LA VIE DE JÉSUS-CHRIST

 

CHAPITRE XIX.

Progression croissance d’enthousiasme et d’exaltation.

 

Il est clair qu’une telle société religieuse, fondée uniquement sur l’attente du royaume de Dieu, devait être en elle-même fort incomplète. La première génération chrétienne vécut tout entière d’attente et de rêve. A la veille de voir finir le monde, on regardait comme inutile tout ce qui ne sert qu’à continuer le monde. La propriété était interdite[1]. Tout ce qui attache l’homme à la terre, tout ce qui le détourne du ciel devait être fui. Quoique plusieurs disciples fussent mariés, on ne se mariait plus, ce semble, dès qu’on entrait dans la secte[2]. Le célibat était hautement préféré ; dans le mariage même, la continence était recommandée[3]. Un moment, le maître semble approuver ceux qui se mutileraient en vue du royaume de Dieu[4]. Il était en cela conséquent avec son principe : Si ta main ou ton pied t’est une occasion de péché, coupe-les, et jette-les loin de toi ; car il vaut mieux que tu entres boiteux ou manchot dans la vie éternelle, que d’être jeté avec tes deux pieds et tes deux mains dans la géhenne. Si ton œil t’est une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi ; car il vaut mieux entrer borgne dans la vie éternelle que d’avoir ses deux yeux, et d’être jeté dans la géhenne[5]. La cessation de la génération fut souvent considérée comme le signe et la condition du royaume de Dieu[6].

Jamais, on le voit, cette Église primitive n’eût formé une société durable, sans la grande variété des germes déposés par Jésus dans son enseignement. Il faudra plus d’un siècle encore pour que la vraie Église chrétienne, celle qui a converti le monde, se dégage de cette petite secte des saints du dernier jour, et devienne un cadre applicable à la société humaine tout entière. La même chose, du reste, eut lieu dans le bouddhisme, qui ne fut fondé d’abord que pour des moines. La même chose fût arrivée dans l’ordre de saint François, si cet ordre avait réussi dans sa prétention de devenir la règle de la société humaine tout entière. Nées à l’état d’utopies, réussissant par leur exagération même, les grandes fondations dont nous venons de parler ne remplirent le monde qu’à condition de se modifier profondément et de laisser tomber leurs excès. Jésus ne dépassa pas cette première période toute monacale, où l’on croit pouvoir impunément tenter l’impossible. Il ne fit aucune concession à la nécessité. Il prêcha hardiment la guerre à la nature, la totale rupture avec le sang. En vérité, je vous le déclare, disait-il, quiconque aura quitté sa maison, sa femme, ses frères, ses parents, ses enfants, pour le royaume de Dieu, recevra le centuple en ce monde, et, dans le monde à venir, la vie éternelle[7].

Les instructions que Jésus est censé avoir données à ses disciples respirent la même exaltation[8]. Lui, si facile pour ceux du dehors, lui qui se contente parfois de demi adhésions[9], est pour les siens d’une rigueur extrême. Il ne voulait pas d’à-peu-près. On dirait un Ordre constitué par les règles les plus austères. Fidèle à sa pensée que les soucis de la vie troublent l’homme et l’abaissent, Jésus exige de ses associés un entier détachement de la terre, un dévouement absolu à son œuvre. Ils ne doivent porter avec eux ni argent, ni provisions de route, pas même une besace, ni un vêtement de rechange. Ils doivent pratiquer la pauvreté absolue, vivre d’aumônes et d’hospitalité. Ce que vous avez reçu gratuitement, transmettez-le gratuitement[10], disait-il en son beau langage. Arrêtés, traduits devant les juges, qu’ils ne préparent pas leur défense ; l’avocat céleste, le Peraklit, leur inspirera ce qu’ils doivent dire. Le Père leur enverra d’en haut son Esprit, qui deviendra le principe de tous leurs actes, le directeur de leurs pensées, leur guide à travers le monde[11]. Chassés d’une ville, qu’ils secouent sur elle la poussière de leurs souliers, en lui donnant acte toutefois, pour qu’elle ne puisse alléguer son ignorance, de la proximité du royaume de Dieu. Avant que vous ayez épuisé, ajoutait-il, les villes d’Israël, le Fils de l’homme apparaîtra.

