Machinations des ennemis de Jésus.
Jésus passa l’automne et une partie de l’hiver à Jérusalem. Cette saison y est assez froide. Le portique de Salomon, avec ses allées couvertes, était le lieu où il se promenait habituellement[1]. Ce portique se composait de deux galeries, formées par trois rangs de colonnes, et recouvertes d’un plafond en bois sculpté[2]. Il dominait la vallée de Cédron, qui était sans doute moins encombrée de déblais qu’elle ne l’est aujourd’hui. L’œil, du haut du portique, ne mesurait pas le fond du ravin, et il semblait, par suite de l’inclinaison des talus, qu’un abîme s’ouvrit à pic sous le mur[3]. L’autre côté de la vallée possédait déjà sa parure de somptueux tombeaux. Quelques-uns des monuments qu’on y voit aujourd’hui étaient peut-être ces cénotaphes en l’honneur des anciens prophètes[4] que Jésus montrait du doigt, quand, assis sous le portique, il foudroyait les classes officielles, qui abritaient derrière ces masses colossales leur hypocrisie ou leur vanité[5]. A la fin du mois de décembre, il célébra à Jérusalem la
fête établie par Judas Macchabée en souvenir de la purification du temple
après les sacrilèges d’Antiochus Épiphane[6]. On l’appelait
aussi Jésus, après avoir accompli cette espèce de pèlerinage aux lieux de sa première activité prophétique, revint à son séjour chéri de Béthanie, où se passa un fait singulier qui semble avoir eu sur la fin de sa vie des conséquences décisives[13]. Fatigués du mauvais accueil que le royaume de Dieu trouvait dans la capitale, les amis de Jésus désiraient un grand miracle qui frappât vivement l’incrédulité hiérosolymite. La résurrection d’un homme connu à Jérusalem dut paraître ce qu’il y avait de plus convaincant. Il faut se rappeler ici que la condition essentielle de la vraie critique est de comprendre la diversité des temps, et de se dépouiller des répugnances instinctives qui sont le fruit d’une éducation purement raisonnable. Il faut se rappeler aussi que dans cette ville impure et pesante de Jérusalem, Jésus n’était plus lui-même. Sa conscience, par la faute des hommes et non par la sienne, avait perdu quelque chose de sa limpidité primordiale. Désespéré, poussé à bout, il ne s’appartenait plus. Sa mission s’imposait à lui, et il obéissait au torrent. Comme cela arrive toujours dans les grandes carrières divines, il subissait les miracles que l’opinion exigeait de lui bien plus qu’il ne les faisait. A la distance où nous sommes, et en présence d’un seul texte, offrant des traces évidentes d’artifices de composition, il est impossible de décider si, dans le cas présent, tout est fiction ou si un fait réel arrivé à Béthanie servit de base aux bruits répandus. Il faut reconnaître cependant que le tour de la narration de Jean a quelque chose de profondément différent des récits de miracles, éclos de l’imagination populaire, qui remplissent les synoptiques. Ajoutons que Jean est le seul évangéliste qui ait une connaissance précise des relations de Jésus avec la famille de Béthanie, et qu’on ne comprendrait pas qu’une création populaire fût venue prendre sa place dans un cadre de souvenirs aussi personnels. Il est donc vraisemblable que le prodige dont il s’agit ne fut pas un de ces miracles complètement légendaires et dont personne n’est responsable. En d’autres termes, nous pensons qu’il se passa à Béthanie quelque chose qui fut regardé comme une résurrection. La renommée attribuait déjà à Jésus deux ou trois faits de ce genre[14]. La famille de Béthanie put être amenée presque sans s’en douter à l’acte important qu’on désirait. Jésus y était adoré. Il semble que Lazare était malade, et que ce fut même sur un message des sœurs alarmées que Jésus quitta la Pérée[15]. La joie de son arrivée put ramener Lazare à la vie. Peut-être aussi l’ardent désir de fermer la bouche à ceux qui niaient outrageusement la mission divine de leur ami entraîna-t-elle ces personnes passionnées au delà de toutes les bornes. Peut-être Lazare, pâle encore de sa maladie, se fit-il entourer de