L'imagination du peuple travaillait et créait sans cesse ; elle ajoutait à l'histoire biblique des parements sans fin. Les grandes figures d'Adam, de Noé, d'Abraham, de Moïse[1] se détachaient sur le fond de l'histoire sainte avec une sorte de sécheresse, que nous trouvons grandiose, mais qui alors semblait un défaut. On regrettait que la vieille histoire frit si sobre ; on y ajoutait du piquant et de l'édifiant. Il y eut, avant l'ère chrétienne, des livres d'Adam, de Lamech, de Noé[2] ; mais on n'a pas assez d'éléments pour les reconstituer. Abraham devenait de plus en plus l'idéal d'un pharisien accompli. On racontait de lui de bien belles légendes. Son corps, comme celui de Moïse, était l'objet d'un combat entre les bons et les mauvais anges[3] ; mais il ne semble pas que, dès l'époque juive, on ait mis sur son compte des révélations[4]. Nous croyons que le Testament des douze patriarches est
tout entier d'origine chrétienne[5]. Moïse fut honoré, sans parler de La lutte entre Moise et les magiciens de Pharaon préoccupa
beaucoup les agadistes. Les deux adversaires de Moïse s'appelaient Ianné et Mambré,
deux mots sémitiques. Ces noms eurent du succès chez les païens[9] et chez les
chrétiens[10].
Ce n'est que postérieurement au christianisme qu'on leur attribua des écrits
que quelques-uns eurent la bonhomie de tenir pour canoniques[11]. Le vieux cadre d'Hénoch continuait de plaire[13] ; on l'enrichissait toujours de nouveaux ornements. Hénoch était, comme la sibylle de Palestine, l'oracle en permanence toujours prêt à répondre. A côté de l'ancienne apocalypse du temps de Jean Hyrcan, il se créa de nombreux petits livres où le vieux patriarche était censé enseigner aux hommes des choses cachées, les mystères des anges et des esprits, toute une astrologie fort médiocre, qui n'était que tautologie, mais qu'on trouvait sublime. Ces opuscules réunis formèrent la compilation qu'on appelle maintenant livre d'Hénoch, dont un tiers à peu près nous est parvenu en grec et la totalité en éthiopien. L'original était sûrement écrit en hébreu. L'histoire des anges adoptée par Hénoch était celle qui
résulte, tant bien que mal, du sixième chapitre de Ce qui caractérise les livres attribués à Hénoch, c'est un certain goût de la science. Hénoch a la prétention d'enseigner aux hommes les secrets de la création. Une de ses idées favorites, c'est que la science est une récompense. Les justes, les élus, à chaque progrès qu'ils font, reçoivent une connaissance sept fois plus grande de toutes les parties de la création[15]. L'auteur semble supposer qu'il fallait pour cela une révélation, et vraiment les Grecs, qui n'usaient pas, dans leurs recherches scientifiques, du ministère des anges, y réussissaient mieux avec leurs simples facultés. Si l'auteur eût voulu consulter ces savants d'Alexandrie, qui n'avaient pas les moindres lumières surnaturelles, ils lui auraient enseigné une astronomie beaucoup plus avancée, presque le vrai système du monde. Mais on n'avait alors que du mépris pour le droit sens et de l'admiration pour les chimères. Cette sotte astronomie, révélée par Uriel ou je ne sais quel autre archange, valut à Hénoch, dans le monde juif, le titre d'inventeur de l'astronomie[16]. L'opposition des bons et des méchants, qui pour Hénoch est celle du blanc au noir, l'amène à une eschatologie tout à fait féroce. L'enfer, décrit dans ses détails les plus horribles, est bien une invention de notre auteur. Dante a ici son véritable précurseur. Hénoch se plait à raconter ces hideux supplices ; il en invente ; le feu, du reste, en fait tous les frais ; ce quemadero est localisé à un point du monde ; sa géographie est fixée avec un réalisme repoussant[17]. L'angélologie du livre d'Hénoch est absolument ridicule. Outre les Égrégores[18], les quatre anges classiques, Gabriel, Michel, Raphaël, Uriel ou Phanuël, il connaît tout un peuple d'êtres célestes, dont il fabrique les noms sans vergogne[19]. On tombe ici dans le pur galimatias. Voilà, cependant, selon toutes les probabilités, ces noms d'anges dont les esséniens étaient si fiers et qu'ils gardaient avec un soin si jaloux[20]. Ce trait, comme aussi le goût des sciences occultes, est une des particularités qui ont pu faire penser que le livre d'Hénoch, au moins dans certaines parties, était un livre essénien. L'agada juive présente, on le voit, le caractère le plus puéril. L'imagination fraîche et délicate qui donne tant de charme aux légendes de l'Occident manque aux légendes d'Orient[21]. Un ouvrage fort singulier est cette espèce de bible agadique qui nous est parvenue sous le titre de livre des Jubilés ou Petite Genèse[22]. L'original fut certainement composé en hébreu[23]. L'auteur fait l'usage le plus étendu du livre d'Hénoch[24]. Il écrivait du temps de Jésus ou des apôtres, certainement avant la destruction du temple de Jérusalem en 70. La forme que l'auteur a choisie est celle d'une révélation
