HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE X. — LE PEUPLE JUIF SOUS LA DOMINATION ROMAINE

CHAPITRE VI. — SPLENDEUR PROFANE. LE NOUVEAU SALOMON.

 

 

A ce nouveau point de vue, on ne peut vraiment refuser à Hérode le titre de Grand, qui lui a souvent été décerné. Comme éclat, son règne égala celui de Salomon ; quelque chose de large, de libéral, le domine ; un vrai sentiment de la civilisation le conduit. Ce n'était nullement un Juif. Il aimait la mode et ce qui était alors à la mode, la vie grecque, avec toutes ses recherches, toutes ses élégances. Ses édifices rappelèrent les ouvrages de la plus belle antiquité. Il est inconcevable qu'un petit État ait pu suffire à de tels prodiges[1], quand on sait que d'ailleurs, pour marcher dans cette voie, Hérode allait se heurter contre les idées les plus étroites. Une majorité inflexible de vieux retardataires refusa, comme du temps d'Antiochus Épiphane, d'abandonner les anciennes mœurs et d'embrasser l'hellénisme. Hérode nous apparaît ainsi comme une sorte de khédive éclairé, faisant jouer l'opéra au Caire, patronnant des arts que ses sujets ne comprennent pas, que la religion officielle condamne, faisant taire les murmures des orthodoxes, parce qu'il s'est appuyé sur l'Europe et qu'il est presque seul détenteur de la richesse du pays.

La reconnaissance pour Auguste fut le premier mobile de ces innovations si éloignées du goût juif. Presque toutes les provinces instituèrent, vers l'an 27 avant Jésus-Christ[2], des jeux quinquennaux en l'honneur d'Auguste[3]. Hérode ne resta pas en arrière du mouvement général. Pour la célébration de ces jeux, il fallait un théâtre, un amphithéâtre, un hippodrome. Hérode improvisa tout cela. Jérusalem eut en peu de mois tous les édifices contre lesquels elle avait si énergiquement protesté cent cinquante ans auparavant[4]. Le théâtre, situé probablement au sud de la ville[5], était richement décoré ; de pompeuses inscriptions rappelaient la gloire du maître du monde. Il n'y avait pas de statues ; mais, parmi les motifs de décoration, il y avait des trophées affectant la forme humaine, qui excitèrent l'animadversion des Juifs. Hérode eut beaucoup de peine à les calmer. Il fut obligé d'aller lui-même au théâtre, de démonter ces mannequins devant les plus obstinés, et de leur montrer que ce n'était qu'un assemblage de bûches de bois portant des accessoires. Ces nigauds éclatèrent de rire. Tout devenait difficile avec des esprits étroits, sans instruction, obstinément renfermés dans leur culture bornée.

Ces nigauds pourtant avaient du bon et devançaient à quelques égards le sentiment moral du monde. Les jeux quinquennaux furent splendides. Hérode les avait fait annoncer dans tous les pays circonvoisins. Les populations y vinrent en foule, sans distinction de race ni de religion. Rien n'égala la splendeur des costumes, l'éclat des concours d'athlètes, de musiciens. Il y eut aussi des combats de bêtes, où de malheureux condamnés furent exposés à la dent des animaux féroces. Les bêtes étaient rares et chères ; mais ce qui ailleurs n'excitait que l'enthousiasme de la foule fut accueilli avec indignation à Jérusalem. Les pharisiens protestèrent et trouvèrent horrible qu'on cherchât son plaisir dans le péril que couraient des malheureux. Toutes les vieilles mœurs leur paraissaient renversées[6] ; mais il n'y avait plus moyen de résister ; le moindre murmure était puni de mort.

L'art de bâtir était, du temps d'Auguste, dans un de ses meilleurs moments, et la Palestine, le sous-sol même de Jérusalem, offraient des matériaux de premier choix. Hérode eut évidemment à sa disposition des architectes excellents et une population d'ouvriers sûrement étrangers à Israël. Lui-même, sans doute, voyait les plans et s'intéressait aux travaux.

Il y eut ce qu'on peut appeler un style hérodien, d'un aspect général ressemblant au dorique[7], à Jérusalem surtout, caractérisé en Palestine par le monolithisme et l'emploi des superbes matériaux fournis par le sous-sol, ailleurs par l'emploi des colonnes de granit, de porphyre, de syénite, de marbres venus d'Égypte. Une sorte de jalousie du sort s'est attachée à ces monuments. Peu d'entre eux ont subsisté jusqu'à nos jours ; mais ce qu'on en voit par les yeux de l'esprit provoque la plus grande admiration.

