L'extrême liberté avec laquelle Hérode traitait les choses juives l'amena à une idée dont la hardiesse nous étonne. Le temple rebâti par Zorobabel avait cinq cents ans ; le style en devait paraître mesquin. Les palais voisins, par leur splendeur, lui faisaient honte. D'un autre côté, l'or abondait dans les trésors du temple et dans ceux du roi. Entraîné par son goût pour les bâtiments, Hérode conçut le projet extraordinaire de reconstruire l'édifice sacré et de l'agrandir considérablement[1]. Quand il communiqua cette idée aux Juifs, l'étonnement et la crainte furent extrêmes. On soutenait que toutes les richesses du roi ne suffiraient pas à un tel ouvrage ; et si, le vieux temple démoli, on se trouvait dans l'impossibilité d'achever la construction du nouveau, quelle situation[2] ! Hérode rassura les timorés en leur disant que l'ouvrage ne serait commencé que quand on aurait en réserve les fonds nécessaires pour le terminer. L'opposition céda ou fut étouffée. Au fond, l'idéalisme d'Israël le rendait indifférent aux questions de pierres. Son peu de goût pour l'art faisait qu'il n'attachait aucun prix au style de l'édifice. Pourvu que le sacrifice ne fût pas interrompu — et l'on prit pour cela les précautions les plus minutieuses —, le reste était d'importance secondaire. Le grand-prêtre Simon fils de Boëthus parait ne s'être mêlé de rien ; il était d'ailleurs dans la main du roi d'une manière absolue. L'ouvrage fut commencé l'an 19 avant Jésus-Christ. Les parties essentielles furent achevées en huit ans. Les portiques accessoires exigèrent beaucoup plus de temps ; le tout ne fut terminé qu'en l'an 63, à la veille de la grande révolte[3]. Le temple nouveau ne vécut ainsi à l'état complet que six ou sept ans. Quand Jésus et ses disciples s'y promenèrent, bien des choses, dans l'entourage de l'édifice central, n'existaient encore qu'à l'état provisoire. Ce fut un travail des plus grandioses et vraiment colossal[4]. Non seulement Hérode ne se servit d'aucune partie des vieilles constructions, mais il détruisit le soubassement et doubla en superficie le terre-plein, le poussant jusqu'aux restes de l'ancien palais de Salomon, qui formèrent l'angle sud-est. Les remblais portèrent l'enceinte rectangulaire (le haram actuel) à une hauteur immense au-dessus des vallées environnantes. On avait le vertige en y plongeant les yeux[5]. La grande allée à quatre rangs de colonnes qui dominait le val de Cédron était une vraie merveille. On l'appelait le portique de Salomon. Les portes en contrebas du talus, communiquant avec l'intérieur par des escaliers souterrains, n'interrompaient pas les colonnades. On reproduisit toutes les dispositions du temple de Zorobabel, en les agrandissant. L'autel des sacrifices, refait par Juda Macchabée, fut reconstruit sur le même modèle. La prescription de bâtir l'autel avec des pierres non taillées provenant du Livre de l'alliance, maintenant considéré comme synchronique de tout le code mosaïque, fut peut-être tournée par quelque artifice architectural[6]. Les matériaux étaient superbes, extraits pour la plupart du sous-sol de Jérusalem[7]. Cette belle pierre maléki porte aux blocs de grande dimension. Le mur occidental, que les Juifs aujourd'hui vont baiser, en donne un spécimen ; les blocs ont en moyenne six ou huit mètres de long. Les portiques offraient la coupe d'une basilique à trois nefs ; les soffites étaient en bois peints et ciselés. Le module de la colonne[8] des portiques était environ de 1 m. 75, la longueur de douze mètres. Un passage souterrain[9] menait le roi de la tour Antonia à la porte orientale du temple. Là se trouvait une tribune en forme de tour, où il était à l'abri de la malveillance de la foule. La distinction des parties réservées au grand-prêtre, aux prêtres, aux Juifs laïques, aux femmes, aux non Juifs était rigoureuse. Des inscriptions hautaines[10] excluaient les païens. Jésus