Une ardeur étrange anime tous ces discours, qui peuvent être en partie la création de l’enthousiasme des disciples[12], mais qui même en ce cas viennent indirectement de Jésus, puisqu’un tel enthousiasme était son œuvre. Jésus annonce à ceux qui veulent le suivre de grandes persécutions et la haine du genre humain. Il les envoie comme des agneaux au milieu des loups. Ils seront flagellés dans les synagogues, traînés en prison. Le frère sera livré par son frère, le fils par son père. Quand on les persécute dans un pays, qu’ils fuient dans un autre. Le disciple, disait-il, n’est pas plus que son maître, ni le serviteur plus que son patron. Ne craignez point ceux qui ôtent la vie du corps, et qui ne peuvent rien sur l’âme. On a deux passereaux pour une obole, et cependant un de ces oiseaux ne tombe pas sans la permission de votre Père. Les cheveux de votre tête sont comptés. Ne craignez rien ; vous valez beaucoup de passereaux[13]. – Quiconque, disait-il encore, me confessera devant les hommes, je le reconnaîtrai devant mon Père ; mais quiconque aura rougi de moi devant les hommes, je le renierai devant les anges, quand je viendrai entouré de la gloire de mon Père, qui est aux cieux[14].

Dans ces accès de rigueur, il allait jusqu’à supprimer la chair. Ses exigences n’avaient plus de bornes. Méprisant les saines limites de la nature de l’homme, il voulait qu’on n’existât que pour lui, qu’on n’aimât que lui seul. Si quelqu’un vient à moi, disait-il, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple[15]. — Si quelqu’un ne renonce pas à tout ce qu’il possède, il ne peut être mon disciple[16]. Quelque chose de plus qu’humain et d’étrange se mêlait alors à ses paroles ; c’était comme un feu dévorant la vie à sa racine, et réduisant tout à un affreux désert. Le sentiment âpre et triste de dégoût pour ce monde, d’abnégation outrée, qui caractérise la perfection chrétienne, eut pour fondateur, non le fin et joyeux moraliste des premiers jours, mais le géant sombre qu’une sorte de pressentiment grandiose jetait de plus en plus hors de l’humanité. On dirait que, dans ces moments de guerre contre les besoins les plus légitimes du cœur, il avait oublié le plaisir de vivre, d’aimer, de voir, de sentir. Dépassant toute mesure, il osait dire : Si quelqu’un veut être mon disciple, qu’il renonce à lui-même et me suive ! Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. Tenir à la vie, c’est se perdre ; sacrifier sa vie pour moi et pour la bonne nouvelle, c’est se sauver. Que sert à un homme de gagner le monde entier et de se perdre lui-même ?[17] Deux anecdotes, du genre de celles qu’il ne faut pas accepter comme historiques, mais qui se proposent de rendre un trait de caractère en l’exagérant, peignaient bien ce défi jeté à la nature. Il dit à un homme : Suis-moi !Seigneur, lui répond cet homme, laisse-moi d’abord aller ensevelir mon père. Jésus reprend : Laisse les morts ensevelir leurs morts ; toi, va et annonce le règne de Dieu. — Un autre lui dit : Je te suivrai, Seigneur, mais permets-moi auparavant d’aller mettre ordre aux affaires de ma maison. Jésus lui répond : Celui qui met la main à la charrue et regarde derrière lui, n’est pas fait pour le royaume de Dieu[18]. Une assurance extraordinaire, et parfois des accents de singulière douceur, renversant toutes nos idées, faisaient passer ces exagérations. Venez à moi, criait-il, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vos épaules ; apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes ; car mon joug est doux, et mon fardeau léger[19].

Un grand danger résultait pour l’avenir de cette morale exaltée, exprimée dans un langage hyperbolique et d’une effrayante énergie. A force de détacher l’homme de la terre, on brisait la vie. Le chrétien sera loué d’être mauvais fils, mauvais patriote, si c’est pour le Christ qu’il résiste à son père et combat sa patrie. La cité antique, la république, mère de tous, l’État, loi commune de tous, sont constitués en hostilité avec le royaume de Dieu. Un germe fatal de théocratie est introduit dans le monde.

