plusieurs années à Rome. Il y continua l'école de son maître, professant toujours pour lui une haute admiration, mais chaque jour s'écartant de plus en plus de son esprit. Il compta des élèves distingués, entre autres l'Asiate Rhodon, fécond écrivain, qui devint plus tard un des soutiens de l'orthodoxie contre Marcion et Apelle. Ce fut probablement dans les premières années du règne de Marc Aurèle que Tatien composa cet écrit, dur et incorrect de style, parfois vif et piquant, qui passé, à bon droit, pour un des monuments les plus originaux de l'apologétique chrétienne au IIe siècle.

L'ouvrage est intitulé Contre les Grecs. La haine de la Grèce était, en effet, le sentiment dominant de Tatien. En vrai Syrien, il jalouse et déteste les arts et la littérature qui avaient conquis l'admiration du genre humain. Les dieux païens lui semblent la personnification de l'immoralité. Le monde de statues grecques qu'il voyait à Rome ne lui donnait pas de repos. Récapitulant les personnages en l'honneur de qui elles avaient été dressées, il arrivait à trouver que presque tous, hommes et femmes, avaient été des gens de mauvaise vie. Les horreurs de l'amphithéâtre le révoltaient à meilleur droit ; mais il confondait à tort avec les cruautés romaines les jeux nationaux et le théâtre des Grecs. Euripide, Ménandre, lui paraissaient des maîtres de débauche, et (voeu qui fut trop exaucé !) il souhaitait que leurs oeuvres fussent anéanties.

Justin avait pris pour base de son apologie un sentiment plus large. Il avait rêvé une conciliation des dogmes chrétiens et de la philosophie grecque. C'était là certainement une grande illusion. Il ne fallait pas beaucoup d'efforts pour voir que la philosophie grecque, essentiellement rationnelle, et la foi nouvelle, procédant du surnaturel, étaient deux ennemies, dont l'une devait rester sur le carreau. La méthode apologétique de saint Justin est étroite et périlleuse pour la foi. Tatien le sent, et c'est sur les ruines mêmes de la philosophie grecque qu'il cherche à élever l'édifice du christianisme. Comme son maître, Tatien possédait une érudition grecque étendue ; comme lui, il n'avait aucune critique et mêlait de la façon la plus arbitraire l'authentique et l'apocryphe, ce qu'il savait et ce qu'il ne savait pas. Tatien est un esprit sombre, lourd, violent, plein de colère contre la civilisation et contre la philosophie grecque, à laquelle il préfère hautement l'Orient, ce qu'il appelle la philosophie barbare. Une érudition de chétif aloi, comme celle que Josèphe avait déployée dans son ouvrage contre Apion, vient ici à son aide. Moïse est, selon lui, bien plus ancien qu'Homère. Les Grecs n'ont rien inventé par eux-mêmes ; ils ont tout appris des autres peuples, notamment des Orientaux. Ils n'ont excellé que dans l'art d'écrire ; pour le fond des idées, ils sont inférieurs aux autres nations. Les grammairiens sont la cause de tout le mal ; ce sont eux qui, par leurs mensonges, ont embelli l'erreur et créé cette réputation usurpée qui est le principal obstacle au triomphe de la vérité. Les écrivains assyriens, phéniciens, égyptiens, voilà les vraies autorités !

Loin d'améliorer qui que ce soit, la philosophie grecque n'a pas su préserver ses adeptes des plus grands crimes. Diogène était intempérant ; Platon, gourmand ; Aristote, servile. Les philosophes ont eu tous les vices ; c'étaient des aveugles qui dissertaient avec des sourds. Les lois des Grecs ne valent pas mieux que leur philosophie ; elles diffèrent les unes des autres ; or la bonne loi devrait être commune à tous les hommes. Chez les chrétiens, au contraire, nul dissentiment. Riches, pauvres, hommes, femmes ont les mêmes opinions. - Par une amère ironie du sort, Tatien devait mourir hérétique et prouver que le christianisme n'est pas plus à l'abri que la philosophie des schismes et des divisions de parti.

Justin et Tatien, bien qu'amis durant leur vie, représentent déjà de la manière la plus caractérisée les deux attitudes opposées que prendront un jour les apologistes chrétiens à l'égard de la philosophie. Les uns, au fond Hellènes, tout en reprochant à la société païenne le relâchement de ses moeurs, admettront ses arts, sa culture générale, sa philosophie. Les autres, Syriens ou Africains, ne verront dans l'hellénisme qu'un amas d'infamies, d'absurdités ; ils préféreront hautement à la sagesse grecque la sagesse barbare ; l'insulte et le sarcasme seront leurs armes habituelles.

