HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE X. — LE PEUPLE JUIF SOUS LA DOMINATION ROMAINE

CHAPITRE IX. — LA JUDÉE PROVINCE ROMAINE.

 

 

Archélaüs, désigné par Hérode comme son successeur dans la royauté, allait partir pour Rome, afin de demander sa confirmation à Auguste, quand un soulèvement terrible éclata dans Jérusalem. Le peuple, encore sous l'impression du supplice de Judas fils de Sariphée et de Matthias fils de Margaloth , voulait qu'on punit les conseillers d'Hérode et qu'on déposât le grand-prêtre Joazar fils de Boëthus. Un détachement qu'on envoya pour faire taire les gens qui vociféraient contre la mémoire d'Hérode dans la cour du temple, fut reçu par une grêle de pierres et mis en fuite. Archélaüs dut employer toutes ses forces et, pour rétablir l'ordre, verser des torrents de sang.

L'émeute une fois étouffée, Archélaüs, laissant ses pouvoirs à Philippe, partit pour Rome ; Antipas le suivit de prés ; d'autres membres de la famille hérodienne s'y rendirent également, demandant que la Palestine fût directement rattachée à l'empire ; tous, au moins, préféraient Antipas à Archélaüs[1]. La cause fut portée à l'audience d'Auguste. Un certain Antipater plaida pour Antipas ; Nicolas de Damas plaida pour Archélaüs. Auguste inclinait pour Archélaüs ; il ne voulut pas, cependant, prononcer sur-le-champ un jugement définitif.

Sur ces entrefaites, la Palestine fut soulevée de nouveau par des troubles furieux. Quintilius Varus, légat de Syrie, les comprima ; puis ils recommencèrent. La cour du temple fut encore une fois un champ de bataille. La foule juive couvrait les toits des portiques, et de là faisait voler les pierres sur les soldats. Ceux-ci mirent le feu aux charpentes. Une partie des soldats d'Hérode se rangea du côté des révoltés ; mais le corps des Sébastènes, le plus solide de tous, opposa aux Juifs une résistance acharnée[2]. La force romaine fut assiégée dans le palais d'Hérode. En Galilée, vers Séphoris, Juda, fils de cet Ézéchias qu'Hérode avait fait exécuter d'une manière si sommaire[3], s'empara d'un dépôt d'armes et rassembla une petite armée très fanatique. On dit qu'il songeait à se faire roi de Galilée. En Pérée, un ancien esclave d'Hérode, nommé Simon, se fit proclamer roi. Enfin un berger nommé Ethrog, avec ses quatre frères, eut un parti assez fort dans les campagnes de Judée. C'était une vraie anarchie, sans plan ni direction générale. Varus eut facilement raison de ces mouvements désordonnés. Séphoris fut brûlé et ses habitants furent vendus comme esclaves. Deux mille malheureux furent crucifiés ; l'ordre régna de nouveau[4].

Auguste réfléchissait encore au parti qu'il devait prendre, quand une nouvelle ambassade lui arriva de Jérusalem, avec la permission de Varus. Les députés étaient au nombre de cinquante ; mais, à Rome, plus de huit mille Juifs se joignirent à eux. Leur programme était nouveau. Il consistait à écarter tous les princes de la famille d'Hérode comme odieux à la nation, et à constituer le peuple juif en république, vivant selon les lois juives, sous le patronage des Romains[5]. Toute la population juive de Rome se mit avec eux ; évidemment ils exprimaient le sentiment de la nation, et il était très conforme en apparence à la nature des choses. Les Juifs ne pouvaient former un État indépendant ; mais, sous le protectorat d'un grand empire, ils eussent peut-être réalisé, dès le premier siècle, ce qu'ils réalisèrent plus tard, à l'époque du khalifat de Bagdad, une communauté libre et autonome. C'était au fond l'avis des princes hérodiens ; mais ils n'osaient le soutenir, ne voulant pas paraître abandonner Archélaüs, que cependant ils haïssaient. Philippe, qui était venu à Rome dans l'intervalle, par le conseil de Varus, soutenait Archélaüs, et Antipas se bornait maintenant à demander l'exécution pure et simple du dernier testament de son père.