censée faite à Moïse sur le Sinaï par l'ange qui se tient devant la face de
Dieu. Il suit pas à pas le récit biblique, depuis le commencement de L'esprit du livre est celui des Targums, pieux,
apologétique, crédule à l'excès. L'auteur croit à la persistance des âmes
sans croire à la résurrection[25] ; il est peu
messianiste, très attaché à Voilà qui est capital et qui sûrement répond aux
objections que les esprits sensés opposaient à cette forêt de fables qui
pullulaient de toutes parts. Les gens raisonnables voulaient qu'on s'en tint
à Un trait important, en tout cas, est l'air de famille qu'ont entre eux tous ces livres apocryphes, Hénoch, Jubilés, Assomption de Moïse, auxquels on peut rattacher le Psautier de Salomon et le Testament des douze patriarches. Ces livres se citent entre eux, se copient[29]. Ajoutons que ces ouvrages ont eu le même sort littéraire et partagé les mêmes causes de vogue et de discrédit, qu'ils vont d'ordinaire ensemble, qu'on les trouve dans les mêmes manuscrits ou dans les mêmes séries de manuscrits[30]. Ces livres appartiennent évidemment à un même parti, caractérisé par ses tendances larges à l'égard du pharisaïsme et ses affinités futures avec le christianisme. Tous, en effet, restèrent dans le canon chrétien, nous ont été conservés par les chrétiens[31]. Cette famille formait évidemment un cercle ayant sa littérature à part. Jésus fut certainement avec elle dans les relations les plus étroites. Si l'on veut prendre le mot essénisme dans un sens large, on peut certes appeler ce cercle religieux le cercle essénien. La brillante angélologie, le goût des livres secrets qu'on y remarque comme dans Hénoch sont bien des traits esséniens ; mais les traits spéciaux de l'essénisme manquent. On exagère en supposant dans la société juive contemporaine de Jésus des partis rigoureusement étiquetés, où tout doit rentrer. Il y avait des tendances très opposées, des groupes, des coteries, rien de plus ; des partis, des écoles, il n'y en avait pas, dans un sens rigoureusement déterminé. A côté des pharisiens, des sadducéens, des esséniens, des
zélotes, il y eut ce qu'on peut appeler les apocalyptistes, les
apocryphistes, l'école qui produisit les livres d'Hénoch, l'Assomption de
Moïse, le Psautier de Salomon, On ne comprendrait pas l'état moral singulier qui a
produit toutes ces fables, si on ne songeait à la mauvaise discipline de tout
esprit sur lequel, directement ou indirectement, n'a pas passé la culture
grecque. Le texte biblique lui-même, si respecté quant à la lettre, était
traité quant au sens avec une légèreté sans égale. L'exégèse biblique était
arrivée au dernier degré de faiblesse. Il serait exagéré de dire qu'on ne
savait plus l'hébreu. Mais les langues anciennes sont pleines de difficultés.
Il faut pour comprendre ces vieilles énigmes de la sagacité, de la critique,
une étude comparative des langues que les temps modernes ont seuls pu fonder.
On savait l'hébreu du temps de Jésus comme les Parsis savaient le zend du
temps d'Anquetil, comme les brahmanes savent la langue védique. Une foule de
traits des anciens livres n'étaient plus compris, et, ce qu'il y avait de
pis, c'est que tout passage non compris était regardé comme mystérieux et
rapporté au Messie. Ainsi se forma cette collection de lieux dits
messianiques, sur lesquels on raisonnait à perte de vue, et dont les premiers
chrétiens, Jésus lui-même, dit-on, abusèrent d'une façon si étrange. Beaucoup
de ces raisonnements, ceux de saint Paul en particulier, se fondaient sur de
mauvaises lectures ; tous supposaient que l'auteur original n'avait pas eu le
sens commun et avait composé en dehors de toutes les lois de l'esprit humain.
