Rapports de Jésus avec les païens et les Samaritains.
Conséquent à ces principes, il dédaignait tout ce qui n’était pas la religion du cœur. Les vaines pratiques des dévots[1], le rigorisme extérieur, qui se fie pour le salut à des simagrées, l’avaient pour mortel ennemi. Il se souciait peu du jeûne[2]. Il préférait le pardon d’une injure au sacrifice[3]. L’amour de Dieu, la charité, le pardon réciproque, voilà toute sa loi[4]. Rien de moins sacerdotal. Le prêtre, par état, pousse toujours au sacrifice public, dont il est le ministre obligé ; il détourne de la prière privée, qui est un moyen de se passer de lui. On chercherait vainement dans l’Évangile une pratique religieuse recommandée par Jésus. Le baptême n’a pour lui qu’une importance secondaire[5] ; et quant à la prière, il ne règle rien, sinon qu’elle se fasse du cœur. Plusieurs, comme il arrive toujours, croyaient remplacer par la bonne volonté des âmes faibles le vrai amour du bien, et s’imaginaient conquérir le royaume du ciel en lui disant : Rabbi, rabbi ; il les repoussait et proclamait que sa religion, c’est de bien faire[6]. Souvent il citait le passage d’Isaïe : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi[7]. Le sabbat était le point capital sur lequel s’élevait
l’édifice des scrupules et des subtilités pharisaïques. Cette institution
antique et excellente était devenue un prétexte pour de misérables disputes
de casuistes et une source de croyances superstitieuses[8]. On croyait que
la nature l’observait ; toutes les sources intermittentes passaient pour
sabbatiques[9].
C’était aussi le point sur lequel Jésus se plaisait le plus a défier ses
adversaires[10].
Il violait ouvertement le sabbat, et ne répondait aux reproches qu’on lui en
faisait que par de fines railleries. A plus forte raison dédaignait-il une
foule d’observances modernes, que la tradition avait ajoutées à Il ne connaissait pas assez les gentils pour songer à
fonder sur leur conversion quelque chose de solide. Ce qui est certain, c’est qu’il compta parmi ses disciples plusieurs des gens que les Juifs appelaient Hellènes[23]. Ce mot avait, en Palestine, des sens fort divers. Il désignait tantôt des païens, tantôt les Juifs parlant grec et habitant parmi les païens[24], tantôt des gens d’origine païenne convertis au judaïsme[25]. C’est probablement dans cette dernière catégorie d’Hellènes que Jésus trouva de la sympathie[26]. L’affiliation au judaïsme avait beaucoup de degrés ; mais les prosélytes restaient toujours dans un état d’infériorité à l’égard du juif de naissance. Ceux dont il s’agit ici étaient appelés prosélytes de la porte ou gens craignant Dieu, et assujettis aux préceptes de Noé, non aux préceptes mosaïques[27]. Cette infériorité même était sans doute la cause qui les rapprochait de Jésus et leur valait sa faveur. Il en usait de même avec les Samaritains. Serrée comme un
îlot entre les deux grandes provinces du judaïsme ( Ces pensées, qui assiégeaient Jésus à sa sortie de
Jérusalem, trouvèrent leur vive expression dans une anecdote qui a été
conservée sur son retour. La route de Jérusalem en Galilée passe à une
demi-heure de Sichem[36], devant
l’ouverture de la vallée dominée par les monts Ebal et Garizim. Cette route
était en général évitée par les pèlerins juifs, qui aimaient mieux dans leurs
voyages faire le long détour de Il était environ Le jour où il prononça cette parole, il fut vraiment fils de Dieu. Il dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l’édifice de la religion éternelle. Il fonda le culte pur, sans date, sans patrie, celui que pratiqueront toutes les âmes élevées jusqu’à la fin des temps. Non seulement sa religion, ce jour-là, fut la bonne religion de l’humanité, ce fut la religion absolue ; et si d’autres planètes ont des habitants doués de raison et de moralité, leur religion ne peut être différente de celle que Jésus a proclamée près du puits de Jacob. L’homme n’a pu s’y tenir ; car on n’atteint l’idéal qu’un moment. Le mot de Jésus a été un éclair dans une nuit obscure ; il a fallu dix-huit cents ans pour que les yeux de l’humanité (que dis-je ! d’une portion infiniment petite de l’humanité) s’y soient habitués. Mais l’éclair deviendra le plein jour, et, après avoir parcouru tous les cercles d’erreurs, l’humanité reviendra à ce mot-là, comme à l’expression immortelle de sa foi et de ses espérances. |
[1] Matth., XV, 9.
[2] Ibid., IX, 14 ; XI, 19
[3] Ibid., V, 23 et suiv. ; IX, 13 ; XII, 7.
[4] Ibid., XXII, 37 et suiv. — Marc, XII, 28 et suiv. — Luc, X, 25 et suiv.
