Les apparitions, cependant, ainsi qu'il arrive dans les
mouvements de crédulité enthousiaste, commençaient à se ralentir. Les
imaginations populaires ressemblent aux maladies contagieuses ; elles s'émoussent
vite et changent de forme. L'activité des âmes ardentes se tournait déjà d'un
autre côté. Ce qu'on croyait entendre de la bouche du cher ressuscité,
C'était l'ordre d'aller devant soi, de prêcher, de convertir le monde. Par où
commencer ? Naturellement par Jérusalem[1]. Le retour à
Jérusalem fut donc résolu par ceux qui à ce moment dirigeaient la secte.
Comme ces voyages se faisaient d'ordinaire en caravane, à l'époque des fêtes,
on peut supposer avec vraisemblance que le retour dont il s'agit eut lieu à
la fête des Tabernacles de la fin de l'an 33 ou à Il est probable qu'une fraction de la petite école qui
entourait Jésus dans ses derniers jours était restée à Jérusalem. Au moment
de la séparation, la croyance à la résurrection était déjà établie. Cette
croyance se développa ainsi des deux côtés avec une physionomie sensiblement
différente, et telle est sans doute la cause des divergences complètes qui se
remarquent dans les récits des apparitions. Deux traditions, l'une galiléenne,
l'autre hiérosolymite, s'étaient formées ; d'après la première, toutes les apparitions
(sauf
celles du premier moment) avaient eu lieu en Galilée ; d'après la
seconde, toutes avaient eu lieu à Jérusalem[3]. L'accord des
deux fractions de la petite Église sur le dogme fondamental ne fit
naturellement que confirmer la croyance commune. On s'embrassa dans la même
foi ; on se redit avec effusion : Il est ressuscité
! Peut-être la joie et l'enthousiasme qui furent la conséquence de
cette rencontre amenèrent-ils quelques autres visions. C'est vers ce temps
qu'on peut placer la vision de Jacques,
mentionnée par saint Paul[4]. Jacques était frère
ou du moins parent de Jésus. On ne voit pas qu'il ait accompagne Jésus lors
de son dernier séjour à Jérusalem. Il y vint probablement avec les apôtres,
lorsque ceux-ci quittèrent Il est très-remarquable, en effet, que la famille de Jésus, dont quelques membres, durant sa vie, avaient été incrédules et hostiles à sa mission[7], fait maintenant partie de l'Église et y tient une place très-élevée. On est porté à supposer que la réconciliation se fit durant le séjour des apôtres en Galilée. La célébrité qu'avait prise tout à coup le nom de leur parent, ces cinq cents personnes qui croyaient en lui et assuraient l'avoir vu ressuscité, purent faire impression sur leur esprit[8]. Dès l'établissement définitif des apôtres à Jérusalem, on voit avec eux Marie, mère de Jésus, et les frères de Jésus[9]. En ce qui concerne Marie, il paraît que Jean, croyant obéir en cela aune recommandation de son maître, l'avait adoptée et prise avec lui[10]. Il la ramena peut-être à Jérusalem. Cette femme, dont le rôle et le caractère personnels sont restés profondément obscurs, prenait dès lors de l'importance. Le mot que l'évangéliste met dans la bouche d'une inconnue : Heureux le ventre qui t'a porté et les mamelles que tu as sucées ! commençait à se vérifier. Il est probable que Marie survécut peu d'années à son fils[11]. Quant aux frères de Jésus, la question est plus obscure. Jésus eut des frères et des sœurs. Il semble probable cependant que, dans la classe de personnes qui s'appelaient frères du Seigneur, il y eut des parents au second degré. La question n'a de gravité qu'en ce qui concerne Jacques. Ce Jacques le Juste, ou frère du Seigneur, que nous allons voir jouer un très-grand rôle dans les trente premières années du christianisme, était-il Jacques, fils d'Alphée, qui paraît avoir été cousin germain de Jésus, ou un vrai frère de Jésus ? Les données, à cet égard, sont tout à fait incertaines et contradictoires. Ce que nous savons de ce Jacques nous présente de lui une image tellement éloignée de celle de Jésus, qu'on répugne à croire que deux hommes si différents soient nés de. la même mère. Si Jésus est le vrai fondateur du christianisme, Jacques en fut le plus dangereux ennemi ; il faillit tout perdre par son esprit étroit. Plus tard, on crut certainement que Jacques le Juste était un vrai frère de Jésus[12]. Mais peut-être s'était-il établi à ce sujet quelque confusion. Quoi qu'il en soit, les apôtres désormais ne se séparent plus que pour des voyages