Place de Jésus dans l’histoire du monde.
L’événement capital de l’histoire du monde est la révolution par laquelle les plus nobles portions de l’humanité ont passé des anciennes religions, comprises sous le nom vague de paganisme, à une religion fondée sur l’unité divine, la trinité, l’incarnation du Fils de Dieu. Cette conversion a eu besoin de près de mille ans pour se faire. La religion nouvelle avait mis elle-même au moins trois cents ans à se former. Mais l’origine de la révolution dont il s’agit est un fait qui eut lieu sous les règnes d’Auguste et de Tibère. Alors vécut une personne supérieure qui, par son initiative hardie et par l’amour qu’elle sut inspirer, créa l’objet et posa le point de départ de la foi future de l’humanité. L’homme, dès qu’il se distingua de l’animal, fut religieux, c’est-à-dire qu’il vit, dans la nature, quelque chose au delà de la réalité, et pour lui quelque chose au delà de la mort. Ce sentiment, pendant des milliers d’années, s’égara de la manière la plus étrange. Chez beaucoup de races, il ne dépassa point la croyance aux sorciers sous la forme grossière ou nous la trouvons encore dans certaines parties de l’Océanie. Chez quelques-unes, le sentiment religieux aboutit aux honteuses scènes de boucherie qui forment le caractère de l’ancienne religion du Mexique. Chez d’autres, en Afrique surtout, il arriva au pur fétichisme, c’est-à-dire à l’adoration d’un objet matériel, auquel on attribuait des pouvoirs surnaturels. Comme l’instinct de l’amour, qui par moments élève l’homme le plus vulgaire au-dessus de lui-même, se change parfois en perversion et en férocité ; ainsi cette divine faculté de la religion put longtemps sembler un chancre qu’il fallait extirper de l’espèce humaine, une cause d’erreurs et de crimes que les sages devaient chercher à supprimer. Les brillantes civilisations qui se développèrent dès une
antiquité fort reculée en Chine, en Babylonie, en Égypte, firent faire à la
religion certains progrès. La poésie de l’âme, la foi, la liberté, l’honnêteté, le
dévouement, apparaissent dans le monde avec les deux grandes races qui, en un
sens, ont fait l’humanité, je veux dire la race indo-européenne et la race
sémitique. Les premières intuitions religieuses de la race indo-européenne
furent essentiellement naturalistes. Mais c’était un naturalisme profond et
moral, un embrassement amoureux de la t nature par l’homme, une poésie
délicieuse, pleine du sentiment de l’infini, le principe enfin de tout ce que
le génie germanique et celtique, de ce qu’un Shakespeare, de ce qu’un Gœthe
devaient exprimer plus tard. Ce n’était ni de la religion, ni de la morale
réfléchies ; c’était de la mélancolie, de la tendresse, de
l’imagination ; c’était par-dessus tout du sérieux, c’est-à-dire la
condition essentielle de la morale et de la religion. La foi de l’humanité
cependant ne pouvait venir de là, parce que ces vieux cultes avaient beaucoup
de peine à se détacher du polythéisme et n’aboutissaient pas à un symbole
bien clair. Le brahmanisme n’a vécu jusqu’à nos jours que grâce au privilège
étonnant de conservation que l’Inde semble posséder. Le bouddhisme échoua
dans toutes ses tentatives vers l’ouest. Le druidisme resta une forme exclusivement
nationale et sans portée universelle. Les tentatives grecques de réforme,
l’orphisme, les mystères, ne suffirent pas pour donner aux âmes un aliment
solide. C’est la race sémitique[1] qui a la gloire
d’avoir fait la religion de l’humanité. Bien au delà des confins de
l’histoire, sous sa tente restée pure des désordres d’un monde déjà corrompu,
