Le christianisme maintenant est bien réellement fondé. Dans l'histoire des religions, il n'y a que les premières années QUI soient difficiles à traverser. Une fois qu'une croyance a résisté aux dures épreuves qui accueillent toute fondation nouvelle, son avenir est assuré. Plus habiles que les autres sectaires du même temps, esséniens, baptistes, partisans de Judas le Gaulonite, qui ne sortirent pas du monde juif et périrent avec lui, les fondateurs du christianisme, avec une rare sûreté de vue, se jetèrent de très-bonne heure dans le vaste monde et s'y firent leur place. Le peu de mentions que nous trouvons des chrétiens dans Josèphe, dans le Talmud et dans les écrivains grecs et latins, ne doit pas nous surprendre. Josèphe nous est arrivé par des copistes chrétiens, qui ont supprimé tout ce qui était désagréable à leur croyance. On peut supposer qu'il parlait plus longuement de Jésus et des chrétiens qu'il ne le fait dans l'édition qui nous est parvenue. Le Talmud a également subi, au moyen âge et lors de sa première publication[1], beaucoup de retranchements et d'altérations, la censure chrétienne s'étant exercée sur le texte avec sévérité, et une foule de malheureux juifs ayant été brûlés pour s'être trouvés en possession d'un livre contenant des passages considérés comme blasphématoires. Il n'est pas étonnant que les écrivains grecs et latins se préoccupent peu d'un mouvement qu'ils ne pouvaient comprendre, et qui se passa dans un petit monde fermé pour eux. Le christianisme se perd à leurs yeux sur le fond obscur du judaïsme ; c'était une querelle de famille au sein d'une natron abjecte ; à quoi bon s'en occuper ? Les deux ou trois passages où Tacite et Suétone parlent des chrétiens prouvent que, pour être d'ordinaire en dehors du cercle visuel de la grande publicité, la secte nouvelle était cependant un fait très-considérable, puisque, par une ou deux échappées, nous la voyons, à travers le nuage de l'inattention générale, se dessiner avec beaucoup de netteté. Ce qui a contribué, du reste, à effacer un peu les contours
du christianisme dans l'histoire du monde juif au premier siècle de notre
ère, c'est qu'il n'y est pas un fait isolé. Philon, à l'heure où nous sommes
parvenus, avait terminé sa carrière, toute consacrée à l'amour du bien. La
secte de Judas le Gaulonite durait toujours. L'agitateur avait eu pour
continuateurs de sa pensée ses fils Jacques, Simon et Ménahem. Jacques et
Simon furent crucifiés par l'ordre du procurateur renégat Tibère Alexandre[2]. Quant à Ménahem,
il jouera dans la catastrophe finale de la nation un rôle important[3]. L'an 44, un
enthousiaste, nommé Theudas[4], s'était élevé,
annonçant la prochaine délivrance, invitant les foules à le suivre au désert,
promettant, comme un autre Josué, de leur faire passer le Jourdain à pied sec
; ce passage était, selon lui, le vrai baptême qui devait initier chacun de
ses fidèles au royaume de Dieu. Plus de quatre cents personnes le suivirent. Le
procurateur Cuspius Fadus envoya contre lui de la cavalerie, dispersa sa
troupe et le tua[5].
Quelques années auparavant, toute Des rêveries analogues à celles de Theudas se
renouvelaient de toutes parts. Des personnages, se prétendant inspirés,
soulevaient le peuple et l'entraînaient avec eux au désert, sous prétexte de
lui faire voir, par des signes manifestes, que Dieu allait le délivrer.
L'autorité romaine exterminait par milliers les dupes de ces agitateurs[11]. Un juif
d'Egypte qui vint à Jérusalem, vers l'an 56, eut l'art, par ses prestiges,
d'attirer après lui trente mille personnes, entre lesquelles quatre mille sicaires.
