LA VIE DE JÉSUS-CHRIST

 

CHAPITRE XXVI.

Jésus au tombeau.

 

Il était environ trois heures de l’après-midi, selon notre manière de compter[1], quand Jésus expira. Une loi juive[2] défendait de laisser un cadavre suspendu au gibet au delà de la soirée du jour de l’exécution. Il n’est pas probable que, dans les exécutions faites par les Romains, cette prescription fût observée. Mais comme le lendemain était le sabbat, et un sabbat d’une solennité particulière, les Juifs exprimèrent à l’autorité romaine[3] le désir que ce saint jour ne fût pas souillé par un tel spectacle[4]. On acquiesça à leur demande ; des ordres furent donnés pour qu’on hâtât la mort des trois condamnés, et qu’on les détachât de la croix. Les soldats exécutèrent cette consigne en appliquant aux deux voleurs un second supplice, bien plus prompt que celui de la croix, le crurifragium, brisement des jambes[5], supplice ordinaire des esclaves et des prisonniers de guerre. Quant à Jésus, ils le trouvèrent mort, et ne jugèrent pas à propos de lui casser les jambes. Un d’entre eux, seulement, pour enlever toute incertitude sur le décès réel de ce troisième crucifié, et l’achever s’il lui restait quelque souffle, lui perça le côté d’un coup de lance. On crut voir couler du sang et de l’eau, ce qu’on regarda comme un signe de la cessation de vie.

Jean, qui prétend l’avoir vu[6], insiste beaucoup sur ce détail. Il est évident en effet que des doutes s’élevèrent sur la réalité de la mort de Jésus. Quelques heures de suspension à la croix paraissaient aux personnes habituées à voir des crucifiements tout à fait insuffisantes pour amener un tel résultat. On citait beaucoup de cas de crucifiés qui, détachés à temps, avaient été rappelés à la vie par des cures énergiques[7]. Origène plus tard se crut obligé d’invoquer le miracle pour expliquer une fin si prompte[8]. Le même étonnement se retrouve dans le récit de Marc[9]. A vrai dire, la meilleure garantie que possède l’historien sur un point de cette nature, c’est la haine soupçonneuse des ennemis de Jésus. Il est douteux que les Juifs fussent dès lors préoccupés de la crainte que Jésus ne passât pour ressuscité ; mais en tout cas ils devaient veiller à ce qu’il fût bien mort. Quelle qu’ait pu être à certaines époques la négligence des anciens en tout ce qui était constatation légale et conduite stricte des affaires, on ne peut croire que les intéressés n’aient pas pris à cet égard quelques précautions[10].

Selon la coutume romaine, le cadavre de Jésus aurait dû rester suspendu pour devenir la proie des oiseaux[11]. Selon la loi juive, enlevé le soir, il eût été déposé dans le lieu infâme destiné à la sépulture des suppliciés[12]. Si Jésus n’avait eu pour disciples que ses pauvres Galiléens, timides et sans crédit, la chose se serait passée de cette seconde manière. Mais nous avons vu que, malgré son peu de succès à Jérusalem, Jésus avait gagné la sympathie de quelques personnes considérables, qui attendaient le royaume de Dieu, et qui, sans s’avouer ses disciples, avaient pour lui un profond attachement. Une de ces personnes, Joseph de la petite ville d’Arimathie (Ha-ramathaïm[13]), alla le soir demander le corps au procurateur[14]. Joseph était un homme riche et honorable, membre du sanhédrin. La loi romaine, à cette époque, ordonnait d’ailleurs de délivrer le cadavre du supplicié à qui le réclamait[15]. Pilate, qui ignorait la circonstance du crurifragium, s’étonna que Jésus fût sitôt mort, et fit venir le centurion qui avait commandé l’exécution, pour savoir ce qu’il en était. Après avoir reçu les assurances du centurion, Pilate accorda à Joseph l’objet de sa demande. Le corps, probablement, était déjà descendu de la croix. On le livra à Joseph pour en faire selon son plaisir.

Un autre ami secret, Nicodème[16], que déjà nous ayons vu plus d’une fois employer son influence en faveur de Jésus, se retrouva à ce moment. Il arriva portant une ample provision des substances nécessaires à l’embaumement. Joseph et Nicodème ensevelirent Jésus selon la coutume juive, c’est-à-dire en l’enveloppant dans un linceul avec de la myrrhe et de l’aloès. Les femmes galiléennes étaient présentes[17], et sans doute accompagnaient la scène de cris aigus et de pleurs.

Il était tard, et tout cela se fit fort à la hâte. On n’avait pas encore choisi le lieu où on déposerait le corps d’une manière définitive. Ce transport d’ailleurs eût pu se prolonger jusqu’à une heure avancée et entraîner une violation du sabbat ; or les disciples observaient encore avec conscience les prescriptions de la loi juive. On se décida donc pour une sépulture provisoire[18]. Il y avait près de là, dans un jardin, un tombeau récemment creusé dans le roc et qui n’avait jamais servi. Il appartenait probablement à quelque affilié[19]. Les grottes funéraires, quand elles étaient destinées à un seul cadavre, se composaient d’une petite chambre, au fond de laquelle la place du corps était marquée par une auge ou couchette évidée dans la paroi et surmontée d’un arceau[20]. Comme ces grottes étaient creusées dans le flanc de rochers inclinés, on y entrait de plain-pied ; la porte était fermée par une pierre très difficile à manier. On déposa Jésus dans le caveau ; on roula la pierre à la porte, et l’on se promit de revenir pour lui donner une sépulture plus complète. Mais le lendemain étant un sabbat solennel, le travail fut remis au surlendemain[21].