La conférence se tint dans le temple d'Apollon Palatin. Les républicains, soutenus par les Juifs de Rome, demandèrent la dissolution du royaume hérodien. Hérode a été le pire des tyrans ; ses soupçons, ses espionnages avaient fait de la vie un supplice pour ses sujets. Ruiner son pays pour orner les villes étrangères, voilà quel était son but ; les extorsions qui accompagnaient la perception des impôts avaient réduit tout le monde à la misère. L'orateur déclara vouloir se taire sur le chapitre des mœurs, pour ne pas porter la désolation dans les meilleures familles de Jérusalem. Archélaüs a-t-il fait quelque chose pour faire oublier ces horreurs ? Non ; il a débuté par tuer trois mille de ses sujets dans le temple. Il transforme en crime d'État l'opposition que les députés lui font. Ce qu'ils demandent, eux, c'est que, délivrés d'un tel principat et devenus une annexe de la Syrie, ils dépendent uniquement de l'administration romaine ; on verra alors si leur nature est aussi révolutionnaire qu'on le dit, si plutôt ils ne sont pas les plus doux, les plus paisibles des hommes, quand on les gouverne avec modération.

Nicolas de Damas parla ensuite pour Archélaüs. Il défendit chaleureusement Hérode des crimes qu'on lui prêtait, présenta comme une lâcheté le fait d'accuser un mort. Archélaüs n'a fait que résister ; le mal qui est arrivé, c'est eux qui en sont la cause, eux, les pires des révolutionnaires, des séditieux, des révoltés, incapables de se figurer ce que c'est que la loi. Pour qu'ils soient contents, il leur faut tout, et encore alors ne sont-ils pas satisfaits.

Auguste avait un profond mépris pour les Orientaux, les Græci, comme il disait (les gens parlant grec). Le système des reges socii lui paraissait bon pour de telles gens ; il le maintint, et décida que le dernier testament d'Hérode serait exécuté. Seulement il ne donna à Archélaüs que le titre d'ethnarque ; les villes de Gaza, de Gadare, d'Hippos furent rattachées à la province de Syrie. Salomé eut Jabné, Azote, Phasaélis, le palais d'Ascalon et une somme énorme. Cette horrible femme, cause première de tous les crimes de son frère, vécut encore douze ou quatorze ans. Elle légua son immense fortune à l'impératrice Livie.

Auguste avait promis à Archélaüs de le nommer roi quand il l'aurait mérité. Ce jour n'arriva pas. Archélaüs continua les traditions de son père, dur, fastueux, cruel, bien moins intelligent et moins habile. Il fit des constructions belles et utiles du côté de Jéricho. Son mariage avec Glaphyra, la veuve de son frère Alexandre, fit le plus mauvais effet. Au bout d'une dizaine d'années, le mécontentement contre lui devint universel. Les Juifs et les Samaritains se trouvèrent d'accord pour demander à Auguste de le déposer. Auguste le fit appeler à Rome, le destitua et lui assigna comme lieu d'exil Vienne en Gaule (an 6 ap. J.-C.).

Augusta se décida alors à suivre l'avis qui lui avait été donné par les députés juifs, neuf ou dix ans auparavant. Le domaine d'Archélaüs (Judée, Idumée, Samarie) fut rattaché comme une annexe à la province de Syrie, avec un gouverneur ou procurateur particulier, de l'ordre des chevaliers. Mais les députés s'étaient fait de grandes illusions sur le degré d'autonomie dont on pouvait jouir dans une pareille organisation. Les Hérodes étaient de mauvais Juifs ; mais ils avaient le sentiment du judaïsme. Les Romains ne l'avaient en aucune façon. Le sens religieux leur manquait. De profonds malentendus éclatèrent tout d'abord. L'idolâtrie parut aux Juifs la base même de l'organisation romaine. Les illusions du programme des députés autonomistes de l'an 4 avant Jésus-Christ devinrent une pure utopie. La haine du Juif contre Rome grandit chaque jour ; le zélote, armé du poignard pour la défense de la Loi, est à la veille d'apparaître. Dans soixante ans, cette situation arrivera à d'épouvantables déchirements.