le patriarche bédouin préparait la foi du monde. Une forte antipathie contre
les cultes voluptueux de Des accents inconnus se font déjà entendre pour exalter le martyre et célébrer la puissance de l’homme de douleur. A propos de quelqu’un de ces sublimes patients qui, comme Jérémie, teignaient de leur sang les rues de Jérusalem, un inspiré fit un cantique sur les souffrances et le triomphe du Serviteur de Dieu, où toute la force prophétique du génie d’Israël sembla concentrée[4]. Il s’élevait comme un faible arbuste , comme un rejeton qui monte d’un sol aride ; il n’avait ni grâce ni beauté. Accablé d’opprobres, délaissé des hommes, tous détournaient de lui la face ; couvert d’ignominie, il comptait pour un néant. C’est qu’il s’est chargé de nos souffrances ; c’est qu’il a pris sur lui nos douleurs. Vous l’eussiez tenu pour un homme frappé de Dieu, touché de sa main. Ce sont nos crimes qui l’ont couvert de blessures, nos iniquités qui l’ont broyé ; le châtiment qui nous a valu le pardon a pesé sur lui, et ses meurtrissures ont été notre guérison. Nous étions comme un troupeau errant, chacun s’était égaré, et Jéhovah a déchargé sur lui l’iniquité de tous. Ecrasé, humilié, il n’a pas ouvert la bouche ; il s’est laissé mener comme un agneau à l’immolation ; comme une brebis silencieuse devant celui qui la tond, il n’a pas ouvert la bouche. Son tombeau passe pour celui d’un méchant, sa mort pour celle d’un impie. Mais du moment qu’il aura offert sa vie, il verra naître une postérité nombreuse, et les intérêts de Jéhovah prospéreront dans sa main. De profondes modifications s’opérèrent en même temps dans Ce grand livre une fois créé, l’histoire du peuple juif se déroule avec un entraînement irrésistible. Les grands empires qui se succèdent dans l’Asie occidentale, en brisant pour lui tout espoir d’un royaume terrestre, le jettent dans les rêves religieux avec une sorte de passion sombre. Peu soucieux de dynastie nationale ou d’indépendance politique, il accepte tous les gouvernements qui le laissent pratiquer librement son culte et suivre ses usages. Israël n’aura plus désormais d’autre direction que celle de ses enthousiastes religieux, d’autres ennemis que ceux de l’unité divine, d’autre patrie que sa Loi. Et cette Loi, il faut bien le remarquer, était toute
sociale et morale. C’était l’œuvre d’hommes pénétrés d’un haut idéal de la
vie présente et croyant avoir trouvé les meilleurs moyens pour le réaliser.
La conviction de tous est que A travers de nombreuses défaillances, Israël soutint
admirablement cette vocation. Une série d’hommes pieux, Esdras, Néhémie,
Onias, les Macchabées, dévorés du zèle de Jusqu’au temps des Macchabées, le judaïsme, malgré sa persistance à annoncer qu’il serait un jour la religion du genre humain, avait eu le caractère de tous les autres cultes de l’antiquité : c’était un culte de famille et de tribu. L’israélite pensait bien que son culte était le meilleur, et parlait avec mépris des dieux étrangers. Mais il croyait aussi que la religion du vrai Dieu n’était faite que pour lui seul. On embrassait le culte de Jéhovah quand on entrait dans la famille juive[5] ; voilà tout. Aucun israélite ne songeait à convertir l’étranger à un culte qui était le patrimoine des fils d’Abraham. Le développement de l’esprit piétiste, depuis Esdras et Néhémie, amena une conception beaucoup plus ferme et plus logique. Le judaïsme devint la vraie religion d’une manière absolue ; on accorda à qui voulut le droit d’y entrer[6] ; bientôt ce fut une œuvre pie d’y amener le plus