A vrai dire, on s'inquiétait fort peu de ce qu'il avait voulu dire ; c'était
là un bien petit souci. Le texte sacré était un grimoire, qu'on prenait en
soi-même, indépendamment de l'intention de l'auteur et où l'on cherchait
toutes les combinaisons possibles. De là l'étrangeté inouïe de toute
l'exégèse du Nouveau-Testament, qui semble un défi au bon sens, soit qu'elle
joue sur l'hébreu, soit qu'elle ait pour base la version grecque ou les
Targums araméens. De là ces soixante-dix faces de En réalité, par les légendes et les révélations qui naissaient
de toutes parts, Répétons pour la vingtième fois que ces écrits, dont la
fausseté sautait aux yeux, étaient réputés parfaitement authentiques. On
admettait que tel ou tel écrit d'Élie, par exemple, avait pu se conserver en
dehors de On ne vit jamais siècle si naïvement crédule[46], et ce fut justement le siècle de la grande éclosion de la foi. La faculté qui raisonne dans l'esprit humain paraissait éteinte ; la folie enfantine était le milieu habituel. On affirmait sans raison, comme en rêve ; on croyait sans raison. On mentait et on croyait son mensonge ; fingunt simul creduntque. Les religions ne se fondent que dans ces sortes de milieux. Un minimum de rationalisme dans l'air ambiant suffit à les tuer, dans leur jeune âge. L'Amérique, vu son manque de grande culture, a seule pu de notre temps fournir le substratum d'une religion. Là une imposture peut aller très loin, sans que rien l'arrête. Le premier siècle de notre ère fut en Judée une époque analogue. L'énorme collusion qui servit de base à la foi en la résurrection de Jésus ne fut possible que dans le temps qui faisait croire à Hénoch, à Moïse littérairement ressuscités. Aucun siècle ne fut si facile à tromper. La foi alors était libre ; car elle n'était que l'imagination ; ce sont nos races logiques qui en ont fait un dogme, une chaîne. Rien ne limitait l'agada ; toute combinaison possible des mots du texte sacré était vite affirmée. La pesanteur intellectuelle de nos races occidentales, surtout de la race anglaise, admettant comme premier principe que tous les pays et tous les siècles se ressemblent, ne peut comprendre cela. Les bizarres procédés intellectuels du siècle de l'agada, pour être compris, demandent la critique la plus fine, et ce sont justement les races les plus honnêtes qui sont le plus dépourvues de cette qualité. Il leur sera toujours impossible d'accepter une telle énormité d'imposture dans des développements humains où, par ailleurs, entre comme élément fondamental un sentiment moral très élevé. Il y avait un mode d'agada bien supérieur, la parabole, dont il ne paraît pas y avoir eu d'exemple avant Jésus. Ce genre charmant d'enseignement, que le bouddhisme possédait depuis longtemps, le judaïsme ne l'a probablement pas connu[47]. Les paraboles du royaume de Dieu, quand Jésus les prononça, furent une haute nouveauté. Le défaut de l'ancien genre, l'indéfini des contours, y est devenu une qualité, et certes, avoir tiré un chef-d'œuvre du fatras de l'agada juive est un réel tour de force. Le livre des Jubilés ne nous y préparait pas. Si l'on veut se borner à prêter à Jésus des miracles littéraires, nous dirons que celui-ci fut vraiment un miracle de premier ordre. |
[1] Voir Fabricius, Cod. pseud. Vet. Test., recueil où les vies légendaires sont classées par ordre chronologique ou censé tel.
[2] Liste canonique Montfaucon-Pitra, Schürer, II, 671.
[3] Origène, In Luc. hom. 35,
init.
[4] Voir cependant Stichométrie de Nicéphore, n° 6.
[5] Origines du christ., VI, p. 268 et suiv. Pour Eldad et Modad, voir ibid., 396-397.
[6] Origène, In Joh., t. II, ch.
25 ; Eusèbe, Præp. ev., VI, XI, 64.
[7] Une partie considérable de l'Assomption de Moise a été découverte en traduction latine, par M. Ceriani, dans un manuscrit de Bobbio, à Milan. Voir Fritzsche, Schürer, etc.
[8] Jud., 9. Cette légende était dans la partie perdue du texte découvert par M. Ceriani. Sur cette légende dans le judaïsme, voir Schürer, II, p. 635-636.
[9] Pline, Hist. nat., XXX, I, 1 ; Apulée, Apol., c. 90 ; Numenius, dans Eus., Præp. evang., IX, 8.
[10] II Tim., III, 8 ; Evang. de Nicodème, Acta Pilati, 5 ; Origène, Contre Celse, IV, 51, etc.
[11] Origène, Gélase.
[12] Schürer, II, 670-671.
[13] Il y eut aussi des livres de Lamech. Liste Montf.-Pitra, n° 3.
