La grande préoccupation de Philon est l'idée d'une vie
philosophique parfaite, où l'âme, livrée sans relâche à la méditation de
l'infini, s'absorbe en l'objet de ses méditations et s'élève au-dessus de
tous les soucis matériels. Les esséniens de Palestine réalisaient à beaucoup
d'égards ce programme, et Philon a pour eux la plus grande admiration[1]. Y avait-il des
ascètes de ce genre en Égypte ? Cela est fort douteux ; mais Philon en
rêvait, et c'est ce qui l'amena à composer ce traité de Après avoir parlé des esséniens, dit-il, qui aiment et pratiquent la vie active mieux que n'importe qui, je vais parler maintenant de ceux qui ont embrassé la vie contemplative... La doctrine de ces philosophes apparaît tout d'abord en leur nom. On les appelle thérapeutes, soit parce qu'ils font profession d'une médecine supérieure, ne guérissant pas seulement les maladies du corps, mais encore celles de l'âme ; soit parce qu'ils ont appris par l'étude de la nature et des saintes lois à servir l'Éternel. Ce sont les meilleurs et les plus heureux des êtres. Possédés de l'amour céleste, ils ressentent des transports qui ne s'apaisent que quand ils sont parvenus à voir l'objet de leurs désirs. Dans. l'ardeur qui les porte vers cette vie immortelle et bienheureuse, et s'imaginant qu'ils en ont fini avec la vie mortelle, ils ouvrent eux-mêmes leur héritage et donnent ce qu'ils possèdent à leurs enfants, à leurs parents, à leurs amis. Il faut, en effet, que ceux qui ont acquis les trésors de la vie intellectuelle laissent les biens qui aveuglent à ceux dont la pensée est encore enveloppée de ténèbres. Ce sont tous des gens de bonne naissance et de mœurs polies[3]. Débarrassés de tous les soucis du monde, ils abandonnent frères, femme et enfants, et s'enfuient loin de leur patrie et des lieux habités. Ils s'établissent hors des villes, dans des jardins ou des lieux solitaires, non par misanthropie, mais pour éviter les dangers de la société humaine. Ils n'ont pas d'esclaves, regardant l'esclavage comme contraire au droit naturel. La nature nous a tous engendrés libres ; les injustices et l'avarice de quelques hommes ont établi l'inégalité, source de tous les maux et courbé les plus faibles sous le joug des plus forts. Cette espèce de sages existe en
beaucoup d'endroits de la terre habitée ; car il convenait que Les établissements de thérapeutes, selon la description
que nous en donne Philon, n'étaient pas des monastères à la façon de
l'Occident, ni des séries de cases contiguës ; c'étaient des laures à la
façon des couvents du Mont-Athos, ou des espèces de béguinages. Les cases,
d'une simplicité extrême, garnies de pauvres nattes, étaient assez éloignées
les unes des autres pour que les solitaires ne pussent se gêner, assez
rapprochées pour qu'ils pussent se porter secours. Dans chacune était une
espèce d'oratoire appelé semnée ou mystère[5] ; là, le
solitaire accomplissait les actes les plus sacrés de sa vie religieuse,
lisait La pensée de Dieu leur est toujours présente, même dans leur sommeil. Ils ne voient en rêve que les beautés des Vertus de Dieu et ses Puissances. Beaucoup parlent en dormant et reçoivent dans leurs songes les plus hauts enseignements de la science sacrée[6]. Ils prient deux fois par jour, au lever du soleil et à son coucher. La journée est consacrée à méditer sur les saintes Écritures, en cherchant des allégories dans la philosophie des Pères. Les thérapeutes, en effet, sont persuadés que le sens littéral cache toujours un sens mystérieux. Ils possèdent des livres écrits par les anciens fondateurs de la secte, et où le modèle de la méthode allégorique est donné. Ils composent ainsi à la louange de Dieu des cantiques et des hymnes, de vrais psaumes de cadences diverses, qu'ils chantent sur des rythmes graves et variés. Le jour entier est rempli par l'étude ; toutes les nécessités du corps sont réservées pour la nuit. Quelques-uns arrivent à ne manger que tous les trois jours ou même plus rarement encore. Telle est leur vie pendant six jours de la semaine. Pendant ces six jours, ils ne sortent pas de leur case, ni même ne jettent un regard dehors. Le septième jour, ils se réunissent