Le culte d'Auguste était devenu la religion principale des provinces[8]. Les temples de Rome et d'Auguste[9] se multipliaient de toutes parts. Hérode en édifia pour son compte quatre ou cinq, à Césarée, à Sébaste, au Panium, en Batanée[10]. Ces temples, surtout celui de Césarée, purent compter entre les plus beaux du temps. Il n'osa pas en élever à Jérusalem. Outre le théâtre, l'amphithéâtre et l'hippodrome dont nous avons parlé, il se construisit dans cette ville un palais qui parut une merveille. En raison de l'interdiction de la peinture et de la sculpture, Jérusalem ne prêtait pas à un art complet ; Hérode y suppléa par la délicatesse du travail du marbre et une fine polychromie. Ses parcs étaient délicieux, pleins d'arbres, de ruisseaux, de bassins, de tours pour les pigeons ramiers[11]. Les fortifications massives qui l'entouraient servaient en même temps à la défense de l'Acra. Hérode donna aux tours les noms de Phasaël, de Mariamme, d'Hippicus[12]. Cette dernière, conservée jusqu'à nos jours, à l'entrée de Jérusalem, est un des ouvrages du monde qui font la plus vive impression[13]. Il travailla aussi à la vieille tour Baris, qui dominait le temple du côté nord ; mais, du nom de son premier protecteur, il l'appela Antonia. Jéricho dut probablement son théâtre, son amphithéâtre, son hippodrome à Hérode, qui souvent y fit sa résidence[14].

C'étaient sans doute plus ou moins des hommages à Auguste que les constructions élevées par Hérode hors de Palestine, et dont le nombre étonne vraiment. La vie, si brillante et si jeune, des villes de Phénicie à cette époque, fut en partie l'œuvre des Hérodes[15]. Délivrées du spectre noir du judaïsme, qui menaçait de les dévorer, ces villes semblèrent revivre. Empêchés, d'ailleurs, en Judée, de donner carrière à leur goût pour les arts, les princes de la dynastie hérodienne se rabattirent volontiers sur les villes voisines. Hérode les combla de bienfaits, et ses dons s'étendirent jusqu'aux villes de la Grèce. Ascalon, Acre, Tyr, Sidon, Byblos, Béryte, Tripoli, Damas, Antioche, Rhodes, Chio, Nicopolis (Actium), Athènes, Lacédémone, reçurent des marques de sa générosité en fait d'érections monumentales[16]. A Rhodes, le temple d'Apollon Pythien, à Antioche, la grande colonnade de la rue principale furent son ouvrage[17]. Il était le bailleur de fonds du monde grec. Apprenait-il qu'une ville avait à réparer un édifice de gloire hellénique[18], tout de suite il envoyait l'argent nécessaire. Ayant ouï dire que les jeux olympiques étaient devenus pauvres et mesquins, il fit des fondations pour les prix et les sacrifices, si bien qu'une belle inscription lui conféra le titre d'agonothète perpétuel[19]. Il y avait quelque chose de bizarre à ce que l'argent des pieux Juifs fût appliqué à des fins si profanes[20]. L'État, par le mécanisme de l'impôt, fait que le contribuable borné participe à une foule d'œuvres qui lui sont indifférentes ou même antipathiques.

Plus solide, au point de vue d'un Juif sensé, fut la gloire qu'il s'acquit par ses créations de villes nouvelles. Samarie, ville bien plus hellénique que samaritaine depuis Alexandre, avait été affreusement victime du fanatisme asmonéen. Pompée et Gabinius l'avaient déjà relevée. Hérode (27 av. J.-C.) en fit une ville splendide, qu'il appela Sébaste, du nom grec d'Auguste[21]. Il en augmenta beaucoup le périmètre et y installa six mille colonistes, vieux soldats et habitants des environs. Une superbe colonnade dominait la ville, et les restes s'en voient encore aujourd'hui[22].