[14] Il y avait des confusions et des doubles rôles entre ces deux personnages. Comparez Matthieu, XXIV, 37 et suiv. ; Luc, XVII, 26 et suiv. ; I Petri, III, 20 ; II Petri, II, 5. Cf. Hénoch, LXXXIII, 6 ; CVI, CVII. Les passages relatifs à Noé dans le livre d'Hénoch (LIV, 7 ; LV, 60 ; LX ; LXV, 1 ; LIX, 25 ; CVI, CVII, CVIII) paraissent une insertion postérieure aux similitudes. Cf. LVIII, 1.
[15] Ch. XCIII, 10, 14 (Laurence, XCII, 12, 23). De tels passages feraient songer à une origine gnostique.
[16] Alexandre Polyhistor, dans Eus., Præp. evang., IX, XVII, 8. Comparez livre des Jubilés, Schürer, II, 681.
[17] On voudrait rapporter tout cela aux bas temps gnostiques et manichéens, au temps de l'Ascension d'Isaïe, par exemple ; mais cela est impossible.
[18] I, 5, etc.
[19] Ch. VII et suiv. Toutes ces bizarreries se retrouvent dans le texte grec, récemment découvert.
[20] Le livre des Jubilés, proche parent du livre d'Hénoch, présente une angélologie non moins folle. Comparer les noms des anges.
[21] Comparez les Vies de saints de l'Église grecque à celles de l'Occident. Quelle différence !
[22] Cet ouvrage, fréquemment cité par les Pères grecs et les chroniqueurs byzantins, a été retrouvé en éthiopien. Un fragment d'une traduction latine a été découvert par M. Ceriani dans le manuscrit de Bobbio (maintenant à Milan) qui contient l'Assomption de Moïse. Voir Rœnsch, Das Buch der Jubilæen, Leipzig, 1874.
[23] Saint Jérôme le lisait en hébreu. Epist. 78 ad Fabiolam.
[24] Schürer, II, p. 681. Il serait intéressant de rechercher quelles sont les parties d'Hénoch qu'emploie le livre des Jubilés ?
[25] Schürer, III, 24.
[26] Schürer, II, 679.
[27] Écrits pseudo-clémentins.
[28] De là le mot apocryphe, qui signifie proprement caché. De là on passa facilement au sens de mystérieux. Cf. Daniel, II, 22.
[29] Voir Schürer, II, p. 667, 668 ; Lucius, Essenismus, p. 124, 125, note.
[30]
Même les traductions latines de l'Assomption et de
[31] Voir Credner, Gesch. des Canons, p. 116-146.
[32]
La langue des écrits palestiniens de ce temps était l'hébreu de l'Ecclésiaste,
du Pirké aboth, de
[33] Credner, Schürer, surtout Stichométrie et Montfaucon-Pitra, Gélase.
[34] Origines du christ., index, au mot apocryphes.
[35] Origène, Comm. in Matth.,
XXIII, 37 ; XXVII, 9.
[36] Notez l'antipathie des Pères beaux-esprits contre l'Apocalypse ; le fait que le livre d'Hénoch a été écrit en notes tironiennes (écriture cryptographique).
[37] Origène, Contre Celse, V, 52-55.
[38] Première rédaction sans visions en éthiopien. Les visions ajoutées sont d'origine chrétienne. Voir Schürer, II, 683 et suiv. Cf. Hébreux, XI, 37.
[39] Deuxième lettre en tête de II Macchabées, II, 1 et suiv. Cf. Baruch, fable des vases sacrés et l'épître de Jérémie ; Euthalius, sur Eph., V, 14 ; saint Jérôme, In Matth., XXVII, 9.
[40] Voir, par exemple, Gal., III, 16 ; IV, 22-25 ; Rom., X, 6-8 ; Matthieu, XXII, 31-32 ; Epist. Barn., c. 6.
[41]
Voir surtout
[42] Stichométrie de Nicéphore, n° 8. Cf. Revue des études juives, I (1880), p. 108 et suiv.
[43] I Cor., II, 9 (cf. Hebr., XI, 37). Origène, Euthalius ; saint Jérôme nie. Le passage Éph., V, 14, quoi qu'en dise Épiphane, est d'un autre apocryphe.
[44] C'est ce qu'on appelait souvent Μετάνοια (Pœnitentia), mot qui signifiait à peu près révélation : Pœnitentia Adæ, Pœnitentia Joannis et Mambræ, μετάνοια en Pistis Sophia.
[45] Par exemple, In Luc. hom., 35, et les passages sur l'Apocalypse d'Elie.
[46]
Naturellement, il n'est question ici que de
[47] Les paraboles d'Hénoch (voir ci-dessus) sont des compositions d'un tout autre ordre.