Par la reconstruction du temple, Hérode compléta une similitude qui dut être rappelée fréquemment dans les harangues de ses adulateurs[1]. C'était vraiment un nouveau Salomon que celui qui avait procuré à ses États une prospérité sans exemple, accumulé des richesses, goûté des jouissances infinies, construit des palais merveilleux, donné la paix à ses sujets, bâti le temple de Dieu. Pour plusieurs, c'était là un haut éloge ; pour d'autres, il s'y mêlait des pensées d'une philosophie triste. Toutes ces splendeurs ne pouvaient rien contre la vieillesse, la maladie, la mort. Le roi employait tous les artifices pour dissimuler son âge, se teignait les cheveux[2] ; rien n'y faisait. Le créateur de tant de merveilles arrivait à sa fin, sans savoir ce qui se passerait après lui, sans savoir à qui seraient ces trésors, ces palais. Sa vie n'avait été qu'une série d'inquiétudes, de soucis. Et, en définitive, à quoi cela lui a-t-il servi ? A quoi bon travailler ainsi pour le vide ? Vanité des vanités[3] ! Le premier Salomon avait été perdu par les femmes. Le second le fut aussi. Hérode fut marié dix fois ; on lui connaît au moins quinze enfants. Toujours la coutume juive avait reconnu aux rois le droit d'avoir plusieurs femmes[4]. Les Asmonéens, cependant, ne paraissent jamais avoir profité de ce droit. Hérode en usa largement. Sa grande faute fut son mariage avec Mariamme l'Asmonéenne, qui introduisit dans sa famille les prétentions dynastiques contre lesquelles il avait lutté victorieusement au début de sa carrière. Nous avons vu cette situation contre nature aboutir au meurtre de Mariamme, suivi d'affreux remords. Douze ans après, la situation se reproduisit presque la même. Alexandre et Aristobule, les fils de Mariamme, revinrent de Rome, où ils avaient fait leur éducation dans le monde le plus brillant. Ils plurent beaucoup à Jérusalem ; on leur trouva de la dignité, un air tout royal ; on se souvint de leur mère, de leurs ancêtres, souverains légitimes du pays. Ils eurent un parti ; les princes sont presque toujours perdus par leur parti. Le soupçonneux Hérode ne fut pas sans voir tout cela. Sa sœur Salomé, pleine d'une haine sombre contre tout ce qui restait du sang asmonéen, et son frère Phérore envenimèrent la chose. On calomnia les jeunes princes ; peut-être aussi ne furent-ils pas exempts de reproche. La popularité les portait ; on leur prêtait la pensée de venger la mort de leur mère ; cette pensée, ils l'avaient sans doute. On prétendait que, quand ils voyaient sur des femmes de leur père des vêtements qui avaient appartenu à Mariamme, ils s'emportaient, leur disaient qu'on leur arracherait ces belles robes, qu'elles iraient vêtues de sacs. Le crime engendre le crime. Il est sûr que l'œuvre d'Hérode courait le plus grand danger qu'elle eût rencontré jusque-là. La famille asmonéenne une fois rétablie, le fanatisme qu'il avait comprimé allait reparaître ; son règne aurait été non avenu. Hérode dissimula d'abord ; il fit épouser à Aristobule Bérénice, fille de Salomé, à Alexandre, Glaphyra fille d'Archélaüs, roi de Cappadoce. Les jeunes princes devinrent plus imprudents. Pour abaisser leur orgueil, Hérode donna une haute place à la cour à Antipater, fils de Doris, sa première femme, qui jusque-là avait été tenu à l'écart. Il ne cachait pas qu'il le destinait au trône après lui ; il le présentait à Auguste et à Agrippa comme devant être son successeur. L'an 12, le vieux roi prit un parti décisif ; il se rendit en Italie avec Alexandre et Aristobule, pour les accuser devant Auguste. Il trouva ce dernier à Aquilée. Auguste fut plein de tact. Sur un signe de lui, les deux fils de Mariamme tombèrent aux pieds de leur père, qui leur ouvrit les bras. Antipater feignit de prendre part à l'émotion générale ; Hérode donna trois cents talents pour les largesses qui se firent lors de l'inauguration du théâtre de Marcellus ; tous revinrent en Judée. Les intrigues de cour reprirent de plus belle. Les femmes, les eunuques, les valets s'en mêlèrent. Ce brillant palais de marbre devint un enfer. Les tortures se succédaient sans trêve, appliquées à tort et à travers, sur le moindre soupçon. Hérode, par moments, paraissait fou ; il poussait des cris terribles durant son sommeil. Les malheureux mis à la question mouraient presque tous. On fabriqua des fausses lettres. Dans ce feu croisé d'intrigues et de délations, le grand-prêtre Simon fils de Boëthus fut destitué et remplacé par Matthias fils de Théophile, qui appartenait, au moins par ses alliances, à la famille des Boëthus. Si, dès ce moment, Hérode ne fit pas subir à ses fils le sort de leur mère, c'est que deux gros embarras l'arrêtèrent. Archélaüs, roi de Cappadoce, vint à Jérusalem pour défendre sa fille et son gendre, et calma un peu les choses. D'un autre côté, Hérode, vers le même temps, encourut assez sérieusement