L'école modérée de Justin sembla d'abord l'emporter. Des écrits tout à fait analogues à ceux du philosophe de Naplouse, en particulier le Logos paraeneticos, le Logos adressé aux Hellènes, et le traité De la monarchie, caractérisés par de nombreuses citations païennes, sibylliques, pseudo-chaldéennes, vinrent se grouper autour de ses oeuvres principales. On était naïf encore. L'auteur inconnu du Logos paraeneticos, le tolérant Athénagore, l'adroit Minucius Felix, Clément d'Alexandrie et, jusqu'à un certain point, Théophile d'Antioche, cherchent à tous les dogmes des fondements rationnels. Même les dogmes les plus mystérieux, les plus étrangers à la philosophie grecque, comme la résurrection des corps, ont, pour ces larges théologiens, des antécédents helléniques. Le christianisme a, selon eux, ses racines dans le coeur de l'homme ; il achève ce que les lumières naturelles ont commencé ; loin de s'élever sur les ruines de la raison, le christianisme n'en est que le complet épanouissement ; il est la vraie philosophie. Tout porte à croire que l'apologie perdue de Méliton était conçue dans cet esprit. L'école plus ou moins gnostique d'Alexandrie, en s'attachant à la même manière de voir, lui donnera, au IIIe siècle, un immense éclat. Elle proclamera, comme Justin, que la philosophie grecque est la préparation du christianisme, l'échelle qui mène au Christ. Le platonisme surtout, par sa tendance idéaliste, est, pour ces chrétiens philhellènes, l'objet d'une faveur marquée. Clément d'Alexandrie ne parle des stoïciens qu'avec admiration. à l'entendre, chaque école de philosophie a saisi une particule de la vérité. Il va jusqu'à dire que, pour connaître Dieu, les juifs ont eu les prophètes, les Grecs ont eu la philosophie et quelques inspirés tels que la Sibylle et Hystaspe, jusqu'à ce qu'un troisième Testament ait créé la connaissance spirituelle et réduit les deux autres révélations à l'état de formes vieillies.

Mais le sentiment chrétien éprouvera une vive antipathie devant ces concessions d'une apologie sacrifiant l'âpreté des dogmes au désir de plaire à ceux qu'elle veut gagner. L'auteur de l'épître à Diognète se rapproche de Tatien par l'extrême sévérité avec laquelle il juge la philosophie grecque. Le Sarcasme d'Hermias est sans pitié. L'auteur des Philosophumena regarde la philosophie antique comme la source de toutes les hérésies. Cette méthode d'apologie, la seule, à vrai dire, qui soit chrétienne, sera reprise par Tertullien avec un talent sans égal. Le rude Africain opposera aux énervantes faiblesses des apologistes helléniques le dédain du Credo quia absurdum. Il n'est en cela que l'interprète de la pensée de saint Paul. On anéantit le Christ, aurait dit le grand apôtre devant ces molles complaisances. Si les philosophes pouvaient, par le progrès naturel de leurs pensées, sauver le monde, pourquoi le Christ est-il venu ? pourquoi a-t-il été crucifié ? Socrate, dites-vous, a connu le Christ en partie. C'est donc aussi en partie par les mérites de Socrate que vous êtes justifiés ! La manie des explications démonologiques est poussée chez Tatien jusqu'au comble de l'absurdité. Parmi tous les apologistes, c'est le plus dénué d'esprit philosophique. Mais sa vigoureuse attaque contre le paganisme lui fit beaucoup pardonner. Le discours contre les Grecs fut fort loué, même par des hommes qui, comme Clément d'Alexandrie, étaient loin d'avoir de la haine contre la Grèce ; l'érudition charlatanesque que l'auteur avait mise dans son ouvrage fit école. Ælius Aristide semble y faire allusion, quand, prenant exactement le contre-pied de la pensée de notre auteur, il présente les juifs comme une triste race qui n'a rien créé, étrangère aux belles- lettres et à la philosophie, ne sachant que dénigrer les gloires helléniques, ne s'arrogeant le nom de philosophes que par un renversement complet du sens des mots.

Les pesants paradoxes de Tatien contre la civilisation ancienne devaient néanmoins triompher. Cette civilisation avait eu, en effet, un grand tort, c'était de négliger l'éducation intellectuelle du peuple. Le peuple, privé d'instruction primaire, se trouva livré à toutes les surprises de l'ignorance et crut toutes les chimères qu'on lui dit avec assurance et conviction.

En ce qui concerne Tatien, le bon sens eut, du moins, sa revanche. Ce Lamennais du IIe siècle suivit, à beaucoup d'égards, la ligne du Lamennais de notre temps. L'exagération d'esprit et l'espèce de sauvagerie qui nous choquent dans son Discours le jetèrent hors de l'église orthodoxe. Ces apologistes à outrance deviennent presque toujours des embarras pour la cause qu'ils ont défendue. Déjà, dans le discours contre les Grecs, Tatien est médiocrement orthodoxe. Comme Apelle, il croit que Dieu, absolu en soi, produit le Verbe, qui crée la matière et produit le monde. Comme Justin, il professe que l'âme est un agrégat d'éléments ; que, par son essence, elle est mortelle et ténébreuse ; que c'est uniquement par son union avec l'Esprit saint qu'elle devient lumineuse et immortelle. Puis son caractère fanatique le jeta dans les excès d'un rigorisme contre nature. Par le genre de ses erreurs et par son style, à la fois spirituel et grossier, Tatien devait être le prototype de Tertullien. Il écrivait avec l'abondance et l'entraînement d'un esprit sincère, mais peu éclairé. Plus exalté que Justin et moins réglé par la discipline, il ne sut pas, comme celui-ci, concilier sa liberté avec les exigences de tous. Tant que vécut son maître, il fréquenta l'église, et l'église le maintint. Après le martyre de Justin, il vécut isolé, sans rapport avec les fidèles, comme une sorte de chrétien indépendant, faisant bande à part. Le désir d'avoir une école à lui l'égara, selon Irénée. Ce qui le perdit, nous le croyons, ce fut bien plutôt le désir d'être seul.