temporaires. Jérusalem devient leur centre[13] ; ils semblent craindre de se disperser, et certains traits paraissent révéler chez eux la préoccupation d'empêcher un nouveau retour en Galilée, lequel eut dissous la petite société. On supposa un ordre exprès de Jésus, interdisant de quitter Jérusalem, au moins jusqu'aux grandes manifestations que l'on attendait[14]. Les apparitions devenaient de plus en plus rares. On en parlait beaucoup moins, et l'on commençait à croire qu'on ne verrait plus le maître avant son retour solennel dans les nuées. Les imaginations se tournaient avec beaucoup de force vers une promesse qu'on supposait que Jésus avait faite. Durant sa vie, Jésus, dit-on, avait souvent parlé de l'Esprit-Saint, conçu comme une personnification de la sagesse divine[15]. Il avait promis à ses disciples que cet Esprit serait leur force dans les combats qu'ils auraient à livrer, leur inspiration dans les difficultés, leur avocat, s'ils avaient à parler en public. Quand les visions devinrent rares, on se rejeta sur cet Esprit, envisagé comme un consolateur, comme un autre lui-même que Jésus devait envoyer à ses amis. Quelquefois on se figurait que Jésus, se montrant tout à coup au milieu de ses disciples assemblés, avait soufflé sur eux de sa propre bouche un courant d'air vivificateur[16]. D'autres fois, la disparition de Jésus était regardée comme la condition de la venue de l'Esprit[17]. On croyait que dans ses apparitions il avait promis la descente de cet Esprit[18]. Plusieurs établissaient un lien intime entre cette descente et la restauration du royaume d'Israël[19]. Toute l'activité d'imagination que la secte avait déployée pour créer la légende de Jésus ressuscité, elle allait maintenant l'appliquer à la création d'un ensemble de croyances pieuses sur la descente de l'Esprit et sur ses dons merveilleux. Il semble cependant qu'une grande apparition de Jésus eut lieu encore à Béthanie ou sur le mont des Oliviers[20]. Certaines traditions rapportaient à cette vision les recommandations finales, la promesse réitérée de l'envoi du Saint-Esprit, l'acte par lequel il investit ses disciples du pouvoir de remettre les péchés[21]. Les traits caractéristiques de ces apparitions devenaient de plus en plus vagues ; on les confondait les unes avec les autres. On finit par n'y plus penser beaucoup. Il fut reçu que Jésus était vivant[22], qu'il s'était manifesté par un nombre d'apparitions suffisant pour prouver son existence, qu'il pouvait se manifester encore en des visions partielles, jusqu'à la grande révélation finale où tout serait consommé[23]. Ainsi, saint Paul présente la vision qu'il eut sur la route de Damas comme du même ordre que celles qui viennent d'être racontées[24]. En tout cas, on admettait, en un sens idéaliste, que le maître était avec ses disciples et serait avec eux jusqu'à la fin[25]. Dans les premiers jours, les apparitions étant très-fréquentes, Jésus était conçu comme habitant la terre d'une façon continue et remplissant plus ou moins les fonctions de la vie terrestre. Quand les visions devinrent rares, on se plia à une autre imagination. On se figura Jésus comme entré dans la gloire et assis à la droite de son Père. Il est monté au ciel, se dit-on. Ce mot resta pour la plupart à l'état d'image vague ou d'induction[26]. Mais il se traduisit pour plusieurs en une scène matérielle. On voulut qu'à la suite de la dernière vision commune à tous les apôtres, et où il leur fit ses recommandations suprêmes, Jésus se fût élevé vers le ciel[27]. La scène fut plus tard développée et devint une légende complète. On raconta que des hommes célestes, selon l'appareil des manifestations divines très-brillantes[28], apparurent au moment où un nuage l'entourait, et consolèrent les disciples par l'assurance d'un -retour dans les nues tout semblable à la scène dont ils venaient d'être témoins. La mort de Moïse avait été entourée par l'imagination populaire de circonstances du même genre[29]. Peut-être se souvint-on aussi de l'ascension d'Élie[30]. — Une tradition[31] plaça le lieu de cette scène près de Béthanie, sur le sommet du mont des Oliviers. Ce quartier était reste fort cher aux disciples, sans doute parce que Jésus y avait habité. La légende veut que les disciples, après cette scène
merveilleuse, soient rentrés dans Jérusalem avec
joie[32].