Du désert, il voulut les mener sur la montagne des Oliviers, pour voir de là,
disait-il, tomber à sa seule parole les murailles de Jérusalem. Félix, qui
était alors procurateur, marcha contre lui et dissipa sa bande. L'Égyptien se
sauva, et ne parut plus depuis[12]. Mais, comme
dans un corps malsain les maux se succèdent les uns aux autres, on vit
bientôt après diverses troupes mêlées de magiciens et de voleurs, qui
portaient ouvertement le peuple à se révolter contre les Romains, menaçant de
mort ceux qui continueraient à leur obéir. Sous ce prétexte, ils tuaient les
riches, pillaient leurs biens, brûlaient les villages, et remplissaient toute
Il n'est pas impossible qu'il y ait eu chez Theudas une certaine arrière-pensée d'imitation à l'égard de Jésus et de Jean-Baptiste. Cette imitation, au moins, se trahit avec évidence dans Simon de Gitton, si les traditions chrétiennes sur ce personnage méritent quelque foi. Nous l'avons déjà rencontré en rapport avec les apôtres, à propos de la première mission de Philippe à Samarie. C'est sous le règne de Claude qu'il parvint à la célébrité[14]. Ses miracles passaient pour constants, cl tout le monde à Samarie le regardait comme un personnage surnaturel[15]. Ses miracles, toutefois, n'étaient pas l'unique fondement
de sa réputation. Il y joignait, ce semble, une doctrine, dont il nous est
difficile de juger, l'ouvrage intitulé Quant au fond de son système, il a beaucoup d'analogie
avec celui de Valentin et avec les doctrines sur les personnes divines qu'on
trouve dans le quatrième Évangile, dans Philon, dans les Targums. Ce Métatrône, que les Juifs plaçaient à côté de Fit-il réellement quelques emprunts aux disciples de
Jésus, c'est ce qu'il est fort difficile de décider. Si On voit, du reste, que la doctrine de L'idée que nous nous faisons de ce personnage énigmatique est donc celle d'une espèce de plagiaire du christianisme. La contrefaçon semble une habitude constante chez les Samaritains[33]. De même qu'ils avaient toujours imité le judaïsme de Jérusalem, ces sectaires eurent aussi leur copie du christianisme, leur gnose, leurs spéculations théosophiques, leur cabbale. Mais Simon fut-il un imitateur respectable et à qui il n'a manqué que de réussir, ou un prestidigitateur immoral et sans sérieux[34], exploitant au profit de sa vogue une doctrine formée de lambeaux recueillis çà et là ? voilà ce qu'on ignorera probablement toujours. Simon garde ainsi devant l'histoire la position la plus fausse ; il marcha sur une corde tendue où nulle hésitation n'est permise ; en cet ordre, il n'y a pas de milieu entre une chute ridicule et le plus merveilleux succès. Nous aurons encore à nous occuper de Simon et à rechercher si les légendes sur son séjour à Rome renferment quelque réalité. Ce qu'il y a de certain, c'est que la secte simonienne dura jusqu'au IIIe siècle[35] ; qu'elle eut des Eglises jusqu'à Antioche, peut-être môme à Rome ; que Ménandre de Capharétée et Cléobius[36] continuèrent la doctrine de Simon, ou plutôt imitèrent son rôle de théurge, avec un souvenir plus ou moins présent de Jésus et de ses apôtres. Simon et ses disciples furent en grande estime chez leurs coreligionnaires. Des sectes du même genre, parallèles au christianisme[37], et plus ou moins empreintes de gnosticisme, ne cessèrent de se produire parmi les Samaritains jusqu'à leur quasi-destruction par Justinien. Le sort de cette petite religion fut de recevoir le contrecoup de tout ce qui se passait autour d'elle, sans rien produire de tout à fait original. Quant aux chrétiens, la mémoire de Simon de Gitton fut chez eux en abomination. Ces prestiges, qui ressemblaient si fort aux leurs, les irritaient. Avoir balancé le succès des apôtres fut le plus impardonnable des crimes. On prétendit que les prodiges de Simon et de ses disciples étaient l'ouvrage du diable, et on flétrit le théosophe samaritain du nom de Magicien[38], que les fidèles prenaient en très-mauvaise part. Toute la légende chrétienne de Simon fut empreinte d'une colère