[5] Matth., III, 15 — I Corinthiens, I, 17.
[6] Matth., VII, 21 — Luc, VI, 46.
[7] Matth., XV, 8 — Marc, VII, 6. Cf. Isaïe, XXIX, 13.
[8] Voir surtout le
traité Schabbath de
[9] Josèphe, B. J., VII, V, 1 — Pline, H. N., XXXI, 18. Cf. Thomson, The Land and the Book, I, 406 et suiv.
[10] Matth., XII, 1-14 — Marc, II, 23-28 — Luc, VI, 4-5 ; XIII, 14 et suiv. ; XIV, 1 et suiv.
[11] Matth., XII, 34 ; XV, 1 et suiv., 12 et suiv. ; XXIII entier — Marc, VII, 1 et suiv., 15 et suiv. — Luc, VI, 45 ; XI, 39 et suiv.
[12] Je crois que les
païens de Galilée se trouvaient surtout aux frontières, à Kadès, par exemple,
mais que le cœur même du pays, la ville de Tibériade exceptée, était tout juif.
La ligne où finissent les ruines de temples et où commencent les ruines de
synagogues est aujourd’hui nettement marquée à la hauteur du lac Huleh
(Samachonitis) ; les traces de sculpture païenne qu’on a cru trouver à Tell-Hum
sont douteuses. La côte, en particulier la ville d’Acre, ne faisaient point
partie de
[13] Voir p. 65.
[14] Chap. XIII et suiv.
[15] Matth., XX, 25 — Marc, X, 42 — Luc, XXII, 25.
[16] Matth., VIII, 5 et suiv. ; XV, 22 et suiv. — Marc, VII, 25 et suiv. — Luc, IV, 25 et suiv.
[17] Matth., XXI, 41 — Marc, XII, 9 — Luc, XX, 16.
[18] Isaïe, II, 2 et suiv. ; LX — Amos, IX, 11 et suiv. — Jérémie, III, 17 — Malachie, I, 11 — Tobie, XIII, 13 et suiv. — Orac. sibyl., III, 715 et suiv. Comparez Matth., XXIV, 14 ; Actes, XV, 15 et suiv.
[19] Matth., VIII, 11-12 ; XXI, 33 et suiv. ; XXII, 1 et suiv.
[20] Ibid., VII, 6 ; X, 5-6 ; XV, 24 ; XXI, 43.
[21] Ibid., V, 46 et suiv. ; VI, 7, 32 ; XVIII, 17 — Luc, VI, 32 et suiv. ; XII, 30.
[22] Matth., XII, 30 — Marc, IX, 39 — Luc, IX, 50 ; XI, 23.
[23] Josèphe le dit formellement (Ant., XVIII, III, 3). Comparez Jean, VII, 35 ; XII, 20-21.
[24] Talmud de Jérusalem, Sota, VII, 1.
[25] Voir, en particulier, Jean, VII, 35; XII, 20 – Actes, XIV, 1 ; XVII, 4; XVIII, 4 ; XXI, 28.
[26] Jean, XII, 20 — Actes, VIII, 27.
[27] Mishna, Baba metsia, IX, 12 — Talmud de Babylone, Sanhédrin, 56 b – Actes, VIII, 27 ; X, 2, 22, 35 ; XIII, 16, 26, 43, 50 ; XVI, 14 ; XVII, 4, 17 ; XVIII, 7 — Galates, II, 3 — Josèphe, Ant., XIV, VII, 2.
[28] Ecclésiastique, L, 27-28 — Jean, VIII, 48 — Josèphe, Ant., IX, XIV, 3 ; XI, VIII, 6 ; XII, V, 5 — Talmud de Jérusalem, Aboda zara, V, 4 ; Pesachim, I, 1.
[29] Matth., X,
5 — Luc, XVII, 18. Comparez Talmud de Babylone, Gholin,
[30] Matth., X, 5-6.
[31] Luc, IX, 53.
[32] Ibid., 56.
[33] Jean, IV, 39-43.
[34] Luc, XVII, 16 et suiv.
[35] Ibid., X, 30 et suiv.
[36] Aujourd’hui Naplouse.
[37] Luc, IX, 53 – Jean, IV, 9.
[38] Mishna, Schebiit, VIII, 10.
[39] Josèphe, Ant., XX, V, 1 ; B. J., II, XII, 3 ; Vita, 52.
[40] Jean, IV, 21-23. Le v. 22, au moins le dernier membre, qui exprime une pensée opposée à celle des versets 21 et 23, paraît avoir été interpolé. Il ne faut pas trop insister sur la réalité historique d’une telle conversation, puisque Jésus ou son interlocutrice auraient seuls pu la raconter. Mais l’anecdote du chapitre IV de Jean représente certainement une des pensées les plus intimes de Jésus, et la plupart des circonstances du récit ont un cachet frappant de vérité.