Sa grande création de Césarée fut plus belle encore. Le port de Joppé était très mauvais ; la Palestine, alors comme aujourd'hui, avait besoin d'un grand port qui la dispensât d'être tributaire d'Acre pour communiquer avec l'Occident. L'emplacement de la petite ville sidonienne appelée tour de Straton, parut à Hérode plus avantageux. Il commença par un kœsarion ou temple de Rome et d'Auguste, le plus beau qu'il eût élevé, et dont les colonnes, bizarrement transportées de leur place, font aujourd'hui notre admiration sur la piazzetta de Venise[23]. Le temple, situé sur une colline au fond du port, était d'un effet admirable, surtout vu de la haute mer. Deux statues colossales y trônaient, celle d'Auguste en Jupiter olympien, celle de Rome en Junon. La dédicace s'en fit avec des jeux et une pompe extraordinaire, l'an 10 avant Jésus-Christ.

Le môle du port fut un chef-d'œuvre de construction, par la perfection du travail, les difficultés vaincues, le choix des matériaux, les raffinements de commodité qu'il offrait aux gens de mer. Presque toutes les provinces avaient des villes du nom de Césarée[24]. Hérode donna ce nom à la première de ses créations[25]. Ses vues politiques furent moins justes. Il voulut que la population de la ville fût composée par moitié de Juifs et de païens, vivant les uns à côté des autres, en pleine liberté, sous leurs lois. L'amixia des Juifs se vit ici par une triste expérience. Le Juif palestinien d'alors, comme maintenant le musulman, ne pouvait exister qu'en régnant sur ses voisins. La vie sociale dans Césarée fut impossible. Les rixes y furent continues ; les massacres, effroyables[26]. A partir de la fin du Ier siècle, l'élément païen domina tout à fait ; Jérusalem ne fut plus qu'une sous-préfecture dépendant de Césarée[27].

Après Auguste, Agrippa tint la seconde place dans les souvenirs reconnaissants d'Hérode. Des deux grandes salles du palais royal de Jérusalem, l'une s'appelait salle de César, l'autre salle d'Agrippa. Anthédon reçut le nom d'Agrippium ou d'Agrippias. Les souvenirs de son père, de sa mère, de son frère se retrouvent dans les noms d'Antipatris, succédant à Capharsaba, de Cypros, citadelle de Jéricho, de Phasaëlis, dans le Ghor. Lui-même, il donna son nom et toutes ses complaisances à l'Herodium, grande et superbe villa fortifiée, qu'il fit bâtir sur une colline isolée, à une lieue à peu près au sud-est de Bethléhem[28]. Les traces qui s'en voient encore donnent l'idée d'un superbe séjour ; les chasses surtout devaient être aux environs tout à fait délicieuses. Alexandrium, Hyrcanie, Machéro, Massada, remises en état, constituaient un ensemble de forteresses comme peu de royautés en ont jamais possédé[29]. Les constructions de Machéro, entreprises en quelque sorte contre nature, ces chambres d'une beauté merveilleuse, ces citernes inépuisables au milieu du site le plus terrible, élevées comme un défi au désert arabe, frappèrent d'admiration tous ceux qui les virent[30].

Beaucoup d'œuvres excellentes, supposant de la vigueur, de la suite dans les idées, une force armée bien entretenue, recommandèrent également Hérode aux bons appréciateurs des choses gouvernementales. Il fit cesser le brigandage dans les parages à l'est du lac de Génésareth, qui jusque-là avaient été livrés aux pilleries des nomades, en y établissant des colonies d'Iduméens et de Juifs babyloniens[31]. Il plaça des colonies militaires à Gaba, en Galilée, à Hésébon[32]. Le commerce, l'industrie florissaient, et, plus d'une fois, le roi fit des actes inspirés par un sentiment libéral[33]. Quand l'expédition d'Ælius Gallus partit pour traverser l'Arabie, avec le caractère d'une espèce d'expédition scientifique armée, cinq cents Juifs s'y joignirent et prirent leur part des difficultés énormes de l'entreprise[34].

L'hellénisme triomphait sur toute la ligne. Alexandre et Aristobule, fils d'Hérode et de Mariamme, faisaient leur éducation à Rome depuis l'an 28. Ils demeuraient dans la maison d'Asinius Pollion, étaient reçus dans celle d'Auguste. Cela dura cinq ou six ans. Ils purent connaître Virgile et Horace. Les rhéteurs grecs, du reste, remplissaient Jérusalem. Le cercle littéraire d'Hérode était tout hellénique. La philosophie péripatéticienne s'y enseignait hautement, et nul effort n'était tenté pour mettre d'accord la science grecque avec les enseignements de la Thora.