concentrée. On lui prêta les maximes du quiétisme et les excès qu'on suppose d'ordinaire en être la conséquence[39]. On le considéra comme le père de toute erreur, le premier hérésiarque. On se plut à raconter ses mésaventures risibles, ses défaites par l'apôtre Pierre[40]. On attribua au plus vil motif le mouvement qui le porta vers le christianisme. On était si préoccupé de son nom, qu'on croyait le lire à tort et à travers sur des cippes où il n'était pas écrit[41]. Le symbolisme dont il avait revêtu ses idées fut interprété de la façon la plus grotesque. L'Hélène qu'il identifiait avec la première intelligence, devint une fille publique qu'il avait achetée sur le marché de Tyr[42]. Son nom enfin, haï presque à l'égal de celui de Judas, et pris comme synonyme d'antiapôtre[43], devint la dernière injure et comme un mot proverbial pour désigner un imposteur de profession, un adversaire de la vérité, qu'on voulait indiquer avec mystère[44]. Ce fut le premier ennemi du christianisme, ou plutôt le premier personnage que le christianisme traita comme tel. C'est dire assez qu'on n'épargna ni les fraudes pieuses ni les calomnies pour le diffamer[45]. La critique, en pareil cas, ne saurait tenter une réhabilitation ; les documents contradictoires lui manquent. Tout ce qu'elle peut, c'est de constater la physionomie des traditions et le parti pris de dénigrement qu'on y remarque. Au moins doit-elle s'interdire de charger la mémoire du théurge samaritain d'un rapprochement qui peut n'être que fortuit. Dans un récit de l'historien Josèphe, un magicien juif, nommé Simon, né à Chypre, joue pour le procurateur Félix le rôle de proxénète[46]. Les circonstances de ce récit ne conviennent pas assez bien à Simon de Gitton pour qu'il soit permis de le rendre responsable des faits d'un personnage qui peut n'avoir eu de commun avec lui qu'un nom porté alors par des milliers d'hommes, et une prétention aux œuvres surnaturelles que partageaient malheureusement une foule de ses contemporains. |
[1] On sait qu'il ne reste aucun manuscrit du Talmud pour contrôler les éditions imprimées.
[2] Jos.,
[3] Jos., B. J., II, XVII, 8-10 ; Vita, 5.
[4] Le rapprochement du christianisme avec les deux mouvements de Judas et de Theudas est fait par l'auteur des Actes lui-même (V, 36-37).
[5] Jos.,
[6] Jos., Ant., XVIII, IV, 1-2.
[7] Jos., Ant., XX, V, 3-4 ; B. J., II, XII, 1-2 ; Tacite, Ann., XII, 54.
[8] Jos., Ant., XX, VIII, 5.
[9] Jos., Ant., XX, VIII, 5 ; B. J., II, XIII, 3.
[10] Jos., B. J., VII, VIII, 1 ; Mischna, Sanhédrin, IX, 6.
[11] Jos., Ant., XX, VIII, 6, 10 ; B. J., II, XIII, 4.
[12] Jos.,
[13] Jos.,
[14] Justin, Apol., I, 26, 36. Il est singulier que Josèphe, si bien au courant des choses samaritaines, ne parle pas de lui.
[15] Act., VIII, 9 et suiv.
[16] On ne peut le tenir pour une composition totalement apocryphe, vu l'accord qui existe entre le système énoncé dans ce livre et le peu que nous apprennent les Actes de la doctrine de Simon sur les puissances divines.
[17] Homil. pseudo-clémentine, II, 22, 24.
[18]
Justin, Apol., I, 26, 56 ; II, 15 ; Dial. cum Tryphone, 120 ;
Irénée, Adv. hær., I, XXIII, 2-5 ; XXVII, 4 ; II, præf. ; III, præf. ; Homilia
pseudo-clémentinæ, I, 15 ; II, 22, 25, etc. ; Recogn., I, 72 ; II, 7 et
suiv. ; III, 47 ; Philosophumena, IV, VII ; VI, I ; X, IV ; Épiphane, Adv. hær., XXI ;
Origène, Contra Celsum, V, 62 ; VI, II ; Tertullien, De anima, 34
; Constit. apost., VI, 16 ; S. Jérôme, In Matth., XXIV, 5 ; Théodoret,
Hæret. fab., I, I.
C'est dans les extraits textuels que donnent les Philosophumena, et non
dans les travestissements des autres Pères de l'Église, qu'il faut prendre une
idée de
[19] Philosophumena, IV, VII ; VI, I, 9, 12, 13, 17, 18. Comparez Apocalypse,
I, 4, 8 ; IV, 8 ; XI, 17.
[20] Philosophumena, VI, I, 17.
[21] Philosophumena, VI, I, 16.
[22] Act., VIII, 10 ; Philosophum., VI,
[23] Allusion à l'aventure du poète Stésichore.
[24] Irénée, Adv. hær., I, XXIII, 2-4 ; Homil. pseudo-clémentine, II, 23, 25 : Philosophumena, VI, I, 19.