Une autre conséquence se laisse dès à présent entrevoir. Transportée dans un état calme et au sein d’une société rassurée sur sa propre durée, cette morale, faite pour un moment de crise, devait sembler impossible. L’Évangile était ainsi destiné à devenir pour les chrétiens une utopie, que bien peu s’inquiéteraient de réaliser. Ces foudroyantes maximes devaient dormir pour le grand nombre dans un profond oubli, encouragé par le clergé lui-même ; l’homme évangélique sera un homme dangereux. De tous les humains le plus intéressé, le plus orgueilleux, le plus dur, le plus attaché à la terre, un Louis XIV, par exemple, devait trouver des prêtres pour lui persuader, en dépit de l’Évangile, qu’il était chrétien. Mais toujours aussi des Saints devaient se rencontrer pour prendre à la lettre les sublimes paradoxes de Jésus. La perfection étant placée en dehors des conditions ordinaires de la société, la vie évangélique complète ne pouvant être menée que hors du monde, le principe de l’ascétisme et de l’état monacal était posé. Les sociétés chrétiennes auront deux règles morales, l’une médiocrement héroïque pour le commun des hommes, l’autre exaltée jusqu’à l’excès pour l’homme parfait ; et l’homme parfait, ce sera le moine assujetti à des règles qui ont la prétention de réaliser l’idéal évangélique. Il est certain que cet idéal, ne fût-ce que par l’obligation du célibat et de la pauvreté, ne pouvait être de droit commun. Le moine est ainsi, en un sens, le seul vrai chrétien. Le bon sens vulgaire se révolte devant ces excès ; à l’en croire, l’impossible est le signe de la faiblesse et de l’erreur. Mais le bon sens vulgaire est un mauvais juge quand il s’agit des grandes choses. Pour obtenir moins de l’humanité, il faut lui demander plus. L’immense progrès moral dû à l’Évangile vient de ses exagérations. C’est par là qu’il a été, comme le stoïcisme, mais avec infiniment plus d’ampleur, un argument vivant des forces divines qui sont en l’homme, un monument élevé à la puissance de la volonté.

On imagine sans peine que pour Jésus, à l’heure où nous sommes arrivés, tout ce qui n’était pas le royaume de Dieu avait absolument disparu. Il était, si on peut le dire, totalement hors de la nature : la famille, l’amitié, la patrie, n’avaient plus aucun sens pour lui. Sans doute, il avait fait dès lors le sacrifice de sa vie. Parfois, on est tenté de croire que, voyant dans sa propre mort un moyen de fonder son royaume, il conçut de propos délibéré le dessein de se faire tuer[20]. D’autres fois (quoiqu’une telle pensée n’ait été érigée en dogme que plus tard), la mort se présente à lui comme un sacrifice, destiné à apaiser son Père et à sauver les hommes[21]. Un goût singulier de persécution et de supplices[22] le pénétrait. Son sang lui paraissait comme l’eau d’un second baptême dont il devait être baigné, et il semblait possédé d’une hâte étrange d’aller au-devant de ce baptême qui seul pouvait étancher sa soif[23].

La grandeur de ses vues sur l’avenir était par moments surprenante. Il ne se dissimulait pas l’épouvantable orage qu’il allait soulever dans le monde. Vous croyez peut-être, disait-il avec hardiesse et beauté, que je suis venu apporter la paix sur la terre ; non, je suis venu y jeter le glaive. Dans une maison de cinq personnes, trois seront contre deux, et deux contre trois. Je suis venu mettre la division entre le fils et le père, entre la fille et la mère, entre la bru et la belle-mère. Désormais les ennemis de chacun seront dans sa maison[24]. — Je suis venu porter le feu sur la terre ; tant mieux si elle brûle déjà ![25]On vous chassera des synagogues, disait-il encore, et l’heure viendra où, en vous tuant, on croira rendre un culte à Dieu[26]. Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant vous. Souvenez-vous de la parole que je vous ai dite : Le serviteur n’est pas plus grand que son maître. S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront[27].

Entraîné par cette effrayante progression d’enthousiasme, commandé par les nécessités d’une prédication de plus en plus exaltée, Jésus n’était plus libre ; il appartenait à son rôle et en un sens à l’humanité. Parfois on eût dit que sa raison se troublait. Il avait comme des angoisses et des agitations intérieures[28]. La grande vision du royaume de Dieu, sans cesse flamboyant devant ses yeux, lui donnait le vertige. Ses disciples par moments le crurent fou[29]. Ses ennemis le déclarèrent possédé[30]. Son tempérament, excessivement passionné, le portail à chaque instant hors des bornes de la nature humaine. Son œuvre n’étant pas une œuvre de raison, et se jouant de toutes les classifications de l’esprit humain, ce qu’il exigeait le plus impérieusement, c’était la foi[31]. Ce mot était celui qui se répétait le plus souvent dans le petit cénacle. C’est le mot de tous les mouvements populaires. Il est clair qu’aucun de ces mouvements ne se ferait, s’il fallait que celui qui les excite gagnât l’un après l’autre ses disciples par de bonnes preuves, logiquement déduites. La réflexion n’amène qu’au doute, et si les auteurs de la Révolution française, par exemple, eussent dû être préalablement convaincus par des méditations suffisamment longues, tous fussent arrivés à la vieillesse sans rien faire. Jésus, de même, visait moins à la conviction régulière qu’à l’entraînement. Pressant, impératif, il ne souffrait aucune opposition : il faut se convertir, il attend. Sa douceur naturelle semblait l’avoir abandonné ; il était quelquefois rude et bizarre[32]. Ses disciples par moments ne le comprenaient plus, et éprouvaient devant lui une espèce de sentiment de crainte[33]. Quelquefois sa mauvaise humeur contre toute résistance l’entraînait jusqu’à des actes inexplicables et en apparence absurdes[34].

