Éducation de Jésus.
Cette nature à la fois riante et grandiose fut toute l’éducation de Jésus. Il apprit à lire et à écrire[1], sans doute selon la méthode de l’Orient, consistant à mettre entre les mains de l’enfant un livre qu’il répète en cadence avec ses petits camarades, jusqu’à ce qu’il le sache par cœur[2]. Il est douteux pourtant qu’il comprit bien les écrits hébreux dans leur langue origine. Les biographes les lui font citer d’après des traductions en langue araméenne[3] ; ses principes d’exégèse, autant que nous pouvons nous les figurer par ceux de ses disciples, ressemblaient beaucoup à ceux qui avaient cours alors et qui font l’esprit des Targums et des Midrashim[4]. Le maître d’école dans les petites villes juives était le hazzan ou lecteur des synagogues[5]. Jésus fréquenta peu les écoles plus relevées des scribes ou soferim (Nazareth n’en avait peut-être pas), et il n’eut aucun de ces titres qui donnent aux yeux du vulgaire les droits du savoir[6]. Ce serait une grande erreur cependant de s’imaginer que Jésus fut ce que nous appelons un ignorant. L’éducation scolaire trace chez nous une distinction profonde, sous le rapport de la valeur personnelle, entre ceux qui l’ont reçue et ceux qui en sont dépourvus. Il n’en était pas de même en Orient ni en général dans la bonne antiquité. L’état de grossièreté où reste, chez nous, par suite de notre vie isolée et tout individuelle, celui qui n’a pas été aux écoles est inconnu dans ces sociétés, où la culture morale et surtout l’esprit général du temps se transmettent par le contact perpétuel des hommes. L’Arabe, qui n’a eu aucun maître, est souvent néanmoins très distingué ; car la tente est une sorte d’école toujours ouverte, où, de la rencontre des gens bien élevés, naît un grand mouvement intellectuel et même littéraire. La délicatesse des manières et la finesse de l’esprit n’ont rien de commun en Orient avec ce que nous appelons éducation. Ce sont les hommes d’école au contraire qui passent pour pédants et mal élevés. Dans cet état social, l’ignorance, qui chez nous condamne l’homme à un rang inférieur, est la condition des grandes choses et de la grande originalité. Il n’est pas probable qu’il ait su le grec. Cette langue
était peu répandue en Judée hors des classes qui participaient au
gouvernement et des villes habitées par les païens, comme Césarée[7]. L’idiome propre
de Jésus était le dialecte syriaque mêlé d’hébreu qu’on parlait alors en
Palestine[8]. A plus forte
raison n’eut-il aucune connaissance de la culture grecque. Cette culture
était proscrite par les docteurs palestiniens, qui enveloppaient dans une
même malédiction celui qui élève des porcs et
celui qui apprend à son fils la science grecque[9]. En tout cas elle
n’avait pas pénétré dans les petites villes comme Nazareth. Nonobstant
l’anathème des docteurs, il est vrai, quelques Juifs avaient déjà embrassé la
culture hellénique. Sans parler de l’école juive d’Égypte, où les tentatives
pour amalgamer l’hellénisme et le judaïsme se continuaient depuis près de
deux cents ans, un juif, Nicolas de Damas, était devenu, dans ce temps même,
l’un des hommes les plus distingués, les plus instruits, les plus considérés
de son siècle. Bientôt Josèphe devait fournir un autre exemple de juif
complètement hellénisé. Mais Nicolas n’avait de juif que le sang ;
Josèphe déclare avoir été parmi ses contemporains une exception[10], et toute
l’école schismatique d’Égypte s’était détachée de Jérusalem à tel point qu’on
n’en trouve pas le moindre souvenir dans le Talmud ni dans la tradition
juive. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à Jérusalem le grec était très peu
étudié, que les études grecques étaient considérées comme dangereuses et même
serviles, qu’on les déclarait bonnes tout au plus pour les femmes en guise de
parure[11]. L’étude seule
de Ni directement ni indirectement, aucun élément de culture hellénique ne parvint donc jusqu’à Jésus. Il ne connut rien hors du judaïsme, son esprit conserva cette franche naïveté qu’affaiblit toujours une culture étendue et variée. Dans le sein même du judaïsme, il resta étranger à beaucoup d’efforts souvent parallèles aux siens. D’une part, l’ascétisme des Esséniens ou Thérapeutes[14], de l’autre, les beaux essais de philosophie religieuse tentés par l’école juive d’Alexandrie, et dont Philon, son contemporain, était l’ingénieux interprète, lui furent inconnus. Les fréquentes ressemblances qu’on trouve entre lui et Philon, ces excellentes maximes d’amour de Dieu, de charité, de repos en Dieu[15], qui font comme un écho entre l’Évangile et les écrits de l’illustre penseur alexandrin, viennent des communes tendances que les besoins du temps inspiraient à tous les esprits élevés. Heureusement pour lui, il ne connut pas davantage la scolastique bizarre qui s’enseignait à Jérusalem et qui devait bientôt constituer le Talmud. Si quelques pharisiens l’avaient déjà apportée en Galilée, il ne les fréquenta pas, et quand il toucha plus tard cette casuistique niaise, elle ne lui inspira que le dégoût. On peut supposer cependant que les principes de Hillel ne lui furent pas inconnus. Hillel, cinquante ans avant lui, avait prononcé des aphorismes qui avaient avec les siens beaucoup d’analogie. Par sa pauvreté humblement supportée, par la douceur de son caractère, par l’opposition qu’il faisait aux hypocrites et aux prêtres, Hillel fut le vrai maître de Jésus[16], s’il est permis de parler de maître, quand il s’agit d’une si haute originalité. La lecture des livres de l’Ancien Testament fit sur
