La foi nouvelle faisait de proche en proche d'étonnants progrès. Les membres de l'Église de Jérusalem qui avaient été dispersés à la suite de la mort d'Etienne, poussant leurs conquêtes le long de la cote de Phénicie, atteignirent Chypre et Antioche. Ils avaient d'abord pour principe absolu de ne prêcher qu'aux Juifs[1]. Antioche, la métropole de l'Orient,
la troisième ville du monde[2], fut le centre de
cette chrétienté de A côté de la population grecque, en effet, laquelle ne fut nulle part en Orient (si l'on excepte Alexandrie) aussi dense qu'ici, Antioche compta toujours dans son sein un nombre considérable d'indigènes syriens, parlant syriaque[11]. Ces indigènes constituaient une basse classe, habitant les faubourgs de la grande cité et les villages populeux qui formaient autour d'elle une vaste banlieue[12], Charandama, Ghisira, Gandigura, Apate (noms pour la plupart syriaques)[13]. Les mariages entre ces Syriens et les Grecs étant ordinaires, Séleucus d'ailleurs ayant établi par une loi que tout étranger qui s'établirait dans la ville en deviendrait citoyen, Antioche, au bout de trois siècles et demi d'existence, se trouva un des points du monde où la race était le plus mêlée. L'avilissement des âmes y était effroyable. Le propre de ces foyers de putréfaction morale, c'est d'amener toutes les races au même niveau. L'ignominie de certaines villes levantines, dominées par l'esprit d'intrigue, livrées tout entières aux basses et subtiles pensées, peut à peine nous donner une idée du degré de corruption où arriva l'espèce humaine à Antioche. C'était un ramas inouï de bateleurs, de charlatans, de mimes[14], de magiciens, de thaumaturges, de sorciers[15], de prêtres imposteurs ; une ville de courses, de jeux, de danses, de processions, de fêtes, de bacchanales ; un luxe effréné, toutes les folies de l'Orient, les superstitions les plus malsaines, le fanatisme de l'orgie[16]. Tour à tour serviles et ingrats, lâches et insolents, les Antiochéniens étaient le modèle accompli de ces foules vouées au césarisme, sans patrie, sans nationalité, sans honneur de famille, sans nom à garder. Le grand Corso qui traversait la ville était comme un théâtre, où roulaient tout le jour les flots d'une populace futile, légère, changeante, émeutière[17], parfois spirituelle[18], occupée de chansons, de parodies, de plaisanteries, d'impertinences de toute espèce[19]. La ville était fort lettrée[20], mais d'une pure littérature de rhéteurs[21]. Les spectacles étaient étranges ; il y eut des jeux où l'on vit des chœurs de jeunes filles nues prendre part à tous les exercices avec un simple bandeau[22] ; à la célèbre fête de Maïouma, des troupes de courtisanes nageaient en public dans des bassins[23] remplis d'une eau limpide[24]. C'était comme un enivrement, comme un songe de Sardanapale, où se déroulaient pêle-mêle toutes les voluptés, toutes les débauches, n'excluant pas certaines délicatesses. Ce fleuve de boue qui, sortant par l'embouchure de l'Oronte, venait inonder Rome[25], avait là sa source principale. Deux cents décurions étaient occupés à régler les liturgies et les fêtes[26]. La municipalité possédait de vastes domaines publics, dont les duumvirs partageaient l'usufruit entre les citoyens pauvres[27]. Comme toutes les villes de plaisir, Antioche avait une plèbe infime, vivant du public ou de sordides profits. La beauté des œuvres d'art et le charme infini de la
nature[28] empêchaient cet
abaissement mural de dégénérer tout à fait en laideur et en vulgarité. Le
site d'Antioche est un des plus pittoresques du monde. La ville occupait
l'intervalle entre l'Oronte et les pentes du mont Silpius, l'un des
embranchements du mont Casius. Rien n'égalait l'abondance et là beauté des eaux[29]. L'enceinte,
gravissant des rochers à pic par un vrai tour de force d'architecture
militaire[30],
embrassait le sommet des monts, et formait avec les rochers, à une hauteur
énorme, une couronne dentelée d'un merveilleux effet. Cette disposition de
remparts, unissant les avantages des anciennes acropoles à ceux des grandes
villes fermées, fut en général préférée par les lieutenants d'Alexandre,
comme on le voit à Séleucie de Piérie, à Éphèse, à Smyrne, à Thessalonique.