dans un semnée commun, divisé en deux par un mur de trois ou quatre coudées. Les thérapeutrides, en effet, sont admises à ces réunions ; le mur n'empêche pas les voix de se réunir, et il pare aux inconvénients de la promiscuité. Les confrères s'assoient par rang d'âge , dans une attitude recueillie. Le plus âgé et le plus consommé en doctrine s'avance et parle gravement, simplement. On l'écoute en silence, sans se permettre autre chose que des signes discrets d'approbation. Philon insiste sur la discrétion que chacun met à soutenir son opinion et à combattre celle des autres. Le contraste avec les controversistes vaniteux de Jérusalem est finement indiqué. On sent que la bonne éducation de Philon et ses manières exquises d'homme du monde avaient été souvent froissées par le verbe haut et le ton tranchant de ces scolastiques impertinents. Après le service religieux, les solitaires donnent au
corps quelque relâche. Ils mangent du pain assaisonné de sel ; les délicats y
joignent un peu d'hysope. Leur grande fête est La réunion ressemble d'abord bien plus à une séance académique qu'à un repas. Au milieu d'un profond silence, l'un des solitaires entame une dissertation théologico-philosophique. Le sujet en est une question tirée de l'Écriture, ou un doute soulevé par un confrère. La discussion est sérieuse, exempte de tout amour-propre, nul ne cherchant à briller ni à triompher de sa supériorité. Chacun enseigne à loisir, sans crainte des répétitions ou des longueurs, ne cherchant qu'à faire pénétrer sa pensée dans les âmes ; dans les explications données d'une manière trop rapide et sans pause, il arrive, en effet, que l'esprit de ceux qui écoutent, ne pouvant suivre, reste en arrière et que l'intelligence des choses lui échappe[8]. Les commentaires des saintes Écritures consistent en
interprétations allégoriques. Quand tous ont chanté leur hymne, les jeunes servants apportent la table du festin sacré. Il ne s'y trouve aucun mets sanglant ; rien que du pain, du sel, de l'hysope pour les gourmets. Le vin n'y figure pas ; on ne sert que de l'eau pure, attiédie pour les vieillards obligés à des précautions. Le pain est fermenté, pour que nulle confusion ne soit possible avec les pains azymes, dits de proposition, qui figurent sur la table dans le vestibule du temple. Ces derniers pains sont destinés aux prêtres, et les laïques doivent s'en abstenir, pour reconnaître le privilège du sacerdoce. Philon, en effet, est loin de supposer que l'ascétisme de ses thérapeutes supprime le culte de Jérusalem, ou les égale aux prêtres. Chez les esséniens, la tendance à se passer des prêtres et à substituer les rites de la secte au culte officiel, surtout aux sacrifices sanglants, est tout à fait sensible. Philon ne veut pas que ses solitaires commettent la même faute. La supériorité du culte de Jérusalem est hautement reconnue. Après le repas a lieu la veillée sacrée. Tous se lèvent et se groupent au milieu de la salle, de façon à former deux chœurs, celui des hommes et celui des femmes. On choisit pour conduire chacun de ces chœurs la personne la plus respectée et la plus exercée dans la musique. Une danse sacrée s'engage, accompagnée d'hymnes chantés en partie, avec des antiphonies et des répons. Des gestes marquent les cadences diverses de ces chants alternants. Ils dansent ainsi au milieu de
saints transports, tantôt marchant, tantôt s'arrêtant, tantôt tournant sur
eux-mêmes, selon la loi de la strophe et de l'antistrophe. Lorsque chacun des
deux chœurs séparément s'est rassasié de ce plaisir, ivres du vin de l'amour
divin, comme il arrive dans les mystères de Bacchus, ils se mêlent, les deux
chœurs n'en font plus qu'un, à l'imitation de celui qui fut jadis formé sur