Dans cette espèce d'académie, qui n'arriva point à laisser d'elle une bien longue trace, Nicolas de Damas fut l'étoile de première grandeur[35]. C'était un homme vaniteux, mais fort instruit, issu d'une grande famille de Damas, profondément versé dans la philosophie péripatéticienne[36]. Il s'attacha à Hérode et fut son conseiller intime dans les dix ou quinze dernières années de sa vie. Hérode n'avait reçu dans sa jeunesse aucune éducation hellénique ; sur ses vieux jours, il prit goût à ces curiosités. Nicolas lui enseigna la philosophie grecque, la rhétorique, l'histoire[37]. Il parait que, pendant le voyage d'Hérode en Italie (18 av. J.-C.), il ne cessa, sur le navire, de causer philosophie avec lui[38]. Il avait dix ans de moins qu'Hérode. Nous le verrons s'employer pour son maître dans les négociations les plus importantes, et continuer ses fonctions auprès d'Archélaüs. Le plus grand service, sans contredit, qu'il rendit à Hérode, fut d'écrire cette vaste histoire universelle, en cent quarante-quatre livres, où les temps contemporains étaient traités avec les plus grands développements. Si la vie d'Hérode nous est si bien connue, nous le devons surtout à Nicolas de Damas. Josèphe ne fit que l'extraire, en modifiant ses appréciations, mais en laissant les exagérations adulatrices. Si Hérode écrivit ses Mémoires[39], il usa probablement pour cela de la plume de Nicolas de Damas.

Ptolémée, frère de Nicolas de Damas, occupait une place importante à la cour du roi, auprès duquel on trouve encore un ou deux autres lettrés du nom de Ptolémée[40]. Andromachos et Gemellus, étaient deux Grecs distingués, qui prirent part à l'éducation de ses fils et tombèrent dans la disgrâce lors des troubles domestiques. Un certain Lacédémonien, Euryclès, joue dans ces affaires un triste rôle ; un rhéteur, Irénée, semble aussi y avoir été mêlé. Le roi avouait parfois qu'il avait plus de penchant pour les Grecs que pour les Juifs[41]. Le souvenir de la conversion forcée de son grand-père, le sentiment du ridicule dont sa circoncision le couvrait aux yeux des Grecs et des Romains, lui faisaient du judaïsme comme une chape de plomb qu'il portait avec impatience et avec une secrète révolte[42].

Ses relations avec Rome continuaient d'être excellentes. Hérode ne cessa jusqu'au bout de posséder les bonnes grâces d'Auguste. La position d'un rex amicus atque socius[43] n'était pas toujours commode ; ces pauvres rois, hors de leur royaume, à Rome surtout, avaient bien des couleuvres à avaler. Là, dépouillant la pourpre et le diadème, ils n'étaient plus que de simples clients. On les voyait, vêtus de la toge, entourer le César et s'empresser de lui rendre les plus bas offices[44]. Les gens comme il faut, à Rome, n'avaient pour ces reges aucune estime. Dans leurs États, au contraire, ils étaient tout. Ils avaient sur leurs sujets droit de vie et de mort, et Rome, contente de sa suzeraineté[45], s'immisçait rarement dans leurs affaires intérieures. Leur pouvoir n'était pas par lui-même héréditaire. Pour obtenir qu'il le devint, ils étaient obligés de redoubler de bassesses et de cadeaux.

Les reges socii n'avaient pas le droit de battre des monnaies d'or ; rarement on leur permettait la monnaie d'argent. Hérode n'émit jamais que de la monnaie de cuivre. On s'étonne de cette infériorité ; car, par ailleurs, sa situation ne fit que grandir. En l'an 20, Auguste vint en Syrie, et Hérode alla lui faire sa cour[46]. En 18 ou 17, il alla à Rome voir ses deux fils Alexandre et Aristobule, qui y faisaient leur éducation ; Auguste lui permit de les ramener avec lui en Judée[47]. Il fit encore deux voyages près d'Auguste en 12 et 10[48].