Les femmes se retirèrent après avoir soigneusement remarqué comment le corps était posé. Elles employèrent les heures de la soirée qui leur restaient à faire de nouveaux préparatifs pour l’embaumement. Le samedi, tout le monde se reposa[22].

Le dimanche matin, les femmes, Marie de Magdala la première, vinrent de très bonne heure au tombeau[23]. La pierre était déplacée de l’ouverture, et le corps n’était plus à l’endroit où on l’avait mis. En même temps, les bruits les plus étranges se répandirent dans la communauté chrétienne. Le cri : il est ressuscité ! courut parmi les disciples comme un éclair. L’amour lui fit trouver partout mie créance facile. Que s’était-il passé ? C’est en traitant de l’histoire des apôtres que nous aurons à examiner ce point et à rechercher l’origine des légendes relatives à la résurrection. La vie de Jésus, pour l’historien, finît avec son dernier soupir. Mais telle était la trace qu’il avait laissée dans le cœur de ses disciples et de quelques amies dévouées que, durant des semaines encore, il fut pour eux vivant et consolateur. Son corps avait-il été enlevé[24], ou bien l’enthousiasme, toujours crédule, fit-il éclore après coup l’ensemble de récits par lesquels on chercha à établir la foi à la résurrection ? C’est ce que, faute de documents contradictoires, nous ignorerons à jamais. Disons cependant que la forte imagination de Marie de Magdala[25] joua dans cette circonstance un rôle capital[26]. Pouvoir divin de l’amour ! moments sacrés où la passion d’une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité !

 

 

 



[1] Matth., XXVII, 46 — Marc, XV, 37 — Luc, XXIII, 44. Comparez Jean, XIX, 14.

[2] Deutéronome, XXI, 22-23 — Josué, III, 29 ; X, 26 et suiv. Cf. Josèphe, B. J., IV, V, 2 — Mischna, Sanhédrin, VI, 5.

[3] Jean dit : « à Pilate » ; mais cela ne se peut, car Marc (XV, 44-45) veut que le soir Pilate ignorât encore la mort de Jésus.

[4] Comparez Philon, In Flaccum, § 10.

[5] Il n’y a pas d’autre exemple du crurifragium appliqué à la suite du crucifiement. Mais souvent, pour abréger les tortures du patient, on lui donnait un coup de grâce. Voir le passage d’Ibn-Hischâm, traduit dans la Zeitschrift fûr die Kunde des Morgenlandes, I, p. 99-100.

[6] Jean, XIX, 34-35.

[7] Hérodote, VII, 194 — Josèphe, Vita, 75.

[8] In Matth. Comment. series, 140.

[9] Marc, XV, 44-45.

[10] Les besoins de l’argumentation chrétienne portèrent plus tard à exagérer ces précautions, surtout quand les Juifs eurent adopté pour système de soutenir que le corps de Jésus avait été volé. Matth., XXVII, 62 et suiv. ; XXVIII, 11-15.

[11] Horace, Epîtres, I, XVI, 48 — Juvénal, XI, 77 — Lucain, VI, 544 — Plaute, Miles glor., II, IV, 19 — Artémidore, Onir., II, 53 — Pline, XXXVI, 24 — Plutarque, Vie de Cléomène, 39 — Pétrone, Satiricon, CXI-CXII.

[12] Mishna, Sanhédrin, VI, 5.

[13] Probablement identique à l’antique Rama de Samuel, dans la tribu d’Ephraïm.

[14] Matth., XXVII, 57 et suiv. — Marc, XV, 42 et suiv. — Luc, XXIII, 50 et suiv. — Jean, XIX, 38 et suiv.

[15] Digeste, XLVIII, XXIV, De cadaveribus purnitorum.

[16] Jean, XIX, 39 et suiv.

[17] Matth., XXVII, 61 — Marc, XV, 47 — Luc, XXIII, 55.

[18] Jean, XIX, 41-42.

[19] Une tradition (Matth., XXVI, 60) désigne comme propriétaire du caveau Joseph d’Arimathie lui-même.

[20] Le caveau qui, à l’époque de Constantin, fut considéré comme le tombeau du Christ, offrait cette forme, ainsi qu’on peut le conclure de la description d’Arculfe (dans Mabillon, Acta SS. Ord. S. Bened., sect., III, pars II, p. 504) et des vagues traditions qui restent à Jérusalem dans le clergé grec sur l’état du rocher actuellement dissimulé par l’édicule du Saint-Sépulcre. Mais les indices sur lesquels on se fonda sous Constantin pour identifier ce tombeau avec celui du Christ furent faibles ou nuls (voir surtout Sozomène, H. E., II, 1). Lors même qu’on admettrait la position du Golgotha comme à peu près exacte, le Saint Sépulcre n’aurait encore aucun caractère bien sérieux d’authenticité. En tout cas, l’aspect des lieux a été totalement modifié.

[21] Luc, XXIII, 56.

[22] Ibid., 54-56.

[23] Matthieu, XXVIII, 1 — Marc, XVI, 1 — Luc, XXIV, 1 — Jean, XX, 1.

[24] Voir Matth., XXVIII, 15 — Jean, XX, 2.

[25] Elle avait été possédée de sept démons (Marc, XVI, 9 — Luc, VIIII, 2).

[26] Cela est sensible surtout dans les versets 9 et suivants du chapitre XVI de Marc. Ces versets forment une conclusion du second évangile, différente de la conclusion XVI, 1-8, après laquelle s’arrêtent beaucoup de manuscrits. Dans le quatrième évangile (XX, 1-2, 11 et suiv., 18), Marie de Magdala est aussi le seul témoin primitif de la résurrection.