MARC-AURÈLE OU LA FIN DU MONDE ANTIQUE

 

II - Progrès et réformes - Le droit romain.

 

 

ENVISAGÉ comme souverain, Marc Aurèle réalisa la perfection de la politique libérale. Le respect des hommes est la base de sa conduite. Il sait que, dans l'intérêt même du bien, il ne faut pas imposer le bien d'une manière trop absolue, le jeu libre de la liberté étant la condition de la vie humaine. Il désire l'amélioration des âmes et non pas seulement l'obéissance matérielle à la loi ; il veut la félicité publique, mais non procurée par la servitude, qui est le plus grand des maux. Son idéal de gouvernement est tout républicain. Le prince est le premier sujet de la loi. Il n'est que locataire et usufruitier des biens de l'état. Point de luxe inutile ; stricte économie ; charité vraie, inépuisable ; accès facile, parole affable ; poursuite en toute chose du bien public, non des applaudissements.

Des historiens, plus ou moins imbus de cette politique qui se croit supérieure parce qu'elle n'est assurément suspecte d'aucune philosophie, ont cherché à prouver qu'un homme aussi accompli que Marc Aurèle ne pouvait être qu'un mauvais administrateur et un médiocre souverain. Il se peut, en effet, que Marc Aurèle ait péché plus d'une fois par trop d'indulgence. Cependant, à part des malheurs absolument impossibles à prévoir ou à empêcher, son règne se présente à nous comme grand et prospère. Le progrès des mœurs y fut sensible. Beaucoup des buts secrets que poursuivait instinctivement le christianisme furent légalement atteints. Le régime politique général avait des défauts profonds ; mais la sagesse du bon empereur couvrait tout d'un palliatif momentané.

Chose singulière ! ce vertueux prince, qui ne fit jamais la moindre concession à la fausse popularité, fut adoré du peuple. Il était démocrate dans le meilleur sens du mot. La vieille aristocratie romaine lui inspirait de l'antipathie. Il ne regardait qu'au mérite, sans égard pour la naissance, ni même pour l'éducation et les manières. Comme il ne trouvait pas dans les patriciens les sujets propres à seconder ses idées de gouvernement sage, il appelait aux fonctions des hommes sans autre noblesse que leur honnêteté.

L'assistance publique, fondée par Nerva et Trajan, développée par Antonin, arriva, sous Marc Aurèle, au plus haut degré qu'elle ait jamais atteint. Le principe que l'état a des devoirs en quelque sorte paternels envers ses membres (principe dont il faudra se souvenir avec gratitude, même quand on l'aura dépassé), ce principe, dis-je, a été proclamé pour la première fois dans le monde au IIe siècle. L'éducation des enfants de condition libre était devenue, vu l'insuffisance des mœurs et par suite des principes économiques défectueux sur lesquels reposait la société, une des grandes préoccupations des hommes d'état. On y avait pourvu, depuis Trajan, par des sommes placées sur hypothèque et dont les revenus étaient gérés par des procurateurs. Marc Aurèle fit de ces procurateurs des fonctionnaires de premier ordre ; il les choisissait avec le plus grand soin parmi les consulaires et les préteurs, et il élargit leurs pouvoirs. Sa grande fortune lui rendait faciles ces largesses bien entendues. Il créa lui-même un grand nombre de caisses de secours pour la jeunesse des deux sexes. L'institut des Jeunes Faustiniennes remontait à Antonin. Après la mort de la seconde Faustine, Marc Aurèle fonda les Nouvelles Faustiniennes. Un élégant bas-relief nous montre ces jeunes filles se pressant autour de l'impératrice, qui verse du blé dans un pli de leur robe.

Le stoïcisme, dès le règne d'Adrien, avait pénétré le droit romain de ses larges maximes, et en avait fait le droit naturel, le droit philosophique, tel que la raison peut le concevoir pour tous les hommes. L'édit perpétuel de Salvius Julianus fut la première expression complète de ce droit nouveau destiné à devenir le droit universel. C'est le triomphe de l'esprit grec sur l'esprit latin. Le droit strict cède à l'équité ; la douceur l'emporte sur la sévérité ; la justice paraît inséparable de la bienfaisance. Les grands jurisconsultes d'Antonin, Salvius Valens, Ulpius Marcellus, Javolenus, Volusius Moecianus continuèrent la même oeuvre. Le dernier fut le maître de Marc Aurèle en fait de jurisprudence, et, à vrai dire, l'oeuvre des deux saints empereurs ne saurait être séparée. C'est d'eux que datent la plupart de ces lois humaines et sensées qui fléchirent la rigueur du droit antique et firent, d'une législation primitivement étroite et implacable, un code susceptible d'être adopté par tous les peuples civilisés.