les bords de Ils se plongent jusqu'au matin dans cette belle ivresse, qui, loin d'alourdir leur tète, d'appesantir leurs paupières, les rend lestes et alertes. Quand ils aperçoivent les premiers rayons du soleil, ils lèvent les mains au ciel et demandent à Dieu un jour heureux, la connaissance de la vérité et la lucidité de l'intelligence. Après cette prière, chacun gagne son semnée, pour y reprendre la culture de la philosophie. Tout cela doit-il être pris bien au sérieux ? Philon, dans ces pages singulières, décrit-il un idéal ou une réalité ? Ces thérapeutes du lac Mariout, dont il est le seul à parler, ont-ils réellement existé, ou n'est-ce pas là une Salente idéale, la peinture d'un paradis destinée à édifier et à charmer ? Il est fort difficile de répondre d'une manière absolue. Le fond du roman thérapeute est emprunté à l'essénisme, mais avec d'importantes corrections. Peut-être quelques ascètes que Philon vit près du lac Mariout[9] tournèrent-ils ses idées de ce côté. Ce qu'il avait lu des instituts pythagoriques et de la vie stoïcienne flottait peut-être aussi dans son imagination, L'ensemble est une création libre et voulue. C'est l'idéal de la vie parfaite et du parfait bonheur comme le conçoit Philon. La vie du thérapeute est la vie de Philon lui-même, une vie où l'homme fait triompher en lui l'esprit sur les sens, ne s'occupe que de l'âme et devient, par la simplification de tout ce qui touche au corps, citoyen du ciel et du monde[10]. Une telle vie, dans le langage philonien, se résume en « la philosophie», la philosophie, qui, pour un Juif, est surtout la méditation et l'explication allégorique des anciens livres. L'œuvre entière de Philon, c'est l'œuvre d'un parfait thérapeute ; Philon ne vécut pas sur le bord du lac Mariout ; il n'habita pas une petite maison avec un semnée ; mais sa vie fut bien consacrée à la recherche de la vérité ; sans se séparer du judaïsme officiel, il se créa une ascèse personnelle et fut heureux dans la règle qu'il s'était faite. Peut-être quelques amis partagèrent-ils ses goûts. L'invention, l'initiative religieuse étaient à cette époque d'une hardiesse qui nous étonne. On osait tout. Jésus, fondateur de religion, n'a pas été en son temps une apparition isolée. Et la portée de ce que peut oser l'agada, qui donc peut se vanter de l'avoir mesurée ? Dichtung und Wahrheit !
voilà bien le traité de la vie contemplative, livre éminemment subjectif,
mélange bizarre de vérité et de traits fuyants, sans consistance, décelant
l'œuvre d'imagination, roman philosophique, ou, si l'on veut, tableau fait
par un homme qui voyait le monde à travers ses rêves. C'était bien le cas de
Philon. Ses thérapeutes sont tous des Philon, nobles, polis, pleins
d'antipathie pour les pédants grossiers, parfaits de manière. Nulle part on
ne sent le peuple, la foule laïque. Cela n'a jamais sérieusement existé. Ce
couvent philosophique où, dans une cellule large de quelques mètres carrés,
on eût philosophé depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, eût été une
annexe de Nous pensons donc que le traité de Les ressemblances des thérapeutes de Philon avec les moines chrétiens[13] sont frappantes. On a eu tort d'en conclure l'identité ; mais le principe était le même. Les chartreux ont à peu près réalisé ce que rêvait Philon sur les bords du lac Mariout. Si quelqu'un a lu ce livre avec attention, il a dû voir que rien ne s'est développé dans le christianisme qui n'ait eu ses racines dans le judaïsme au Ier et au IIe siècle avant Jésus-Christ. |
[1] Quod omis probus liber, § 12-13, et fragm. de l'Apol., dans Eus., Præp. evan., VIII, XI.
[2]
Nous tenons pour certain que le traité Περί
τοΰ Θέου
θεωρητικοΰ ή
ίκέτων άρετών est
de Philon. Le style, les pensées sont absolument du penseur alexandrin. Notez
la haine contre les éranes (§§ 5-7), qui n'a plus de sens au IIIe siècle. Les
ascètes dont il est question dans
[3] De vita contempl., § 9.
[4] Le lac Mariout, Marœotis des anciens.
[5] De vita contempl., § 3.
[6] Trait bien philonien.
[7] Comme les esséniens. En général, la messe des thérapeutes ressemble fort à celle des esséniens.
[8] On dirait que Philon veut ici (§ 10) caractériser sa propre manière et faire l'apologie de sa prolixité.
[9] Comparez les catochites ou reclus du Sérapeum. Origines du christ., II, 79, 325 ; VI, 188, note 2.
[10] De vita cont., § 11.
[11] Un trait remarquable c'est la préoccupation de l'esclavage dans De Vita cont. (surtout § 2 et § 9), préoccupation dominante aussi dans Quod Omnis Probus Liber.
[12] De Vita cont., § 4.
[13] Genre de vie, costume, humilité (§ 4 fin), etc.