Le régime de la Judée, en effet, qui, à partir de l'an 44, fut celui de toute la Palestine, ne fut ni celui d'une province romaine complète, ni celui d'une partie de province recevant directement ses ordres du légat impérial. Le procurateur de Judée dépendait sûrement du légat d'Antioche ; ce n'était cependant pas un simple sous-préfet. Les gouverneurs pouvaient être ou de l'ordre consulaire, ou de l'ordre prétorien, ou de l'ordre équestre[6]. Le gouverneur de Judée, résidant à Césarée, non à Jérusalem, était un gouverneur de la classe la plus infime, comme en avaient les provinces les moins considérées. On mit d'abord dans l'exécution du pacte beaucoup de loyauté. Les Juifs offraient consciencieusement leurs sacrifices et leurs prières pour l'empereur[7]. Rome, de son côté, faisait sur des points importants des concessions extrêmes. Le Juif était exempt du service militaire, tandis que les Césaréens, les Sébastènes y étaient soumis et formaient d'excellents soldats[8]. Les monnaies de cuivre, en Judée, ne furent pas frappées à l'effigie impériale[9]. Les aigles et les images de l'empereur que portaient les étendards n'entrèrent pas à Jérusalem. Puis la froideur romaine se lassa, surtout sous Pilate[10]. L'impôt et le cens parurent aux Juifs des choses insupportables[11]. Étrangers à l'idée de l'État, comme le sont tous les théocrates, ils ne versaient pas la contribution due par l'homme paisible à la force qui lui donne la paix. Employés secondaires et presque toujours de mérite médiocre, les procurateurs étaient blessés des ces susceptibilités exagérées, qu'ils ne comprenaient en aucune manière. Ils passaient leur vie dans un état de perpétuel agacement, mauvais pour le fonctionnaire qui l'éprouve et pour l'administré qui le provoque.

On a exposé, dans les volumes successifs de l'Histoire des origines du christianisme, la suite des événements de l'histoire juive jusqu'à l'an 180 de notre ère. Pendant un siècle et demi, en effet, l'histoire chrétienne et l'histoire juive sont absolument inséparables. L'histoire de la naissance du christianisme n'est qu'un chapitre de l'histoire d'Israël, et la série des faits, pendant cette période extraordinaire, ne saurait être scindée.

 

 

 



[1] Josèphe, Ant., XVII, IX ; B. J., II, I ; Nicolas de Damas, dans Fragm., III, 353 et suiv. ; Strabon, XVI, II, 46.

[2] Josèphe, B. J., II, III, 4 ; IV, 2-3.

[3] Peut-être Juda fils d'Ézéchias doit-il être tenu pour identique à Juda le Gaulonite ou le Galiléen.

[4] Josèphe, Ant., XVII, X. C'est ce qu'on appela polemos schel Varos. Origines du christ., V, 504, 514, 521.

[5] Josèphe, Ant., XVII, XI, 1 ; B. J., II, VI, 1. Concordances bizarres avec Luc, XIX, 12 et suiv.

[6] Strabon, XVII, III, 25.

[7] Philon, Leg., § 7, 23, 32, 40, 45 ; Josèphe, B. J., II, X, 4 ; XVII, 2-4 ; Contre Apion, II, 6 ; Cf. Aboth, III, 2.

[8] Josèphe, Ant., XIV, X, 6, 10-19 ; B. J., II, III, 4 ; IV, 2, 3. Mommsen, dans Hermes, XIX (1884), p. 1-79 ; 210-234 ; Schürer, I, p. 382-386.

[9] Schürer, I, p. 404-405. On ne frappait ni or ni argent en Judée.

[10] Josèphe, Ant., XVIII, III, 1 ; V, 3 ; B. J., II, IX, 2-3.

[11] Sur le recensement de Quirinius, voir Schürer, p. 426 et suiv.