Pour nous, c'est avec tristesse que nous dirons à Jésus le dernier adieu. Le
retrouver vivant encore de sa vie d'ombre a été pour nous une grande
consolation. Cette seconde vie de Jésus, image pâle de la première, est
encore pleine de charme. Maintenant, tout parfum de lui est perdu. Enlevé sur
son nuage à la droite de son Père, il nous laisse avec des hommes, et que la
chute est lourde, ô ciel ! Le règne de la poésie est passé. Marie de Magdala,
retirée dans sa bourgade, y ensevelit ses souvenirs. Par suite de cette
éternelle injustice qui fait que l'homme s'approprie à lui seul l'œuvre dans
laquelle la femme a eu autant de part que lui, Céphas l'éclipsé et la fait
oublier ! Plus de sermons sur la montagne ; plus de possédées guéries ; plus
de courtisanes touchées ; plus de ces collaboratrices étranges de l'œuvre de |
[1] Luc, XXIV, 47.
[2] Sur le nom de Galiléens donné aux chrétiens, voir ci-dessous, au chapitre XIII.
[3] Matthieu est exclusivement galiléen ; Luc et le second Marc, XVI, 9-20, sont exclusivement hiérosolymites. Jean réunit les deux traditions. Paul (I Cor., XV, 5-8) admet aussi des visions arrivées sur des points très-éloignés. Il est possible que la vision des cinq cents frères de Paul, que nous avons identifiée par conjecture avec celle de la montagne de Galilée de Matthieu, soit une vision hiérosolymite.
[4] I Cor., XV, 7. On ne peut expliquer le silence des quatre Évangiles canoniques sur cette vision qu'en la rapportant à une époque placée en deçà du cadre de leur récit. L'ordre chronologique des visions, sur lequel saint Paul insiste avec tant de précision, conduit au même résultat.
[5] Évangile des hébreux, cité par saint Jérôme, De viris illustribus, 2. Comparez Luc, XXIV, 41-43.
[6] Évangile des hébreux, cité par saint Jérôme, De viris illustribus, 2.
[7] Jean, VII, 5.
[8] Y aurait-il une allusion à ce brusque changement dans Gal., II, 6 ?
[9] Act., I, 14, témoignage faible, il est vrai. On sent déjà chez Luc une tendance à grandir le rôle de Marie. Luc, chap. I et II.
[10] Jean, XIX, 25-27.
[11] La tradition sur son séjour à Éphèse est moderne et sans valeur. Voir Épiphane, Adv. hœr., hær. LXXVIII, 11.
[12] Évangile selon les hébreux, cité par saint Jérôme, De viris illustribus, 2.
[13] Act., VIII, 1 ; Galat., I, 17-19 ; II, 1 et suiv.
[14] Luc, XXIV, 49 ; Act., I, 4.
[15] Cette idée, il est vrai, n'est développée que dans le quatrième Évangile (ch. XIV, XV, XVI). Mais elle est indiquée dans Matth., III, 11 ; Marc, I, 8 ; Luc, III, 16 ; XII, 11-12 ; XXIV, 49.
[16] Jean, XX, 22-23.
[17] Jean, XVI, 7.
[18] Luc, XXIV, 49 ; Act., I, 4 et suiv.
[19] Act., I, 5-8.
[20] I Cor., XV, 7 ; Luc, XXIV, 50 et suiv. ; Act., I, 2 et suiv. Certes, il serait très-admissible que la vision de Béthanie racontée par Luc fût parallèle à la vision de la montagne, dans Matth., XXVIII, 16 et suiv., avec transposition de lieu. Cependant celte vision chez Matthieu n'est pas suivie de l'ascension. Dans la seconde finale de Marc, la vision des recommandations finales, suivie de l'ascension, a lieu à Jérusalem. Enfin Paul présente la vision à tous les apôtres, comme distincte de celle aux cinq cents frères.
[21] D'autres traditions rapportaient la collation de ce pouvoir à des visions antérieures (Jean, XX, 23).
[22] Luc, XXIV, 23 ; Act., XXV, 19.
[23] Act., I, 11.
[24] I Cor., XV, 8.
[25] Matth., XXVIII, 20.
[26] Jean, III, 13 ; VI, 62 ; XVI, 7 ; XX, 17 ; Ephes., IV, 10 ; I Petri, III, 22. Ni Matthieu ni Jean n'ont le récit de l'ascension. Paul (I Cor., XV, 7-8) en exclut jusqu'à l'idée.
[27] Marc, XVI, 19 ; Luc, XXIV, 50-52 ; Act., 2-19, ; Justin, Apol., I, 50 ; Ascension d'Isaïe, version éthiopienne, XI, 22 ; version latine Venise, 1522, sub fin.
[28] Comparez le récit de la transfiguration.
[29] Jos., Antiq., IV, VIII, 48.
[30] II Reg., II, 14 et suiv.
[31] Luc, dernier chapitre de l'Évangile, et premier chapitre des Actes.
[32] Luc, XXIV, 52.