la disgrâce d'Auguste, pour une expédition contre les Arabes, où l'on ne voit pas bien quels furent les torts du roi. Nicolas de Damas, en cette circonstance, lui rendit des services signalés. Le nuage qui s'était un moment élevé dans les relations de l'empereur et du roi se dissipa. Cette réconciliation fut l'arrêt de mort des deux princes. Auguste permit à Hérode de tenir à Béryte, la ville romaine du pays, une sorte de conseil supérieur de la famille et des hauts fonctionnaires de la province, où la conduite des jeunes gens serait examinée. Ce singulier tribunal, composé de cent cinquante membres, conféra à Hérode le droit de traiter les accusés comme il l'entendrait. Les Romains seuls, en particulier Sextius Saturninus et ses trois fils, trouvèrent cela excessif. Nicolas de Damas engagea aussi le roi à la clémence. Le parti du vieil ambitieux était pris ; les deux fils de Mariamme furent étranglés à Sébaste (an 7 av. J.-C.). Pour le coup, le spectre d'une résurrection asmonéenne était écarté. Hérode était comme tous les créateurs ; il regardait sa création comme sa propriété et prétendait en disposer après sa mort. Antipater, pour le moment, était hors de ligne et déclaré, héritier présomptif. Mais rien n'était plus possible avec la volonté du roi, obstinée dans son plan général, devenue versatile dans les questions de détail. Antipater trouvait que son père vivait trop longtemps, ou on le lui faisait dire. Des débauches secrètes venaient compliquer le tout ; ces ambitieux étaient pardessus le marché des gens de mauvaise vie. Les tortures d'esclaves recommencèrent d'une effroyable manière. A propos de la mort de Phérore, on parla de poison. Tout le monde fut suspect. Le manque absolu de sentiment moral qui caractérisait cette cour finissait par arriver à l'impossibilité de vivre ; tous cherchaient à exterminer tous. Auguste et les hauts fonctionnaires romains mettaient seuls un peu de raison dans ce monde de scélérats. Un moment même, Hérode songea à faire tuer sa sœur Salomé, qui avait inauguré à la cour ce système horrible de délations et de meurtres. Antipater fut chargé de chaînes et destiné au supplice. Sur ces entrefaites, Hérode tomba malade et vit qu'il
allait mourir. Alors ce fut une fièvre galopante de fureurs et de résolutions
contradictoires. Chaque jour, il change son testament, selon qu'une veine de
soupçons chasse l'autre. En général, il inclinait vers les enfants qu'il
avait eus de La terreur qu'inspirait sa garde, composée de Germains, de Thraces, de Galates, était telle qu'on continuait d'exécuter les ordres qu'il donnait. Le fanatisme, cependant, comprit qu'un grand poids allait cesser de peser sur lui. A la nouvelle de sa fin prochaine, deux docteurs très connus, et qu'entourait une nombreuse jeunesse, Judas fils de Sariphée et Matthias fils de Margaloth, poussèrent leurs élèves à purifier la ville des scories païennes qu'Hérode y avait introduites. Ils montaient surtout les esprits à propos d'un aigle d'or que, sans doute pour quelque fête romaine, on avait appliqué en guise de trophée sur la porte principale du temple. Les deux docteurs ordonnèrent à leurs élèves d'aller abattre cet aigle, même au péril de leur vie. En plein jour, les jeunes fanatiques y coururent et mirent l'aigle en pièces. On arrêta les deux docteurs et une quarantaine d'exaltés. C'était la mort qu'ils voulaient. Conduits devant le roi, ils réclamèrent en quelque sorte ce qu'ils avaient mérité, Hérode rassembla les notables de la nation au théâtre et s'y fit porter en litière. Il fut menaçant, tous tremblèrent. L'assemblée demanda le supplice des coupables. Les chefs furent brûlés vifs ; le grand-prêtre Matthias fils de Théophile, qui avait pactisé avec l'émeute, fut remplacé par son beau-frère Joazar fils de Boëthus. La maladie du roi faisait des progrès effrayants. On le transporta aux eaux de Callirrhoé, près de Machéro ; on lui fit prendre des bains d'huile chaude ; il faillit mourir. On le ramena à son palais de Jéricho. Il fit répandre de fortes largesses parmi les soldats. Dans son délire[5], il ne parlait que des moyens atroces par lesquels on pourrait amener les Juifs à être tristes le jour de sa mort ; il rêvait de massacres ; il cherchait à se tuer. Un moment, le palais se remplit de hurlements. Antipater, de sa prison, entendit ces cris, crut son père mort, et voulut persuader aux geôliers de le laisser sortir. Le chef des geôliers resta incorruptible et transmit au vieux roi la proposition que lui avait faite Antipater. La rage du mourant n'eut plus de bornes. Se dressant sur le coude, il ordonna de tuer son fils et de l'enterrer sans pompe à Hyrcanie. Auguste, que cette triste histoire avait fort ennuyé, dit en apprenant ce meurtre : Voilà un homme dont il vaut mieux être le porc que le fils[6]. Hérode vécut cinq jours après le meurtre d'Antipater.