lui beaucoup plus d’impression. Le Canon des livres saints se composait de
deux parties principales, Qu’il n’eût aucune connaissance de l’état général du monde, c’est ce qui résulte de chaque trait de ses discours les plus authentiques. La terre lui paraît encore divisée en royaumes qui se font la guerre ; il semble ignorer la paix romaine, et l’état nouveau de société qu’inaugurait son siècle. Il n’eut aucune idée précise de la puissance romaine ; le nom de César seul parvint jusqu’à lui. Il vit bâtir, en Galilée ou aux environs, Tibériade, Juliade, Diocésarée, Césarée, ouvrages pompeux des Hérodes, qui cherchaient, par ces constructions magnifiques, à prouver leur admiration pour la civilisation romaine et leur dévouement envers les membres de la famille d’Auguste, dont les noms, par un caprice du sort, servent aujourd’hui, bizarrement altérés, à désigner de misérables hameaux de Bédouins. Il vit aussi probablement Sébaste, œuvre d’Hérode le Grand, ville de parade, dont les ruines feraient croire qu’elle a été apportée là toute faite, comme une machine qu’il n’y avait plus qu’à monter sur place. Cette architecture d’ostentation, arrivée en Judée par chargements, ces centaines de colonnes, toutes du même diamètre, ornement de quelque insipide rue de Rivoli, voilà ce qu’il appelait les royaumes du monde et toute leur gloire. Mais ce luxe de commande, cet art administratif et officiel lui déplaisaient. Ce qu’il aimait, c’étaient ses villages galiléens, mélanges confus de cabanes, d’aires et de pressoirs taillés dans le roc, de puits, de tombeaux, de figuiers, d’oliviers. Il resta toujours près de la nature. La cour des rois lui apparaît comme un lieu où les gens ont de beaux habits[19]. Les charmantes impossibilités dont fourmillent ses paraboles, quand il met en scène les rois et les puissants[20], prouvent qu’il ne conçut jamais la société aristocratique que comme un jeune villageois qui voit le monde à travers le prisme de sa naïveté. Encore moins connut-il l’idée nouvelle, créée par la
science grecque, base de toute philosophie et que la science moderne a
hautement confirmée, l’exclusion des dieux capricieux auxquels la naïve
croyance des vieux âges attribuait le gouvernement de l’univers. Près d’un
siècle avant lui, Lucrèce avait exprimé d’une façon admirable l’inflexibilité
du régime général de la nature. La négation du miracle, cette idée que tout
se produit dans le monde par des lois où l’intervention personnelle d’êtres
supérieurs n’a aucune part, était de droit commun dans les grandes écoles de
tous les pays qui avaient reçu la science grecque. Peut-être même Babylone et
Jésus ne différait en rien sur ce point de ses compatriotes. Il croyait au diable, qu’il envisageait comme une sorte de génie du mal[21], et il s’imaginait, avec tout le monde, que les maladies nerveuses étaient l’effet de démons, qui s’emparaient du patient et l’agitaient. Le merveilleux n’était pas pour lui l’exceptionnel ; c’était l’état normal. La notion du surnaturel, avec ses impossibilités, n’apparaît que le jour où naît la science expérimentale de la nature. L’homme étranger à toute idée de physique, qui croit qu’en priant il change la marche des nuages, arrête la maladie et la mort même, ne trouve dans le miracle rien d’extraordinaire, puisque le cours entier des choses est pour lui le résultat de volontés libres de la divinité. Cet état intellectuel fut toujours celui de Jésus. Mais dans sa grande âme, une telle croyance produisait des effets tout opposés à ceux où arrivait le vulgaire. Chez le vulgaire, la foi à l’action particulière de Dieu amenait une crédulité niaise et des duperies de charlatans. Chez lui, elle tenait à une notion profonde des rapports familiers de l’homme avec Dieu et à une croyance exagérée dans le pouvoir de l’homme ; belles erreurs qui furent le principe de sa force ; car si elles devaient un jour le mettre en défaut aux yeux du physicien et du chimiste, elles lui donnaient sur son temps une force dont aucun individu n’a disposé avant lui ni depuis. De bonne heure, son caractère à part se révéla. La légende se plaît à le montrer dès son enfance en révolte contre l’autorité paternelle et sortant des voies communes pour suivre sa vocation[22]. Il est sur, au moins, que les relations de parenté furent peu de chose pour lui. Sa famille ne semble pas l’avoir aimé[23], et, par moments, on le trouve dur pour elle[24]. Jésus, comme tous les hommes exclusivement préoccupés d’une idée, arrivait à tenir peu de compte des liens du sang. Le lien de l’idée est le seul que ces sortes de natures reconnaissent : Voilà ma mère et mes frères, disait-il en étendant la main vers ses disciples ; celui qui fait la volonté de mon Père, voilà mon frère et ma sœur. Les simples gens ne l’entendaient pas ainsi, et un jour une femme, passant près de lui, s’écria, dit-on, Heureux le ventre qui t’a porté et les seins que tu as sucés ! — Heureux plutôt, répondit-il[25], celui qui écoute la parole de Dieu et qui la met en pratique ! Bientôt, dans sa hardie révolte contre la nature, il devait aller plus loin encore, et nous le verrons foulant aux pieds tout ce qui est de l’homme, le sang, l’amour, la patrie, ne garder d’âme et de cœur que pour l’idée qui se présentait à lui comme la forme absolue du bien et du vrai. |
[1] Jean, VIII, 6.
