Au milieu de ce développement presque tout anonyme ou pseudonyme, de ces figures qui ont l'air de faire partie d'un monde intangible, d'écrits courts, frappés en vue de la théopneustie, où l'idée seule est en vedette et où l'auteur disparaît totalement, se détache la personnalité d'un abondant écrivain, mêlé à la vie de son temps, dont les œuvres nous sont en grande partie restées, que nous touchons pour ainsi dire comme un de nous ; c'est Philon. Il appartenait à une des principales familles juives d'Alexandrie. Son frère Alexandre Lysimaque remplissait les fonctions d'arabarque et était prodigieusement riche. Dans ses rapports avec les Romains et avec les Hérodes, il joue presque le rôle d'un rex, leur rendant des services d'argent, administrant leur fortune, leur faisant des prêts énormes[1]. Un de ses fils épousa la célèbre Bérénice. Un autre fut ce Tibère Alexandre, qui joua un rôle si important dans la politique romaine du Ier siècle de notre ère. Philon lui-même était riche et, vers l'an 40 de notre ère, il fut député à Caligula pour les affaires de la synagogue d'Alexandrie[2]. Il était vieux alors ; ce qui donne, à supposer qu'il naquit quinze ou vingt ans avant Jésus-Christ. Il fut ainsi à la fois l'aîné et le survivant de Jésus[3]. C'est sans doute pendant la jeunesse de Jésus qu'il écrivit ces innombrables livres où le judaïsme était envisagé d'une façon si originale. Quel dommage que, dans ses derniers écrits, il n'ait pas consacré quelques réflexions à ce qui se passait en Galilée ! A vrai dire, le premier embryon du christianisme fut si peu de chose que Philon peut-être ne vit et n'entendit jamais rien qui s'y rapportât. L'érudition grecque de Philon était très considérable. Il savait évidemment tout ce qu'on savait à Alexandrie de son temps. Il lisait une foule d'écrits maintenant perdus. Aucun autre Juif n'eut une connaissance aussi parfaite de la culture grecque. Son style est le grec classique, non ce style plein d'hébraïsmes et imité des Septante dont se servaient les Juifs. — Son érudition hébraïque, au contraire, était très courte. Il savait à peine l'hébreu[4]. Il travaillait sur la traduction grecque du Pentateuque et des prophètes[5]. Ses étymologies hébraïques sont mauvaises ; mais, après tout, celles des docteurs palestiniens n'étaient pas meilleures. Ses Interpretationes vocum hebraicarum ont été le noyau de la collection qui, grossie ou corrigée par Origène, Eusèbe, saint Jérôme, a défrayé la misérable science hébraïque du moyen âge, jusqu'à la Renaissance[6]. La nature de Philon était aussi excellente que son éducation fut accomplie. C'était un bel esprit et un beau caractère, honnête homme, libéral, aimant ses compatriotes et le genre humain tout entier. Les subtilités de ses explications allégoriques lui étaient commandées par les exigences de son apologétique ; sans philologie, sans critique, il l'était assurément ; mais personne alors, dans le monde juif, n'en avait plus que lui, et nul, puisque Jésus ne parlait pas encore, n'avait plus de bonté, plus de chaleur d'âme, plus de cœur. Ce sont là de si bonnes choses qu'on oublie qu'elles sont obtenues par une exégèse détestable et des sophismes perpétuels. Ce qui distingue essentiellement Philon de ses
coreligionnaires , même de Josèphe, c'est que, cette culture grecque qu'il
possède si bien, il l'aime et l'admire du fond du cœur. Rien chez lui de la
jalousie qui caractérise le faux Aristobule, de la haine sombre qui remplit
le cœur de Tatien. Saint Justin seul[7] atteint à cette
haute sympathie. Philon aime surtout les philosophes et voit en eux la fleur
du génie grec. Il a un vrai culte pour Platon ; il l'appelle très saint[8] ; la réunion des
sages antiques lui apparaît comme un thiase sacré[9]. Il n'adhère
absolument à aucune secte, il est éclectique à la manière de Cicéron, tour à
tour platonicien, stoïcien, pythagoricien, ou croyant l'être. Il est en
réalité hellénique, voyant la lumière dans ce grand soleil de la vérité que Comment avec cela Philon reste-t-il Juif ? C'est ce qu'il
serait assez difficile de dire, s'il n'était notoire que, dans ces questions
de religion maternelle, le cœur a des sophismes touchants pour concilier des
choses qui n'ont aucun rapport entre elles. Platon aime à éclairer ses
philosophèmes par les mythes les plus gracieux du génie grec, Proclus et
Malebranche se croient dans la religion de leurs pères, le premier en faisant
des hymnes philosophiques à Vénus, le second en disant la messe. La
contradiction, en pareille matière, est un acte de piété. Plutôt que de
renoncer à des croyances chères, il n'y a pas de fausse identification, de
biais complaisant qu'on n'admette. Moïse Maimonide, au mie siècle, pratiquera
la même méthode, affirmant tour à tour Retrouver la philosophie grecque dans Si c'était là tout Philon, sa place serait dans l'histoire de la folie, non dans l'histoire de l'exégèse. Mais ce n'est pas tout, en vérité. Le cœur chez Philon valait mieux que l'esprit. L'amour du bien déborde en lui ; son judaïsme est ouvert, universaliste. Sa langue philosophique est abondante et sonore. Le premier, il a dit des mots admirables, à la fois grecs et juifs, exprimant de très belles choses, et qui sont restés dans la tradition religieuse de l'humanité. Philon, en effet, nous donne le premier exemple de
l'effort qui sera souvent tenté pour réduire le judaïsme à une sorte de
religion naturelle ou de déisme, en atténuant le côté de la révélation et en
présentant les prescriptions les plus particulières de |
[1] Josèphe, Ant., XVIII, VI, 6 ; VIII, 1 ; XIX, V, 1.
[2] Ceci a été raconté dans les Apôtres, p. 194 et suiv.
[3] Philon écrivit encore après sa légation, De ratione anim., p. 172 (éd. Aucher).
[4] Gesenius, Gesch. der hebr. Spr., § 23, p. 80 et suiv.
[5] Voir, par exemple, De prœm. et pœnis, 16.
[6] Schürer, II, p. 865-866.
[7] Origines du christ., VI, p. 386 et suiv.
[8] Quod omnis probus liber, II, 447, Mangey.
[9] De prov., II, 48, p. 79, éd. Aucher ; Quod munis probus liber, II, 444, Mangey.
[10]
Allég. de
[11] Origines du christ., VII, p. 107 et suiv.