Il en résultait de surprenantes perspectives. Antioche avait, au dedans de
ses murs, des montagnes de sept cents pieds de haut, des rochers à pic, des
torrents, des précipices, des ravins profonds, des cascades, des grottes
inaccessibles ; au milieu de tout cela, des jardins délicieux[31]. Un épais fourré
de myrtes, de buis fleuri, de lauriers, de plantes toujours vertes et du vert
le plus tendre, des rochers tapissés d'œillets, de jacinthes, de cyclamens,
donnent à ces hauteurs sauvages l'aspect de parterres suspendus. La variété
des fleurs, la fraîcheur du gazon, composé d'une multitude inouïe de petites
graminées, la beauté des platanes qui bordent l'Oronte, inspirent la gaieté,
quelque chose du parfum suave dont s'enivrèrent ces beaux génies de Jean
Chrysostome, de Libanius, de Julien. Sur la rive droite du fleuve s'étend une
vaste plaine, bornée d'un côté par l'Amanus et les monts bizarrement découpés
de Parmi les colonies diverses que les ordonnances libérales
des Séleucides attirèrent dans la capitale de L'Eglise d'Antioche dut sa fondation à quelques croyants originaires de Chypre et de Cyrène, qui avaient déjà beaucoup prêché[37]. Jusque-là, ils ne s'étaient adressés qu'aux juifs. Mais, dans une ville où les juifs purs, les juifs prosélytes, les gens craignant Dieu ou païens à demi juifs, les purs païens, vivaient ensemble[38], de petites prédications bornées à un groupe de maisons devenaient impossibles. Le sentiment d'aristocratie religieuse qui remplissait d'orgueil les Juifs de Jérusalem n'existait pas dans ces grandes villes d'une civilisation toute profane, où l'horizon était plus étendu et où les préjugés étaient moins enracinés. Les missionnaires chypriotes et cyrénéens furent donc amenés à se départir de leur règle. Ils prêchèrent indifféremment aux Juifs et aux Grecs[39]. Les dispositions réciproques de la population juive et de la population païenne paraissent, à ce moment, avoir été fort mauvaises[40]. Mais des circonstances d'un autre ordre servirent peut-être les idées nouvelles. Le tremblement de terre qui avait gravement endommagé la cité le 23 mars de l'an 37 occupait encore les esprits. Toute la ville ne parlait que d'un charlatan nommé Debborius, qui prétendait empêcher le retour de tels accidents par des talismans ridicules[41]. Cela tenait les esprits tendus vers les choses surnaturelles. Quoi qu'il en soit, le succès de la prédication chrétienne fut très-grand. Une jeune Eglise ardente, novatrice, pleine d'avenir, parce qu'elle était composée des éléments les plus divers, fut fondée en peu de temps. Tous les dons du Saint-Esprit s'y répandirent, et il était dès lors facile de prévoir que cette Eglise nouvelle, libre du mosaïsme étroit qui traçait un cercle infranchissable autour de Jérusalem, serait le second berceau du christianisme. Certes Jérusalem restera à jamais la capitale religieuse du monde. Cependant le point de départ de l'Eglise des gentils, le foyer primordial des missions chrétiennes fut vraiment Antioche. C'est là que pour la première fois se constitua une Eglise chrétienne dégagée de liens avec le judaïsme ; c'est là que s'établit la grande propagande de l'âge apostolique ; c'est là que se forma définitivement saint Paul. Antioche marque la seconde étape des progrès du christianisme. En fait de noblesse chrétienne, ni Rome, ni Alexandrie, ni Constantinople ne sauraient lui être comparées. La topographie de la vieille Antioche est si effacée qu'on
chercherait vainement sur ce sol, presque vide de traces antiques, le point
où il faut rattacher tant de grands souvenirs. Ici, comme partout, le
christianisme dut s'établir dans les quartiers pauvres, parmi les gens de
petits métiers. La basilique qu'on appelait Ancienne
et Apostolique[42] au IVe siècle, était
située dans la rue dite de Singon, près du Panthéon[43]. Mais on ne sait
où était ce Panthéon. La tradition et certaines vagues analogies inviteraient
à chercher le quartier chrétien primitif du côté de la porte qui garde encore
aujourd'hui le nom de Paul, Bâb Bolos[44], et au pied de
la montagne nommée par Procope Starvin,
qui porte le côté sud-est des remparts d'Antioche[45]. C'était une des
parties de la ville les moins riches en monuments païens. On y voit encore