Ce n’est pas que sa vertu baissât ; mais sa lutte au nom de l’idéal contre la réalité devenait insoutenable. Il se meurtrissait et se révoltait au contact de la terre. L’obstacle l’irritait. Sa notion de Fils de Dieu se troublait et s’exagérait. La loi fatale qui condamne l’idée à déchoir dès qu’elle cherche à convertir les hommes, s’appliquait à lui. Les hommes en le touchant l’abaissaient à leur niveau. Le ton qu’il avait pris ne pouvait être soutenu plus de quelques mois ; il était temps que la mort vînt dénouer une situation tendue à l’excès, l’enlever aux impossibilités d’une voie sans issue, et, en le délivrant d’une épreuve trop prolongée, l’introduire désormais impeccable dans sa céleste sérénité.

 

 

 



[1] Luc, XIV, 33 – Actes, IV, 32 et suiv. ; V, 1-11.

[2] Matth., XIX, 10 et suiv. — Luc, XVIII, 29 et suiv.

[3] C’est la doctrine constante de Paul. Comparez Apocalypse, XIV, 4.

[4] Matth., XIX, 12.

[5] Matth., XVIII, 8-9. Cf. Talmud de Babylone, Niddah, 13 b.

[6] Matth., XXII, 30 — Marc, XII, 25 — Luc, XX, 35 — Évangile ébionite dît « des Égyptiens », dans Clément d’Alexandrie, Strom., III, 9,13, et Clem. Rom., Epist., II, 12.

[7] Luc, XVIII, 29-30.

[8] Matth., X entier ; XXIV, 9 — Marc, VI, 8 et suiv. ; IX, 40 ; XIII, 9-13 — Luc, IX, 3 et suiv. ; X, 1 et suiv. ; XII, 4 et suiv.; XXI, 17 – Jean, XV, 18 et suiv. ; XVII, 14.

[9] Marc, IX, 38 et suiv.

[10] Matth., X, 8. Comparez Midrash Ialkout, Deutéronome, sect. 824.

[11] Matth., X, 20 — Jean, XIV, 16 et suiv., 26 ; XV, 26 ; XVI, 7, 13.

[12] Les traits Matth., X, 38; XVI, 24 — Marc, VIII, 34 et Luc, XIV, 27, ne peuvent avoir été conçus qu’après la mort de Jésus.

[13] Matth., X, 24-31 — Luc, XII, 4-7.

[14] Matth., X, 32-33 — Marc, VIII, 38 — Luc, IX, 26 ; XII, 8-9.

[15] Luc, XIV, 26. Il faut tenir compte ici de l’exagération du style de Luc.

[16] Ibid., XIV, 33.

[17] Matth., X, 37-39 ; XVI, 24-25 — Luc, IX, 23-25 ; XIV, 26-27 ; XVII, 33 — Jean, XII, 25.

[18] Matth., VIII, 21-22 — Luc, IX, 59-62.

[19] Matth., XI, 28-30.

[20] Ibid., XVI, 21-23 ; XVII, 12, 21-22.

[21] Marc, X, 45.

[22] Luc, VI, 22 et suiv.

[23] Ibid., XII, 50.

[24] Matth., X, 34-36 — Luc, XII, 51-53. Comparez Michée, VII, 5-6.

[25] Luc, XII, 49. Voir le texte grec.

[26] Jean, XVI, 2.

[27] Ibid., XV, 18-20.

[28] Ibid., XII, 27.

[29] Marc, III, 21 et suiv.

[30] Ibid., III, 22 — Jean, VII, 20 ; VIII, 48 et suiv. ; X, 20 et suiv.

[31] Matth., VIII, 40 ; IX, 2,22,28-29 ; XVII, 19 — Jean, VI, 29, etc.

[32] Matth., XVII, 16 — Marc, III, 5 ; IX, 18 — Luc, VIII, 45 ; IX, 41.

[33] C’est surtout dans Marc que ce trait est sensible : IV, 40 ; V, 15 ; IX, 31 ; X, 32.

[34] Marc, XI, 12-14, 20 et suiv.