Hérode fut aussi toujours le courtisan assidu d'Agrippa. Pendant le séjour d'Agrippa à Mitylène (23-21 av. J.-C.), il lui rendit visite[49]. En l'an 15, Agrippa vint en Judée, offrit une hécatombe au temple de Jérusalem et donna un festin aux Hiérosolymites. La foule fut enchantée de sa piété, et le reconduisit jusqu'à la mer en lui jetant des fleurs[50]. En l'an 44, Hérode fait une nouvelle visite à Agrippa ; il traverse avec lui toute l'Asie-Mineure, ayant en sa compagnie Nicolas de Damas. Les Juifs d'Ionie vinrent se plaindre à Agrippa qu'on les gênât dans l'exercice de leur religion, en particulier dans l'envoi des sommes à Jérusalem. Hérode fit plaider pour eux devant Agrippa par Nicolas de Damas[51], et ils obtinrent gain de cause.

Ces empressements étaient largement récompensés. Hérode devenait de plus en plus puissant. Son domaine reçut de notables accroissements, par suite de la faveur d'Auguste et d'Agrippa. Le tyran Zénodore[52], qui s'était formé dans le nord du lac Houlé, à Panéas, dans la Batanée, la Trachonitide et le Hauran, un domaine assez étendu, encourageait d'une façon déplorable le brigandage, qui a toujours été endémique en ces contrées. Le pays de Damas en était infesté. Auguste donna à Hérode l'investiture de ces provinces[53]. Son domaine s'étendit ainsi jusqu'aux montagnes du Hauran. Il existe encore, prés de Canatha, un bel édifice (un Augusteum peut-être), probablement construit par lui et la base d'une statue qui lui fut érigée par un Arabe du pays[54]. Le pays était à cette époque fort sauvage[55]. La civilisation n'y avait pas pénétré. Hérode commença l'œuvre qui en fit, dans les premiers siècles de notre ère, une région extrêmement riche. L'ordre fut du même coup rétabli à Damas. Hérode obtint à cette époque, pour son frère Phérore, la tétrarchie de la Pérée[56]. Il fut ainsi, dans la Syrie du sud, le grand agent de la paix romaine, le mainteneur de l'ordre contre les nomades et les brigands.

Quoique le titre de roi des Juifs fût territorial et n'impliquât pas une juridiction sur les Juifs de la diaspora, Hérode exerçait à l'égard de ces derniers une sorte de protectorat, leur servant de défenseur ou leur fournissant des avocats devant les Romains[57]. Sa famille, au premier siècle de notre ère, jouera ce rôle d'une manière encore plus caractérisée.

Le règne d'Hérode fut, comme on voit, un très beau règne profane. Le progrès matériel était immense[58]. Si Israël avait été susceptible d'être tenté par la gloire mondaine, il eût salué son maître dans ce roi, circoncis après tout, qui lui donnait toutes les prospérités. Mais il était voué à l'idéal religieux. Il ne fit que se cabrer. Ces grandes choses, il faut bien le dire, n'avaient rien de national ; ce n'était pas la nation qui les faisait ; elles passaient par-dessus la tête d'Israël sans le toucher. Au vrai Juif, les travaux d'Hérode paraissaient des œuvres sans but ou des œuvres de pur égoïste qui s'imagine qu'il vivra toujours. Dans les gouvernements qui coûtent cher, le peuple voit l'impôt qu'il paie et non le résultat atteint par l'impôt. Derrière tant de belles créations, le Juif s'obstinait à ne voir que les charges du peuple. Malheur, dit le livre d'Hénoch, à qui bâtit sa maison avec la sueur de ses frères ; toutes les pierres de ces constructions profanes sont autant de péchés.

Les plaintes de ces piétistes chagrins étaient sévèrement réprimées. Une police impitoyable faisait taire les murmures ; les rassemblements étaient interdits ; de nombreux espions rapportaient au roi tout ce qui se passait[59]. Deux ou trois conspirations, provoquées par les scandales des jeux scéniques, par le paganisme des monuments publics, ou par la formalité, nouvellement introduite, du serment politique, furent étouffées dans le sang[60]. Le courage des victimes fut admirable ; un parti de sicaires, mettant leurs poignards au service de la Loi, se forma ; la soif des supplices devint ardente, comme du temps des Macchabées[61], mais une bonne police vient à bout de tout. Les citadelles, notamment Hyrcanie, regorgeaient de gens qu'on mettait à mort après une courte détention[62]. Les soldats, tous mercenaires, Thraces, Germains, Galates[63], frappaient à tort et à travers[64]. Fort de l'autorité romaine[65], Hérode pesait sur ce petit monde d'un poids infini. Il avait trouvé l'élément lourd qui calme les fermentations méridionales. La rage était dans les cœurs ; le silence était absolu.