L'être faible, dans les sociétés anciennes, était peu protégé. Marc Aurèle se fit en quelque sorte le tuteur de tous ceux qui n'en avaient pas. L'enfant pauvre, l'enfant malade eurent des soins assurés. La préture tutélaire fut créée pour donner des garanties à l'orphelin. L'état civil, les registres des naissances commencèrent. Une foule d'ordonnances pleines de justice répandirent dans toute l'administration un remarquable esprit de douceur et d'humanité. Les charges des curiales furent diminuées. Grâce à un approvisionnement mieux réglé, les famines de l'Italie furent rendues impossibles. Dans l'ordre judiciaire, plusieurs réformes d'un esprit excellent remontent également au règne de Marc. La police des moeurs, notamment en ce qui concerne les bains mixtes, fut rendue plus sérieuse.

C'est surtout pour l'esclave qu'Antonin et Marc Aurèle se montrèrent bienfaisants. Quelques-unes des plus grandes monstruosités de l'esclavage furent corrigées. Il est admis désormais que le maître peut commettre des injustices envers son esclave. D'après la législation nouvelle, les châtiments corporels sont réglés. Tuer son esclave devient un crime. Le traiter avec un excès de cruauté est un délit et entraîne pour le maître la nécessité de vendre le malheureux qu'il a torturé. L'esclave, enfin, ressortit aux tribunaux, devient une personne, membre de la cité. Il est propriétaire de son pécule ; il a sa famille ; on ne peut vendre séparément l'homme, la femme, les enfants. L'application de la question aux personnes serviles est limitée. Le maître ne peut, hors certains cas, vendre ses esclaves pour les faire combattre dans l'amphithéâtre contre les bêtes. La servante, vendue sous la condition ne prostituatur, est préservée du lupanar. Il y a ce qu'on appelle favor libertatis ; en cas de doute, l'interprétation la plus favorable à la liberté est admise. On juge par humanité contre la rigueur de la loi, souvent même contre la lettre du testament. Au fond, à partir d'Antonin, les jurisconsultes, imbus de stoïcisme, envisagent l'esclavage comme une violation des droits de nature, et prennent des biais pour le restreindre. Les affranchissements sont favorisés de toutes les manières. Marc Aurèle va plus loin et reconnaît, dans une certaine limite, des droits aux esclaves sur les biens du maître. Si personne ne se présente pour recueillir l'héritage du testateur, les esclaves sont autorisés à se faire adjuger les biens ; qu'un seul ou que plusieurs soient admis à l'adjudication, elle a pour tous le même résultat. L'affranchi est également protégé, par les lois les plus sérieuses, contre l'esclavage, qui tendait de mille manières à le ressaisir.

Le fils, la femme, le mineur furent l'objet d'une législation à la fois intelligente et humaine. Le fils resta l'obligé de son père, mais cessa d'être sa chose. Les excès les plus odieux, que l'ancien droit romain trouvait naturel de permettre à l'autorité paternelle, furent abolis ou restreints. Le père eut des devoirs envers ses enfants et ne put rien réclamer pour les avoir remplis ; le fils, de son côté, dut à ses parents des secours alimentaires, dans la proportion de sa fortune.

Les lois sur la tutelle et les curateurs avaient été jusque-là fort incomplètes. Marc Aurèle en fit des modèles de prévoyance administrative. Dans l'ancien droit, la mère faisait à peine partie de la famille de son mari et de ses enfants. Le sénatus-consulte Tertullien (an 158) et le sénatus-consulte Orphitien (178) établirent le droit de succéder de la mère à l'enfant et de l'enfant à la mère. Les sentiments et le droit naturel prennent le dessus. Des lois excellentes sur les banques, sur la vente des esclaves, sur les délateurs et les calomniateurs, mirent fin à une foule d'abus. Le fisc avait toujours été dur, exigeant. Il fut désormais posé en principe que, dans les cas douteux, ce serait le fisc qui aurait tort. Des impôts d'une perception vexatoire furent supprimés. La longueur des procès fut diminuée. Le droit criminel devint moins cruel, et l'inculpé reçut de précieuses garanties ; encore était-ce l'usage personnel de Marc Aurèle de diminuer, dans l'application, les pénalités établies. Les cas de folie furent prévus. Le grand principe stoïcien que la culpabilité réside dans la volonté, non dans le fait, devient l'âme du droit.