de monde possible[7]. Sans doute, le sentiment délicat qui éleva Jean-Baptiste, Jésus, saint Paul, au-dessus des mesquines idées de races n’existait pas encore ; par une étrange contradiction, ces convertis (prosélytes) étaient peu considérés et traités avec dédain[8]. Mais l’idée d’une religion exclusive, l’idée qu’il y a quelque chose au monde de supérieur à la patrie, au sang, aux lois, l’idée qui fera les apôtres et les martyrs, était fondée. Une profonde pitié pour les païens, quelque brillante que soit leur fortune mondaine, est désormais le sentiment de tout juif[9]. Par un cycle de légendes, destinées à fournir des modèles d’inébranlable fermeté (Daniel et ses compagnons, la mère des Macchabées et ses sept fils[10], le roman de l’Hippodrome d’Alexandrie[11]), les guides du peuple cherchent surtout à inculquer cette idée que la vertu consiste dans un attachement fanatique à des institutions religieuses déterminées. Les persécutions d’Antiochus Épiphane firent de cette idée
une passion, presque une frénésie. Ce fut quelque chose de très analogue à ce
qui se passa sous Néron, deux cent trente ans plus tard. La rage et le
désespoir jetèrent les croyants dans le monde des visions et des rêves. La
première apocalypse, le Livre de Daniel, parut. Ce fut comme une
renaissance du prophétisme, mais sous une forme très différente de l’ancienne
et avec un sentiment bien plus large des destinées du monde. Le Livre de
Daniel donna en quelque sorte aux espérances messianiques leur dernière
expression. Le Messie ne fut plus un roi à la façon de David et de Salomon,
un Cyrus théocrate et mosaïste ; ce fut un fils
de l’homme apparaissant dans la nue[12], un être
surnaturel, revêtu de l’apparence humaine, chargé de juger le monde et de
présider à l’âge d’or. Peut-être le Sosiosch de Il ne faut pas croire cependant que ce mouvement, si
profondément religieux et passionné, eût pour mobile des dogmes particuliers,
comme cela a eu lieu dans toutes les luttes qui ont éclaté au sein du
christianisme. Le juif de cette époque était aussi peu théologien que
possible. Il ne spéculait pas sur l’essence de la divinité ; les
croyances sur les anges, sur les fins de l’homme, sur les hypostases divines,
dont le premier germe se laissait déjà entrevoir, étaient des croyances
libres, des méditations auxquelles chacun se livrait selon la tournure de son
esprit, mais dont une foule de gens n’avaient pas entendu parler. C’étaient
même les plus orthodoxes qui restaient en dehors de toutes ces imaginations
particulières, et s’en tenaient à la simplicité du mosaïsme. Aucun pouvoir
dogmatique analogue à celui que le christianisme orthodoxe a déféré à
l’Église n’existait alors. Ce n’est qu’à partir du IIIe siècle, quand le christianisme
est tombé entre les mains de races raisonneuses, folles de dialectique et de
métaphysique, que commence cette fièvre de définitions, qui fait de
l’histoire de l’Église l’histoire d’une immense controverse. On disputait
aussi chez les Juifs ; des écoles ardentes apportaient à presque toutes
les questions qui s’agitaient des solutions opposées ; mais dans ces
luttes, dont le Talmud nous a conservé les principaux détails, il n’y a pas
un seul mot de théologie spéculative. Observer et maintenir la loi, parce que
la loi est juste, et que, bien observée, elle donne le bonheur, voilà tout le
judaïsme. Nul credo, nul symbole théorique. Un disciple de la