Même quand tu es seul avec toi-même, ne maugrée pas contre le roi ; au fond de ta chambre à coucher, ne dis pas un mot contre l'homme puissant ; car l'oiseau du ciel pourrait saisir tes paroles et les faire voyager ; la gent ailée[66] pourrait rapporter ce tu as dit[67].

 

 

 



[1] Le tombeau de David, déjà pillé par Jean Hyrcan, dut être une ressource bien insuffisante. Josèphe, Ant., XVI, VII, 1 ; cf. VII, XV, 3.

[2] Octave prit le titre d'Augustus ou Σεβαστός le 16 janvier de l'an 27. Mommsen, Res gestæ divi Auguste, 2e édit., p. 149.

[3] Suétone, Auguste, 59-60.

[4] Josèphe, Ant., XV, VIII, 1-2. Pour l'hippodrome, Josèphe, Ant., XVII, X, 2 ; B. J., II, III, 1.

[5] Un théâtre a été découvert par M. Schick à un kilomètre à peu près au sud de Bir-Eyyoub (Palest. Expl. Fund, 1887, p. 161-166). Josèphe (l. c.) dit que le théâtre était dans Jérusalem ; mais cela doit sans doute s'entendre par à peu près. Si le théâtre et l'amphithéâtre eussent été dans l'intérieur de la ville, il en serait question, comme il est question de l'hippodrome, dans les incidents du siège. L'amphithéâtre était probablement dans le plateau au nord de Jérusalem.

[6] Josèphe, Ant., XV, VIII, 1. Cf. Talmud de Jérusalem, ou Mischna, Aboda Zara, I, 7.

[7] Les colonnes des portiques du temple, cependant, étaient de style corinthien. Josèphe, Ant., XV, XI, 5.

[8] Cf. Origines du christ., III, p. 28-29.

[9] Καισάρεια. Cf. Suétone, Auguste, 59.

[10] Josèphe, Ant., XV, IX, 5 ; X, 3 ; B. J., I, XXI, 3, 4 ; inscription de Sia, dans le Hauran, Vogüé, Syrie centrale, Arch., pl. II et III. Le Bas et Wadd., Inscr., III, n° 2364.

[11] Josèphe, B. J., V, IV, 4. Comparez Ecclésiaste, II, 4-6.

[12] Cet Hippicus parait avoir été un favori d'Hérode.

[13] C'est la tour qu'on appela tour de David au moyen âge.

[14] Josèphe, Ant., XVII, VI, 3, 5 ; VIII, 2 ; B. J., I, XXXIII, 6, 8.

[15] Cf. Josèphe, Ant., XIX, VII, 5 ; XX, IX, 4.

[16] Corp. inscr. attic., III, 1, n° 550, 551, 556.

[17] Josèphe, Ant., XVI, II, 2 ; V, 3 ; B. J., I, XXI, 11.

[18] Exemple de Chio, Josèphe, Ant., XVI, II, 2.

[19] Josèphe, Ant., XVI, V, 3 ; B. J., I, XXI, 12.

[20] Hérode, n'étant pas grand-prêtre, ne touchait sûrement rien du temple ; mais les cadeaux qu'il se faisait attribuer devaient être énormes.

[21] Aujourd'hui Sébastieh.

[22] Josèphe, (voir index) ; Strabon, XVI, 760 ; Cedrenus, I, 323 ; Schürer, I, 298-299, 320 ; II, 18, 108 et suiv.

[23] Les deux colonnes de la piazzetta (une troisième est enterrée dans la vase, sous le débarcadère des gondoles) furent enlevées par les Vénitiens des décombres de Césarée.

[24] Suétone, Auguste, 60.

[25] Josèphe, Ant., XV, VIII, 5 ; IX, 6 ; XVI, V, 1 ; B. J., I, XXI, 5-8 ; Pline, H. N., V, XIII, 69.

[26] Origines du christ., III, 541 ; IV, 253-255.