Ainsi fut définitivement constituée cette merveille, le droit romain, sorte de révélation à sa manière, dont l'ignorance reporta l'honneur aux compilateurs de Justinien, mais qui fut en réalité l’œuvre des grands empereurs du IIe siècle, admirablement interprétée et continuée par les jurisconsultes éminents du IIIe siècle. Le droit romain aura un triomphe moins bruyant que le christianisme, mais en un sens plus durable. Oblitéré d'abord par la barbarie, il ressuscitera vers la fin du Moyen âge, sera la loi du monde renaissant, et redeviendra, sous des rédactions un peu modifiées, la loi des peuples modernes. C'est par là que la grande école stoïcienne qui, au IIe siècle, essaya de reformer le monde, après avoir en apparence misérablement avorté, remporta en réalité une pleine victoire. Recueillis par les jurisconsultes classiques du temps des Sévères, mutilés et altérés par Tribonien, les textes survécurent, et ces textes furent plus tard le code du monde entier. Or ces textes sont l’œuvre des légistes éminents qui, groupés autour d'Adrien, d'Antonin, de Marc Aurèle, font entrer définitivement le droit dans son âge philosophique. Le travail se continue sous les empereurs syriens ; l'affreuse décadence politique du IIIe siècle n'empêche pas ce vaste édifice de continuer sa lente et belle croissance.

Ce n'est pas que Marc Aurèle affichât l'esprit novateur. Au contraire, il s'arrangeait de manière à donner à ses améliorations une apparence conservatrice. Toujours il traita l'homme en être moral ; jamais il n'affecta, comme le font souvent les politiques prétendus transcendants, de le prendre comme une machine ou un moyen. S'il ne put changer l'atroce code pénal du temps, il l'adoucit dans l'application. Un fonds fut établi pour les obsèques des citoyens pauvres ; les collèges funéraires furent autorisés à recevoir des legs et devinrent des personnes civiles, ayant le droit de posséder des propriétés, des esclaves, d'affranchir. Sénèque avait dit : Tous les hommes, si on remonte à l'origine, ont les dieux pour pères. Demain Ulpien dira : Par droit naturel, tous les hommes naissent libres et égaux.

Marc Aurèle aurait voulu supprimer les scènes hideuses qui faisaient des amphithéâtres de vrais lieux d'horreur pour quiconque avait le sens moral. Il n'y put réussir ; ces représentations abominables étaient une partie de la vie du peuple. Quand Marc Aurèle arma les gladiateurs pour la grande guerre germanique, il y eut presque une émeute : Il veut nous enlever nos amusements, cria la foule, pour nous contraindre à philosopher. Les habitués de l'amphithéâtre étaient les seules personnes qui ne l'aimassent point. Obligé de céder à une opinion plus forte que lui, Marc Aurèle protestait du moins de toutes les manières. Il apporta des tempéraments au mal qu'il ne pouvait supprimer ; on étendit des matelas sous les funambules, on ne put se battre qu'avec des armes mouchetées. L'empereur venait au spectacle le moins qu'il pouvait et uniquement par complaisance. Il affectait, pendant la représentation, de lire, de donner des audiences, de signer des expéditions, sans se mettre en peine des railleries du public. Un jour, un lion, qu'un esclave avait dressé à dévorer des hommes, fit tant d'honneur à son maître, que de tous les côtés on demanda pour celui-ci l'affranchissement. L'empereur, qui, pendant ce temps, avait détourné la tête, répondit avec humeur : Cet homme n'a rien fait de digne de la liberté. Il porta plusieurs édits pour empêcher les manumissions précipitées, prononcées sous le coup des applaudissements populaires, qui lui semblaient une prime décernée à la cruauté.