les restes d'anciens sanctuaires dédiés à saint Pierre, à saint Paul, à saint
Jean. Là paraît avoir été le quartier où le christianisme s'est le plus
longtemps maintenu, après la conquête musulmane. Là fut aussi, ce semble, le
quartier des saints par opposition à la
profane Antioche. Le rocher y est percé, comme une ruche, de grottes qui
paraissent avoir servi à des anachorètes. Quand on chemine sur ces pentes
escarpées, où, vers le IVe siècle, de bons stylites, disciples à la fois de
l'Inde et de La langue dominante de l'Église d'Antioche était le grec. Il est bien probable cependant que les faubourgs, parlant syriaque donnèrent à la secte de nombreux adeptes. Déjà, par conséquent, Antioche renfermait le germe de deux Églises rivales et plus tard ennemies, l'une parlant grec, représentée maintenant par les grecs de Syrie, soit orthodoxes, soit catholiques ; l'autre dont les représentants actuels sont les Maronites, ayant parlé autrefois le syriaque et le conservant encore comme langue sacrée. Les Maronites, qui, sous leur catholicisme tout moderne, cachent une haute ancienneté, sont probablement les derniers descendants de ces Syriens antérieurs à Séleucus, de ces faubouriens ou pagani de Ghisira, Charandama, etc.[46], qui firent dès les premiers siècles Eglise à part, furent persécutés par les empereurs orthodoxes comme hérétiques, et s'enfuirent dans le Liban[47], où, en haine de l'Eglise grecque et par suite d'affinités plus profondes, ils firent alliance avec les latins. Quant aux Juifs convertis d'Antioche, ils furent aussi très-nombreux[48]. Mais on doit croire qu'ils acceptèrent tout d'abord la fraternité avec les gentils[49]. C'est sur les bords de l'Oronte que la fusion religieuse des races, rêvée par Jésus, disons mieux, par six siècles de prophètes, devint une réalité. |
[1] Act., XI, 19.
[2] Jos., B. J., III, II, 4. Rome et Alexandrie étaient les deux premières. Comparez Strabon, XVI, II, 3.
[3] C. Otfried Müller, Antiquit. Antiochenæ (Gœttingæ, 1839), p. 68. Jean Chrysostome, In sanct. Ignatium, 4 (0pp., t. II, p. 597, édit. Montfaucon) ; In Matth., homilia LXXXV, 4 (t. VII, p. 810), évalue la population d'Antioche à deux cent mille âmes, sans compter les esclaves, les enfants et les immenses faubourgs. La ville actuelle n'a pas plus de sept mille habitants.
[4] Les rues analogues de Palmyre, Gérase, Gadare, Sébaste étaient probablement des imitations du grand Corso d'Antioche.
[5] On en trouve quelques traces dans la direction de Bâb Dolos.
[6] Dion Chrysostome, Orat. XLVII (t. II, p. 229, édit. de Reiske) ; Libanius, Antiochicus, p. 337, 340, 342, 336 (édit. Reiske) ; Malala, p. 232 et suiv., 276, 280 et suiv. (édit. de Bonn). Le constructeur de ces grands ouvrages fut Antiochus Épiphane.
[7] Libanius, Antiochicus, 342, 344.
[8] Pausanias, VI, II, 7 ; Malala, p. 201 ; Visconti, Mus. Pio-Clem., t. III, 46. Voir surtout les médailles d'Antioche.
[9] Piérie, Bottia, Pénée, Tempé, Castalie, jeux olympiques, Iopolis (qu'on rattachait à Io). La ville prétendait devoir sa célébrité à Inachus, à Oreste, à Daphné, à Triptolème.
[10] Voir Malala, p. 199 ; Spartien, Vie d'Adrien, 14 ; Julien, Misopogon, p. 361-362 ; Ammien Marcellin, XXII, 14 ; Eckhel, Doct. mon. vet., pars 1a, III, p. 326 ; Guigniaut, Religions de l'ant., planches, n° 268.
[11] Jean Chrysostome, Ad pop. Antioch., homil. XIX, 1 (t. II, p. 189) ; De sanctis martyr., 1 (t. II, p. 651).
[12] Libanius, Antiochicus, p.
348.
[13] Act. SS. Maii, V, p. 383, 409, 414, 415, 416 ; Assemani, Bib. Or., II, 323.
[14] Juvénal, Sat., III, 62 et suiv. ; Stace, Silves, I, VI, 72.
[15] Tacite, Ann., II, 69.
[16] Malala, p. 284, 287 et suiv. ; Libanius, De angariis, p. 555 et suiv. ; De carcere vinctis, p. 455 et suiv. ; Ad Timocratem., p. 385 ; Antiochicus, p. 323 ; Philostrate, Vie d'Apoll., I, 16 ; Lucien, De saltatione, 76 ; Diodore Sic, fragm. l. XXXIV, n° 34 (p. 538, éd. Dindorf) ; Jean Chrysostome, Homil. VII in Matth., 5 (t. VII, p. 113) ; LXXIII in Matth., 3 (ibid., p. 712) ; De consubst. contra Anom., 1 (t. I, p. 501) ; De Anna, 1 (t. IV, p. 730) ; De Dav. et Saüle, III, 1 (t. IV, 768-770) ; Julien, Misopogon, p. 343, 350, édit. Spanheim ; Actes de sainte Thècle, attribués à Basile de Séleucie, publiés par P. Pantinus (Anvers, 1608), p. 70.