[25] Philosophumena, VI, I, 16.
[26] Chron. samarit., c. 10 (édid. Juynboll, Leyde, 1848). Cf. Reland, De Sam., § 7 ; dans ses Dissertat. miscell., part. II ; Gesenius, Comment. de Sam. Theol. (Halle, 1824), p. 21 et suiv.
[27]
Dans l'extrait donné par les Philosophumena, VI, I, 16 sub finem, on lit une
citation empruntée aux Evangiles synoptiques, laquelle semble être présentée
comme se trouvant dans le texte de
[28] Homil. pseudo-clémentine, II, 23-24.
[29] Irénée, Adv. hær., I, XXIII, 3 ; Philosophum.,
VI, I, 19.
[30] Homil. pseudo- clémentine, II, 22 ; Recogn., II, 14.
[31] Irénée, Adv. hær., II, præf. ; III, præf.
[32] Voir l'Épître, très-probablement authentique, de saint Paul aux Colossiens, I, 15 et suiv.
[33]
Épiph., Adv. hær., hœr. LXXX,
I.
[34] Ce qui ferait incliner vers cette seconde hypothèse, c'est que la secte de Simon se changea vite en une école de prestiges, une fabrique de philtres et d'incantations ; Philosophumena, VI, I, 20 ; Tertullien, De anima, 57.
[35] Philosophum., VI, I, 20. Cf. Origène, Contra Cels., I, 57 ; VI, 11.
[36] Hégésippe, dans Eusèbe, Hist. eccl., IV, 22 ; Clém. d'Alex., Strom., VII, 17 ; Constit. apost., VI, 8, 16 ; XVIII, 1 et suiv. ; Justin, Apol., I, 26, 56 ; Irénée, Adv. hœr., I, XXIII, 5 ; Philosophum., VII, 28 ; Épiph., Adv. hœr., XXII et XXIII, init. ; Théodoret, Hœr. fab., I, I, 2 ; Tertullien, De præscr., 46 ; De anima, 50.
[37] La plus célèbre est celle de Dosithée.
[38] Act., VIII, 9 ; Irénée, Adv. hœr., I, XXIII, 1.
[39] Philosophumena, VI, I, 19,
[40] Nous examinerons plus tard ce que cachent ces récits.
[41] L'inscription SIMONI-DEO-SANCTO, rapportée par Justin (Apol., I, 26), comme se trouvant dans l'île du Tibre, et mentionnée après lui par d'autres Pères de l'Église, était une inscription latine au dieu sabin Semo Sancus, SEMONI-DEO-SANCO. On trouva en effet, sous Grégoire XIII, dans l'Île Saint-Barthélemy, une inscription, maintenant au Vatican, et qui portait cette dédicace. V. Baronius, Ann. Eccl., ad annum 44 ; Orelli, Inscr. lat., n° 1860. Il y avait à cet endroit de l'Île du Tibre un collège de bidentales en l'honneur de Somo Sancus, renfermant plusieurs inscriptions du même genre. Orelli, n° 1861 (Mommsen, Inscr. lat. regni Neapol., n° 6770 ). Comp. Orelli, n° 1859, Henzen, n° 6999 ; Mabillon, Muséum Ital., I, Ire part., p. 84. Le n° 1862 d'Orelli ne doit pas être pris en considération (voir Corp. inscr. lat., I, n° 542).
[42] Ce grossier malentendu n'aurait pu être levé sans la découverte des Philosophumena, qui seuls donnent des extraits textuels de l'Apophasis magna (voir VI, I, 19). Tyr était célèbre par ses courtisanes.
[43] Έχθρός άνθρωπος, άντ 'κείμενος. Voir Homil. pseudo-clémentine, hom. XVII, entière.
[44] Ainsi, dans la littérature pseudo-clémentine, le nom de Simon le Magicien désigne par moments l'apôtre Paul, à qui l'auteur en veut beaucoup.
[45] Il faut remarquer que, dans les Actes, il n'est pas encore traité en ennemi. On lui reproche seulement un sentiment bas, et on laisse croire qu'il se repentit (VIII, 24). Peut-être Simon vivait-il encore quand ces lignes furent écrites, et ses rapports avec le christianisme n'étaient-ils pas encore devenus absolument mauvais.
[46] Jos., Ant., XX, VII, I.