[2] Testament des douze Patriarches, Lévi, 6.
[3] Matth., XXVII, 46 ; Marc, XV, 34.
[4] Traductions et commentaires juifs, de l’époque talmudique.
[5] Mishna, Schabbath, I, 3.
[6] Matth., XIII, 54 et suiv. ; Jean, VII, 15.
[7] Mishna, Schekalim,
III, 2 ; Talmud de Jérusalem, Megilla, halaca XI ; Sota, VII, 1 ;
Talmud de Babylone, Baba Kama,
[8] Matth.,
XXVII, 46 — Marc, III, 17 ; V, 41 ; VII, 34 ; XIV, 36 ; XV, 34.
L’expression grecque employée par les écrivains de ce temps, désigne toujours
le dialecte sémitique qu’on parlait en Palestine (II Macch., VII, 21, 27
; XII, 37 — Actes, XXI, 37, 40 ; XXII, 2 ; XXVI, 44 — Josèphe, Ant.,
XVIII, VI, 40 ; XX, sub fin. ; B. J. proœm. 1, V, VI, 3 ; V, IX, 2 ; VI,
II, 4 ; Contre Apion, I, 9 ; De Macch., 12, 16). Nous montrerons
plus tard que quelques-uns des documents qui servirent de base aux Évangiles
synoptiques ont été écrits en ce dialecte sémitique. Il en fut de même pour
plusieurs apocryphes (IVe livre des Macch., XVI, ad calcem,
etc.). Enfin, la chrétienté directement issue du premier mouvement galiléen (Nazaréens,
Ébionim, etc.), laquelle se continua longtemps dans
[9] Mishna, Sanhédrin,
XI, 1 — Talmud de Babylone, Baba Kama, 82 b et
[10] Ant., XX, XI, 2.
[11] Talmud de Jérusalem, Péah, I, 1.
[12] Josèphe, Ant., ope. cit. – Origène, Contra Celsum, II, 34.
[13] Talmud de Jérusalem, Péah, I, 1 — Talmud de Babylone, Menachoth, 99 b.
[14] Les Thérapeutes de Philon sont une branche d’Esséniens. Leur nom même paraît n’être qu’une traduction grecque de celui des Esséniens (asaya, « médecins »). Cf. Philon, De Vita contempl., init.
[15] Voir surtout les traités Quis rerum divinarum hœres sit et De Philanthropia de Philon.
[16] Pirké Aboth,
ch. I et II — Talmud de Jérusalem, Pesachim, VI, 4 — Talmud de Babylone,
Pesachim,
[17] La légende de Daniel était déjà formée au VIIe siècle avant J.-C. (Ézéchiel, XIV, 14 et suiv. ; XXVIII, 3). C’est pour les besoins de la légende qu’on l’a fait vivre au temps de la captivité de Babylone.
[18] Epist. Judœ,
14 et suiv. — II Petri, II, 4, 11 — Testament des douze Patriarches,
Siméon, 5 — Lévi, 14, 16 — Juda, 18 — Zab., 3 — Dan,
5 — Nephtali, 4. Le « Livre d’Hénoch » forme encore une partie
intégrante de
[19] Matth., XI, 8.
[20] Voir, par exemple, Matth., XXII, 2 et suiv.
[21] Matth., VI,13.
[22] Luc, II, 42 et suiv. Les évangiles apocryphes sont pleins de pareilles histoires poussées au grotesque.
[23] Matth., XIII, 57 — Marc, VI, 4 — Jean, VII, 3 et suiv. Voyez ci-dessous, p. 153, note 6.
[24] Matth., XII, 48 — Marc, III, 33 — Luc, VIII, 21 — Jean, II, 4 — Évangile selon les Hébreux, dans saint Jérôme, Dial. adv. Pelag., III, 2.
[25] Luc, XI, 27 et suiv.