Pendant ce temps, il trouva moyen de changer encore une fois de testament.
Archélaüs reçut Les funérailles furent superbes, présidées par Archélaüs. Le corps fut porté de Jéricho à Hérodium sur une litière d'or capitonnée de pierres précieuses ; le drap mortuaire était écarlate, le corps vêtu de pourpre, la tète ceinte du diadème, surmonté d'une couronne d'or, le sceptre à la main. Toute la famille était groupée alentour. L'armée suivait, divisée en ses différents corps : d'abord les gardes du roi ; puis le régiment Thrace, puis les Germains, puis les Galates. Puis venaient le gros de l'armée, comme si l'on allait à une expédition, et cinq cents domestiques portant des parfums. Hérode fut enterré dans son château favori. Le tombeau d'Hérode que l'on voyait près de Jérusalem[8] n'était qu'un cénotaphe. Le jour de la mort d'Hérode figura dans l'album des fêtes d'Israël comme un jour de joie[9]. Le christianisme naissant, dans ses légendes, peignit aussi Hérode sous les plus noires couleurs. La famille de Jésus, en particulier, parait avoir été contre lui une officine de calomnies. Il crut arrêter le christianisme dans son germe ; il voulut tuer le petit Jésus ; il extermina les innocents de Bethléhem. La liste des crimes réels d'Hérode est assez longue pour qu'on ne l'amplifie pas de crimes apocryphes. Jésus n'était pas né quand Hérode mourut à Jéricho[10]. Mais, en un sens, il est très vrai qu'Hérode voulut tuer Jésus. Si son idée d'un royaume juif profane eût prévalu, il n'y aurait pas eu de christianisme. Israël ne connut plus désormais de poigne comme la sienne ; la liberté profita de l'affaiblissement de l'autorité. Hérode Antipas, Hérode Agrippa, les procurateurs romains seront de faibles obstacles au développement des mouvements intérieurs dont Israël porte le germe en son sein. |
[1] Grætz, Geschichte, III, p. 445 et suiv.
[2] Josèphe, Ant., XVI, VIII, 1.
[3] Ecclésiaste, II, 20 et suiv. C'est ce qui porte à placer sous Hérode la composition de l'Ecclésiaste ; mais nous croyons le livre un peu plus ancien.
[4] Josèphe, Ant., XVII, I, 2 ; Mischna, Sanhédrin, II, 4.
[5] On ne peut prendre au sérieux ce que raconte Josèphe, Ant., XVII, VI, 5 ; IX, 2 ; B. J., I, XXXIII, 6, 8. Peut-être y eut-il des otages renfermés dans l'hippodrome de Jéricho, qu'on relâcha après la mort du tyran. Le même conte se lit dans le Talmud, attribué à Jannée. Derenbourg, p. 163-164.
[6] Macrobe, Saturn., II, ch. IV.
[7] Le mot tétrarque ou tétradarque est ancien grec. Il signifie chef de tétrade ou de quartier d'un pays divisé en plusieurs parties.
[8] Josèphe, B. J., V, III, 2 ; XII, 2.
[9] Megillath Taanith ; Derenbourg, 101, note 2.
[10] Voir cette question de chronologie résumée dans Schürer, 343-345.