bandelettes comme un mort et enfermer dans son tombeau de famille. Ces tombeaux étaient de grandes chambres taillées dans le roc, où l’on pénétrait par une ouverture carrée, que fermait une dalle énorme. Marthe et Marie vinrent au-devant de Jésus, et, sans le laisser entrer dans Béthanie, le conduisirent à la grotte. L’émotion qu’éprouva Jésus près du tombeau de son ami, qu’il croyait mort[16], put être prise par les assistants pour ce trouble, ce frémissement[17] qui accompagnaient les miracles ; l’opinion populaire voulant que la vertu divine fût dans l’homme comme un principe épileptique et convulsif. Jésus (toujours dans l’hypothèse ci-dessus énoncée) désira voir encore une fois celui qu’il avait aimé, et, la pierre ayant été écartée, Lazare sortit avec ses bandelettes et la tête entourée d’un suaire. Cette apparition dut naturellement être regardée par tout le monde comme une résurrection. La foi ne connaît d’autre loi que l’intérêt de ce qu’elle croit le vrai. Le but qu’elle poursuit étant pour elle absolument saint, elle ne se fait aucun scrupule d’invoquer de mauvais arguments pour sa thèse, quand les bons ne réussissent pas. Si telle preuve n’est pas solide, tant d’autres le sont !... Si tel prodige n’est pas réel, tant d’autres l’ont été .... Intimement persuadés que Jésus était thaumaturge, Lazare et ses deux sœurs purent aider un de ses miracles à s’exécuter, comme tant d’hommes pieux qui, convaincus de la vérité de leur religion, ont cherché à triompher de l’obstination des hommes par des moyens dont ils voyaient bien la faiblesse. L’état de leur conscience était celui des stigmatisées, des convulsionnaires, des possédées de couvent, entraînées par l’influence du monde où elles vivent et par leur propre croyance à des actes feints. Quant à Jésus, il n’était pas plus maître que, saint Bernard, que saint François d’Assise de modérer l’avidité de la foule et de ses propres disciples pour le merveilleux. La mort, d’ailleurs, allait dans quelques jours lui rendre sa liberté divine, et l’arracher aux fatales nécessités d’un rôle qui chaque jour devenait plus exigeant, plus difficile à soutenir. Tout semble faire croire, en effet, que le miracle de Béthanie contribua sensiblement à avancer la fin de Jésus[18]. Les personnes qui en avaient été témoins se répandirent dans la ville ; et en parlèrent beaucoup. Les disciples racontèrent le fait avec des détails de mise en scène combinés en vue de l’argumentation. Les autres miracles de Jésus étaient des-actes passagers, acceptés spontanément par la foi, grossis par la renommée populaire, et sur lesquels, une fois passés, on ne revenait plus. Celui-ci était un véritable événement, qu’on prétendait de notoriété publique, et avec lequel on espérait fermer la bouche aux pharisiens[19]. Les ennemis de Jésus furent fort irrités de tout ce bruit. Ils essayèrent, dit-on, de tuer Lazare[20]. Ce qu’il y a de certain, c’est que dès lors un conseil fut assemblé par les chefs des prêtres[21], et que dans ce conseil la question fut nettement posée : Jésus et le judaïsme pouvaient-ils vivre ensemble ? Poser la question, c’était la résoudre, et sans être prophète, comme le veut l’évangéliste, le grand-prêtre put très bien prononcer son axiome sanglant : Il est utile qu’un homme meure pour tout le peuple. Le grand-prêtre de cette année, pour prendre une expression du quatrième évangéliste, qui rend très bien l’état d’abaissement où se trouvait réduit le souverain pontificat, était Joseph Kaïapha, nommé par Valérius Gratus et tout dévoué aux Romains. Depuis que Jérusalem dépendait des procurateurs, la charge de grand-prêtre était devenue une fonction amovible ; les destitutions s’y succédaient presque chaque année[22]. Kaïapha, cependant, se maintint plus longtemps que les autres. Il avait revêtu sa charge l’an 25, et il ne la perdit que l’an 36. On ne sait rien de son caractère. Beaucoup de circonstances portent à croire que son pouvoir n’était que nominal. A côté et au-dessus de lui, en effet, nous voyons toujours un autre personnage ; qui paraît avoir exercé, au moment décisif qui nous occupe, un pouvoir prépondérant. Ce personnage était le beau-père de Kaïapha, Hanan ou
