L'époque d'Hérode est l'époque du plus grand abaissement
de la littérature juive. La cause en était dans l'enseignement oral, qui
empêchait d'écrire, au moins en style soutenu. L'ancien génie avait disparu ;
il n'y avait plus de prophètes. On se bornait à imiter faiblement les œuvres
classiques, à développer des légendes relatives aux patriarches, aux
prophètes. Écrire de nouveaux livres était tenu pour frivole[1]. L'étude de L'école était devenue un établissement privé, distinct de
la synagogue. Chacun avait la sienne ; le maitre était assis ; les élèves
étaient accroupis par terre aux pieds du maitre[2]. Sous les
galeries du temple, qui ressemblait tant à une mosquée musulmane, il y avait
de ces beth hammidrasch, où la dispute
se continuait jour et nuit[3]. Le Talmud ne
s'écrivait pas encore ; il se faisait. On retenait de mémoire les sentences
et les solutions des docteurs célèbres ; déjà peut-être on en prenait note
par écrit ; mais sûrement il n'en existait de rédaction suivie, ni par ordre
de matières, ni selon l'ordre de Si parfois ces gloses de docteurs s'écrivaient, elles
s'écrivaient rapidement, dans une écriture cursive et négligée. A toutes les
époques, les peuples sémitiques ont distingué les textes solennels, écrits en
style bref, destinés à être lus, des notes sans style, destinées à l'usage
privé, des simples commentaires[4]. Le commentaire,
ou plutôt la mischna, contient des
choses qui ne sont pas dans la mikra ;
c'est la tradition, vérités non primitivement écrites, mais qu'on supposait
s'être gardées par une transmission orale. La fausse critique du temps
mettait la tradition sur le même pied que le texte sacré. On croyait être
conservateur ; on était en réalité corrupteur du vieux texte. Une citerne étanche, qui ne perd pas une goutte[5], qui ne laisse
rien échapper de la vieille doctrine, semblait la perfection. Ne rien changer
était l'idéal qu'on poursuivait. On ne s'apercevait pas que de plus en plus
on s'éloignait du vieil esprit et qu'on arrivait à comprendre de moins en
moins les anciens textes. C'est exactement ce que fit la scolastique du moyen
âge. Sous le nom de halaka il se
constitua une vraie scolastique juive, qui peu à peu se substitua à La distinction de l'ordre religieux et de l'ordre civil
n'existant en aucune façon chez les Juifs, le commentateur de On l'appelait rabbi[7]. Tout cela le
rendait un peu vaniteux[8]. Comme cela
arrive dans toutes les professions où l'on ne laisse rien derrière soi, le
docteur juif tenait à la réputation, voulait en jouir. Une erreur à laquelle
les Juifs ont été sujets à toutes les époques, celle de croire aux enfants
prodiges, existait déjà à cette époque[9]. Le
désintéressement de ces vieux maîtres était parfait. L'absence de culture grecque était la principale cause de
cette mauvaise discipline des esprits. Un livre singulier, le Pirké aboth, qui est entré
dans la compilation de Hillel et Schammaï succédèrent à Schemaïah et Abtalion.
Tout ce qui nous reste de la voix de Hillel nous la fait fort aimer. Sois un vrai disciple d'Aaron, qui aimait la paix, qui
rechercha la paix ; aime les hommes et attire-les vers la Loi[13]. Ses maximes, en
général, penchaient vers la douceur, et la légende, qui aime les contrastes
et toujours assujettit les faits aux besoins de l'idée générale, arrangea les
choses en ce sens[14]. Les docteurs
qui inclinaient du côté de l'interprétation large des préceptes furent les fils de Hillel ; ceux qui inclinaient du côté de
l'interprétation sévère furent les fils de Schammaï[15]. Nous sommes des
fils de Hillel, s'il est vrai que ce fut ce docteur, qui prononça la maxime
suivante, censée adressée à un païen qui demandait un résumé de Hillel venait, ce semble, de Babylone et réagit sagement
contre les accaparements du sacerdoce de Jérusalem[17]. Il abandonnait
aux laïques beaucoup de choses que la pratique hiérosolymitaine réservait aux
prêtres. Il attribua aussi à la scolastique une importance qu'elle n'avait
pas eue jusque-là, et inventa, dit-on, des règles d'argumentation[18], qui sûrement ne
valaient pas celles d'Aristote[19]. Mais si cette
méthode nouvelle put contribuer à soulager le fardeau de On a quelquefois comparé Hillel à Jésus. Tous deux paraissent avoir eu en commun un sentiment de douceur et d'amour du peuple. Mais l'Évangile ne pouvait sortir de la halaka. L'Évangile, avec son charme infini, est le chef-d'œuvre de l'agada. Agada delectat. La halaka restera toujours quelque chose de fade et de froid. De ces insipides discussions, fruits de scrupules puérils ou de rivalités de sacristie, ne pouvait sortir l'éveil du sentiment moral dans l'humanité. Schammaï est la personnification du rigoriste étroit qui
ne donnait pour but à la vie que l'exécution matérielle de Gamaliel fut un docteur à peu près du même temps, qui jouit de la plus haute autorité. Il fut le maître de saint Paul[27] et se montra bienveillant pour le christianisme naissant[28], si bien que la tradition chrétienne voulut qu'il se fût fait chrétien[29]. C'est là une erreur assurément. Gamaliel conserva dans la synagogue un renom de premier ordre[30]. Mais il fut moins intolérant que les autres membres du sanhédrin pour la secte nouvelle ; on y garda bonne note de lui. On voit combien toute cette direction de casuistique
scolastique était inféconde. C'était la conséquence du plus grand malheur qui
pût arriver à |
[1] Ecclésiaste, XII.