[17] Philostrate, Apoll., III, 58 ; Ausone, Clar. Urb., 2 ; J. Capitolin, Verus, 7 ; Marc-Aur., 25 ; Hérodien, II, 10 ; Jean d'Antioche, dans les Excerpta Valesiana, p. 844 ; Suidas, au mot Ίοβιανός.
[18] Julien, Misopogon, p. 344, 360, etc. ; Eunape, Vies des Soph., p. 496, édit. Boissonade (Didot) ; Ammien Marcellin, XXII, 14.
[19] Jean Chrysostome, De Lazaro, II, 11 (t. I, p. 722-723).
[20] Cicéron, Pro Archia, 3, en tenant compte de l'exagération ordinaire à l'avocat.
[21] Philostrate, Vie d'Apollonius, III, 58.
[22] Malala, p. 287-289.
[23] Jean Chrysostome, Homil. VII in Matth., 5, 6 (t. VII, p. 113). Voir O. Müller, Antiquit. Antioch., p. 33, note.
[24] Libanius, Antiochicus, p. 300-356.
[25] Juvénal, III, 62 et suiv., et Forcellini, au mot ambubaja, en observant que le mot ambuba est syriaque.
[26] Libanius, Antiochicus, p. 315 ; De carcere vinctis, p. 455, etc., Julien, Misopogon, p. 367, édit. Spanheim.
[27] Libanius, Pro rhetoribus, p. 211.
[28] Libanius, Antiochicus, p. 363.
[29] Libanius, Antiochicus, p. 354 et suiv.
[30] L'enceinte actuelle, qui est du temps de Justinien, présente les mêmes particularités.
[31] Libanius, Antiochicus, p. 337, 338, 339.
[32] Le lac Ak-Deniz, qui forme de ce côté la limite actuelle du territoire d'Antakieh, n'existait pas, à ce qu'il semble, dans l'antiquité. V. Ritter, Erdkunde, XVII, p. 1149, 1613 et suiv.
[33] Joséphe, Ant., XII, III, 1 ; XIV, XII, 6 ; B. J., II, XVIII, 5 : VII, III, 2-4.
[34] Josèphe, Contre Apion, II, 4 ; B. J., VII, III, 3-4 ; V, 2.
[35] Malala, p. 244-245 ; Jos., B. J., VII, V, 2.
[36] Act., VI, 5.
[37] Act., XI, 19 et suiv.
[38] Comparez Jos., B. J., II, XVIII, 2.
[39] Act., XI, 20-21. La bonne leçon est Έλληνας. Έλληνιστάς est venu d'un faux rapprochement avec IX, 29.
[40] Malala, p. 245. Le récit de Malala ne peut, du reste, être exact. Josèphe ne dit pas mot de l'invasion dont parle le chronographe.
[41] Malala., p. 243. 263-266. Comparez Comptes rendus de l'Acad. des Inscr. et B.-L., séance du 17 août 1865.
[42] S. Athanase, Tomus ad Antioch.,
Opp., t. I, p. 771, édit. Montfaucon ; S. Jean Chrysost., Ad pop. Ant.,
homil. I et II, inil. (t. II, p. 1 et 20) : In Inscr. Act., II, init. (t. III, 60) ; Chron. Pasc.,
p. 296
[43] Malala, p. 242.
[44] Pococke, Descript. of the East,
vol. II, part. 1, p. 102 (Londres, 1745) ; Chesney, Expedition for the
surrey of the rivers Euphr. and
[45] C'est-à-dire à l'opposite de la partie de la ville ancienne qui est encore habitée.
[46] Le type des Maronites se retrouve d'une manière frappante dans toute la région d'Antakieh, de Soueidieh et de Beylan.
[47] F. Naironi, Evoplia fidei cathol. (Romæ, 1694. p. 58 et suiv., et l'ouvrage de S. Ém. Paul-Pierre Masad, patriarche actuel des Maronites, intitulé Kitâb ed-durr el-manzoum (en arabe, imprimé au couvent de Tamisch dans le Kesrouan, 1863).
[48] Act., XI, 19-20 ; XIII, 1.
[49] Gal., II, 11 et suiv., le suppose.