Annas[23], fils de Seth,
vieux grand-prêtre déposé, qui, au milieu de cette instabilité du pontificat,
conserva au fond toute l’autorité. Hanan avait reçu le souverain sacerdoce du
légat Quirinius, l’an 7 de notre ère. Il perdit ses fonctions l’an 14, à
l’avènement de Tibère ; mais il resta très considéré. On continuait à
l’appeler grand-prêtre, quoiqu’il fût
hors de charge[24],
et à le consulter sur toutes les questions graves. Pendant cinquante ans, le
pontificat demeura presque sans interruption dans sa famille ; cinq de
ses fils revêtirent successivement cette dignité[25], sans compter
Kaïapha, qui était son gendre. C’était ce qu’on appelait C’est dans la bouche de Caïphe que l’évangéliste tient à placer le mot décisif qui amena la sentence de mort de Jésus[33]. On supposait que le grand-prêtre possédait un certain don de prophétie ; le mot devint ainsi pour la communauté chrétienne un oracle plein de sens profonds. Mais un tel mot, quel que soit celui qui l’ait prononcé, fut la pensée de tout le parti sacerdotal. Ce parti était fort opposé aux séditions populaires. Il cherchait à arrêter les enthousiastes religieux, prévoyant avec raison que, par leurs prédications exaltées, ils amèneraient la ruine totale de la nation. Bien que l’agitation provoquée par Jésus n’eût rien de temporel, les prêtres virent comme conséquence dernière de cette agitation une aggravation du joug romain et le renversement du temple, source de leurs richesses et de leurs honneurs[34]. Certes, les causes qui devaient amener, trente-sept ans plus tard, la ruine de Jérusalem étaient ailleurs que dans le christianisme naissant. Elles étaient dans Jérusalem même, et non en Galilée. Ce pendant on ne peut dire que le motif allégué, en cette circonstance, par les prêtres fût tellement hors de la vraisemblance qu’il faille y voir de la mauvaise foi. En un sens général, Jésus, s’il réussissait, amenait bien réellement la ruine de la nation juive. Partant des principes admis d’emblée par toute l’ancienne politique, Hanan et Kaïapha étaient donc en droit de dire : Mieux vaut la mort d’un homme que la ruine d’un peuple. C’est là un raisonnement, selon nous, détestable. Mais ce raisonnement a été celui des partis conservateurs depuis l’origine des sociétés humaines. Le parti de l’ordre (je prends cette expression dans le sens étroit et mesquin) a toujours été le même. Pensant que le dernier mot du gouvernement est d’empêcher les émotions populaires, il croit faire acte de patriotisme en prévenant par le meurtre juridique l’effusion tumultueuse du sang. Peu soucieux de l’avenir, il ne songe pas qu’en déclarant la guerre à toute initiative, il court risque de froisser l’idée destinée à triompher un jour. La mort de Jésus fut une des mille applications de cette politique. Le mouvement qu’il dirigeait était tout spirituel ; mais c’était un mouvement ; dès lors les hommes d’ordre, persuadés que l’essentiel pour l’humanité est de ne point s’agiter, devaient empêcher l’esprit nouveau de s’étendre. Jamais on ne vit par un plus frappant exemple combien une telle conduite va contre son but. Laissé libre, Jésus se fût épuisé dans une lutte désespérée contre l’impossible. La haine inintelligente de ses ennemis décida du succès de son œuvre et mit le sceau à sa divinité. La mort de Jésus fut ainsi résolue dès le mois de février ou le commencement de mars[35]. Mais Jésus échappa encore pour quelque temps. Il se retira dans une ville peu connue, nommée Ephraïn ou Ephron, du côté de Béthel, à une petite journée de Jérusalem[36]. Il y vécut quelques jours avec ses disciples, laissant passer l’orage. Mais les ordres pour l’arrêter, dès qu’on le reconnaîtrait à Jérusalem, étaient donnés. La solennité de Pâque approchait, et on pensait que Jésus, selon sa coutume, viendrait célébrer cette fête à Jérusalem[37]. |
[1] Jean, X, 23.