[2] Actes, XXII, 3 (cf. Luc, II, 46) ; Pirké aboth, I, 4
(Josében-Joézer).
[3]
Matthieu, XXI, 23 ; XXVI, 65 ; Marc, XIV, 49 ; Luc, II, 46
; XX, 1 ; XXI, 37 ; Jean, XVIII, 20. Selon une tradition, l'habitude de
se tenir debout aurait été plus ancienne. Talmud de Babylone,
Megilla, 21 a.
[4] Si la mischna ou sunna renferme des phrases en style cordé, analogues aux textes solennels, ce sont là des sentences mnémoniques, qui sont à leur manière des mikra.
[5] Pirké aboth, II, 8.
[6] Pirké aboth, IV, 12.
[7] Voir Schürer, II, 257.
[8] Matthieu, XXIII, 6, 7 ; Marc, XII, 38, 39 ; Luc, XII, 43 ; XX, 46.
[9] Luc, II, 42 et suiv. Comparez les innombrables anecdotes sur l'enfance des docteurs juifs célèbres.
[10] Pirké aboth, I, 13 ; II, 2, 5 ; IV, 5, 6, 10. Cf. Matthieu, X, 8. Légende de Hillel.
[11] Sentences de José-ben-Joézer, de Josaé-ben-Perachiah, de Hillel, de Schammaï, des Gamaliel.
[12] Sentences de José-ben-Jochanan.
[13] Pirké aboth, n° 12, 13, 14.
[14] Pour la légende de Hillel, voir Ewald, Iahrb., X (1859-1860), p. 69 et suiv. ; Delitzsch, Jesus und Hillel (1866).
[15]
Voir Schürer, II, p. 297-298, note, relevé des oppositions entre les deux dans
[16] Talmud de Babylone, Schabbath, 31 a. Comparez Matthieu, XXII, 36 et suiv.
[17] Derenbourg, p. 183 et suiv. Voir surtout Talmud de Jérusalem, Pesahim, VI, 1.
[18] Derenbourg, p. 178, 187 et suiv.
[19] Voir ces règles dans Schürer, II, p. 275-276. Plus tard, augmentées par R. Ismaël, elles acquirent une telle importance qu'on leur donna place dans chaque siddour ou livre de prières.
[20] Mischna, Gittin, V, 5. Cf. Schürer, p. 299. Comparez une autre subtilité juridique de Hillel pour tourner Lévitique, XXV, 2930, Derenbourg, p. 189, note 1.
[21] Aboth de rabbi Nathan, c. II fin.
[22] Talmud de Babylone, Schabbath,
31 a.
[23] Tosifta, Ioma, ch. IV.
[24] Mischna, Succa, II, 8 ou 9.
[25] Talmud de Babylone, Betza, 16 a. Talmud de Jérusalem, Schabbath, I, 8-12, etc. Derenbourg, p. 190-191.
[26] Pirké aboth, I, 13.
[27] Actes, XXII, 3.
[28] Actes, V, 34-39.
[29] Pseudo-Clément, Recogn., I, 65 et suiv. ; Lucien, prêtre de Jérusalem, dans Baronius, ad ann., 415 ; Gennadius, Vitæ, 46, 47 ; Eustratius, ch. 23 ; Photius, Bibl., cod. 171. Thilo, Cod. apocr., p. 501.
[30] Mischna, Sota, IX, 15.