ne put manquer de les voir, et sûrement ce haram divisé en compartiments, où chacun était parqué suivant sa classe, dut lui paraître le contraire de son église, ouverte à tous. Les précautions les plus minutieuses furent prises pour que rien, dans le travail de la reconstruction, ne fût de nature à blesser les puritains[11]. Les prêtres présidèrent aux travaux de bâtisse et de menuiserie[12]. Hérode n'entra pas une seule fois dans les parties d'où les laïques étaient exclus. Le naos fut construit par les prêtres seuls en dix-huit mois. Il se forma des légendes pour expliquer la hâte qu'avait le ciel de voir s'achever le travail sacré[13]. La dédicace se fit avec solennité ; le roi à lui seul fit immoler trois cents bœufs. Les Juifs pieux se montrèrent assez contents et ne ménagèrent pas l'expression de leur admiration[14]. Hérode eut là un moment de popularité juive, qui dut lui paraître chose assez neuve. La gloire, au sens grec, était le mobile principal de sa vie. Ce temple prodigieux fut la grande œuvre de son règne. Il s'en pavana sur ses vieux jours. Le temple du monde fut la gloriole d'un vieillard. Voilà qui est un peu mesquin. Ajoutons que ce temple dura peu. Il fut comme l'effort suprême qui précède la fin. Jésus le vit et n'aima que la veuve qui jetait une petite monnaie dans le tronc. L'église chrétienne n'en sortit pas ; elle sortit de la synagogue et de la basilique, non du temple. Au point de vue de l'architecture, le temple, boîte fermée, ou plutôt boîte dans une boîte, à la façon égyptienne, avec son haram rectangulaire, comme les grands temples de Syrie[15] et les Caabas arabes, donna la mosquée. Le temple d'Hérode, cependant, eut sa grande destinée historique, puisque les chrétiens de la première église de Jérusalem y furent fort attachés. Jacques, frère du Seigneur, y passait, dit-on, ses journées en prières. La dévotion y commença[16]. Le monde très pieux où se recruta le premier christianisme fut dévot au temple ; on y allait comme maintenant les personnes religieuses vont à l'église passer des heures en prières. Et ces prières-là furent des prières exaucées ; ce furent les soupirs, les larmes des habitués de ce lieu qui produisirent la plus grande révolution religieuse de l'histoire, une révolution qui n'a pas encore dit son dernier mot. |
[1] Josèphe, Ant., XV, XI ; B. J., I, XXI, 1 ; V, y ; Philon, De monarch., II, § 2 ; Mischna, traité Middoth.
[2] Cf. Talmud de Babylone, Baba bathra, 3 b ; Bammidbar rabba, ch. XIV.
[3] Josèphe, Ant., XX, IX, 7.
[4] Voir Vogüé, Temple de Jérusalem, pl. XV et XVI.
[5] Josèphe, Ant., XV, XI, 5. Les fouilles anglaises à l'angle sud-est ont confirmé l'assertion de Josèphe.
[6] Pseudo-Hécatée dans Josèphe, Contre Apion, I, 22. On se demande si Zorobabel et Juda Macchabée observèrent la prescription supposée mosaïque.
[7] Vogüé, Temple de Jérusalem. Perrot et Chipiez, Hist. de l'art, t. IV, p. 176-218.
[8] Colonne trouvée par Clermont-Ganneau. Archæol. Researches in Palestine. Cf. Journal des Débats du 24 oct. 1871.
[9] Noter l'escalier souterrain, avec sa colonne monolithe et ses ornements juifs au plafond.
[10] Le dé de pierre portant l'inscription en grec a été conservé. Clermont-Ganneau, Acad. des Inscr., Comptes rendus, 1872, p. 170-192.
[11] Cf. Mischna, Eduioth, VIII, 6. Ce qu'on raconta plus tard d'un aigle d'or consacré sur la grande porte du temple (Josèphe, Ant., XVII, VI, 2 ; B. J., I, XXXIII, 2) est en contradiction avec Josèphe, Ant., XV, XI. C'est là peut-être une invention de sectaire, destinée à fomenter une révolution. Ou bien il faut dire que, dans ses derniers temps, Hérode s'appliqua moins à ne pas blesser les susceptibilités juives.
[12] Josèphe, Ant., XV, XI, 2.
[13] Josèphe, Ant., XV, XI, 7 ; Derenbourg, p. 153.
[14] Talmud de Babylone, Soucca, 51 b ; Baba bathra, 4 a.
[15] Bœtocece, etc.
[16] Cela est sensible surtout dans l'Évangile de Luc.