[2] Josèphe, B. J., V, V, 2. Comparez Ant., XV, XI, 5 ; XX, IX, 7.
[3] Josèphe, endroits cités.
[4] Voir ci-dessus, p. 135. Je suis porté à supposer que les tombeaux dits de Zacharie et d’Absalon étaient des monuments de ce genre. Cf. Itin. a Burdig. Hierus., p. 153 (édit. Schott).
[5] Matth., XXIII, 29 — Luc, XI, 47.
[6] Jean, X, 22. Comparez I Macchabées, IV, 52 et suiv. — II Macchabées, X, 6 et suiv.
[7] Josèphe, Ant., XII, VII, 7.
[8] Jean, X, 40.
Cf. Matth., XIX, 1 — Marc, X, 1. Ce voyage est connu des
synoptiques. Mais ils semblent croire que Jésus le fit en venant de Galilée à
Jérusalem par
[9] Eccli., XXIV, 18 — Strabon, XVI, II, 41 — Justin, XXXVI, 3 — Josèphe, Ant., IV, VI, 1 ; XIV, IV, 1 ; XV, IV, 2.
[10] Luc, XIX, 4 et suiv.
[11] Matth., XX, 29 — Marc, X, 46 et suiv. — Luc, XVIII, 35.
[12] B. J., IV, VIII, 8. Comparez ibid., I, VI, 6 ; I, XVIII, 5, et Ant., XV, IV, 2.
[13] Jean, XI, 4 et suiv.
[14] Matth., IX, 18 et suiv. — Marc, V, 22 et suiv. — Luc, VII, 11 et suiv. ; VIII, 41 et suiv.
[15] Jean, XI, 3 et suiv.
[16] Ibid., 35 et suiv.
[17] Ibid., 33, 38.
[18] Jean, XI, 46 et suiv. ; XII, 2, 9 et suiv., 17 et suiv.
[19] Ibid., XII, 9-10, 17-18.
[20] Ibid., 10.
[21] Ibid., XI, 47 et suiv.
[22] Josèphe, Ant., XV, III, 1 ; XVIII, II, 2, V, 3 ; XX, IX, 1, 4.
[23] L’Ananus de Josèphe. C’est ainsi que le nom hébreu Johaa an devenait en grec Joannes ou Joannas.
[24] Jean, XVIII, 15-23 — Actes, IV, 6.
[25] Josèphe, Ant., XX, IX, 4.
[26] Ibid., Ant., XV, III, 1 ; B. J., IV, V, 6 et 7 – Actes, IV, 6.
[27] Josèphe, Ant., XX, IX, 3.
[28] Ibid., XV, IX, 3 ; XIX, VI, 2 — VIII, 1.
[29] Luc, III, 2.
[30] Actes, V, 17.
[31] Josèphe, Ant., XX, IX, 4.
[32] Ibid.
[33] Jean, XI, 49-50. Cf. ibid., XVIII, 14.
[34] Jean, XI, 48.
[35] Ibid., 53.
[36] Ibid., 54. Cf. II Chroniques, XIII, 19 – Josèphe, B. J., IV, IX, 9; Eusèbe et S. Jérôme, De situ et nom. toc. hebr., aux mots EfrÅg et Efraým.
[37] Jean, XI,
55-56. Pour l’ordre des faits, dans toute cette partie, nous suivons le système
de Jean. Les synoptiques paraissent peu renseignés sur la période de la vie de
Jésus qui précède