philosophie arabe la plus hardie, Moïse Maimonide, a pu devenir l’oracle de Les règnes des derniers Asmonéens et celui d’Hérode virent l’exaltation grandir encore. Ils furent remplis par une série non interrompue de mouvements religieux. A mesure que le pouvoir se sécularisait et passait en des mains incrédules, le peuple juif vivait de moins en moins pour la terre et se laissait de plus en plus absorber par le travail étrange qui s’opérait en son sein. Le monde, distrait par d’autres spectacles, n’a nulle connaissance de ce qui se passe en ce coin oublié de l’Orient. Les âmes au courant de leur siècle sont pourtant mieux avisées. Le tendre et clairvoyant Virgile semble répondre, comme par un écho secret, au second Isaïe ; la naissance d’un enfant le jette dans des rêves de palingénésie universelle[14]. Ces rêves étaient ordinaires et formaient comme un genre de littérature, que l’on couvrait du nom des Sibylles. La formation toute récente de l’Empire exaltait les imaginations ; la grande ère de paix où l’on entrait et cette impression de sensibilité mélancolique qu’éprouvent les âmes après les longues périodes de révolution, faisaient naître de toute part des espérances illimitées. En Judée, l’attente était à son comble. De saintes personnes, parmi lesquelles on cite un vieux Siméon, auquel la légende fait tenir Jésus dans ses bras, Anne, fille de Phanuel, considérée comme prophétesse[15], passaient leur vie autour du temple, jeûnant, priant, pour qu’il plût à Dieu de ne pas les retirer du monde sans avoir vu l’accomplissement des espérances d’Israël. On sent une puissante incubation, l’approche de quelque chose d’inconnu. Ce mélange confus de claires vues et de songes, cette alternative de déceptions et d’espérances, ces aspirations sans cesse refoulées par une odieuse réalité, trouvèrent enfin leur interprète dans l’homme incomparable auquel la conscience universelle a décerné le titre de Fils de Dieu, et cela avec justice, puisqu’il a fait faire à la religion un pas auquel nul autre ne peut et probablement ne pourra jamais être comparé. |
[1] Je rappelle que ce mot désigne simplement ici les peuples qui parlent ou ont parlé une des langues qu’on appelle sémitiques. Une telle désignation est tout à fait défectueuse ; mais c’est un de ces mots, comme « architecture gothique », « chiffres arabes », qu’il faut conserver pour s’entendre, même après qu’on a démontré l’erreur qu’ils impliquent.
[2] I Sam., X, 25.
[3] Isaïe, II, 1-4, et surtout les chapitres XL et suiv., LX et suiv. ; Michée, IV, 1 et suiv. Il faut se rappeler que la seconde partie du livre d’Isaïe, à partir du chapitre XL, n’est pas d’Isaïe.
[4] Isaïe., LII, 13 et suiv., et LIII entier.
[5] Ruth, I, 16.
[6] Esther, IX, 27.
[7] Matth., XXIII, 15 ; Josèphe, Vita, 23 ; B. J., II, XVII, 10 ; VII, III, 3 ; Ant., XX, II, 4 ; Horat., Sat. I, IV, 443 ; Juv., XIV, 96 et suiv. ; Tacite, Ana., II, 85 ; Hist., V, 5; Dion Cassius, XXXVII, 47.
[8] Mishna, Schebiit, X, 9 ; Talmud de Babylone, Niddah, fol. 13 b, Jebamoth, 47 b ; Kidduschin, 70 b ; Midrash, Jalkut Ruth, fol. 163 d.
[9] Lettre apocryphe de Baruch, dans Fabricius, Cod. Pseud. V. T., II, 447 et suiv.
[10] IIe livre des Macchabées, ch. VII, et le De Maccaœis, attribué à Josèphe. Cf. Epître aux Hébreux, XI, 33 et suiv.
[11] IIIe livre (apocr.) des Macchabées ; Rufin, Suppl. ad Jos., Contra Apionem, II, 5.
[12] VII, 13 et suiv.
[13] Vendidad,
XIX, 18, 19 ; Minokhired, passage publié dans
[14] Egl. IV. Le Cumœum carmen (v. 4) était une sorte d’apocalypse sibylline, empreinte de la philosophie de l’histoire familière à l’Orient. Voir Servius sur ce vers, et Carmina sybillina, III, 97-817. Cf. Tac., Hist., V, 13.
[15] Luc, II, 25 et suiv.