[27] Origines du christ., VI, 263 et note 1 ; VII, 199, 205 note, 412 note 2.

[28] Djebel Fureidis (le petit parc ou paradis), le Frankenberg des croisés.

[29] La superbe construction rectangulaire d'Hébron est bien dans le style hérodien ; mais, si elle était d'Hérode, Josèphe le saurait et le dirait ; car il est très bien renseigné sur les constructions d'Hérode, et il l'est très peu sur celles d'Alexandre Jannée.

[30] Josèphe, B. J., VII, VI, 2. Voir Vie de Jésus, p. 114-115, 116.

[31] Josèphe, Ant., XVI, IX, 2 ; XVII, II, 1-3 ; Vita, 11.

[32] Josèphe, Ant., XV, VIII, 5 ; B. J., III, III, 1.

[33] Josèphe, Ant., XV, IX, 1-2 ; X, 4 ; XVI, II, 5.

[34] Strabon, XVI, IV, 23 ; Josèphe, Ant., XV, IX, 3 ; Mommsen, Res gestæ divi Augustæ, édit. 2, p. 105-109.

[35] Nicolas n'était pas juif. Voir Suidas, s. v. Άντίπατρος. Dans Josèphe, Ant., XVI, II, 4, Nicolas se met avec les Juifs en vertu de son rôle d'avocat.

[36] Sur les écrits philosophiques de Nicolas de Damas, voir Schürer, I, p. 45-46.

[37] Ch. Muller, Fragm. hist. gr., III, p. 350 et suiv ; Athénée, VI, p. 249 ; Suidas, au mot Άντίπατρος ; Josèphe, citations nombreuses ; Constantin Porphyr., extraits ; Sophronius, dans Fragm. hist. gr., t. IV, cod. CLLLIX.

[38] Fragm. hist. græc., III, 350 et suiv.

[39] Josèphe, Ant., XV, VI, 3.

[40] Voir Schürer, I, p. 325-326. Ptolémée, auteur d'une vie d'Hérode (probablement Ptolémée d'Ascalon), parait un biographe du Ier siècle de notre ère. Schürer, I, p. 40-42.

[41] Josèphe, Ant., XIX, VII, 3.

[42] La génération suivante des Hérodes fut bien plus dévote. Voir Origines du christ., index.

[43] Il est douteux qu'Hérode ait jamais pris le titre de φιλορώμαιος ou de φιλόκαισαρ. L'inscription d'Athènes, Corp. inscr. att., III, 1, n° 550, si elle se rapporte à Hérode le Grand, serait un fait isolé. Voir Schürer, I, 322, 468-469, 607.

[44] Suétone, Auguste, 60.

[45] Josèphe, Ant., XV, VI, 7.

[46] Josèphe, Ant., XV, X, 3.

[47] Josèphe, Ant., XVI, I, 2.

[48] Josèphe, Ant., XVI, IV, 1-5 ; IX, 1.

[49] Josèphe, Ant., XV, X, 2.

[50] Josèphe, Ant., XVI, II, 1 ; Philon, Leg., § 37.

[51] Josèphe, Ant., XVI, II, 2-5 ; Fragm. hist. gr., III, 350.

[52] Voir mon Mémoire sur les Lysanias d'Abylène déjà cité, p. 5 et suiv.

[53] Josèphe, Ant., XV, X, 1, 3 ; B. J., I, XX, 4 ; Dion Cassius, LIV, 9.

[54] Vogüé, Syrie centr. Arch., pl. II et III ; Le Bas et Waddington, Inscr., t. III, n° 2364. Voir mon Mémoire sur quelques noms arabes qui figurent dans des inscriptions grecques de l'Auranitide. Extrait du Bull. archéol. français, sept. 1856.

[55] Le Bas et Wadd., Inscr., t. III, n° 2329.

[56] Josèphe, Ant., XV, X, 3 ; B. J., I, XXIV, 5.

[57] Josèphe, Ant., XII, III, 2 ; XVI, II, 3-5 ; VI, 1-8.

[58] Josèphe, Ant., XV, XI, 1.

[59] Josèphe, Ant., XV, VIII, 3 ; X, 4.

[60] Josèphe, Ant., XV, VIII, 3-4 ; X, 4 ; XVII, II, 4.

[61] Josèphe, Ant., XV, VIII, 3-4.

[62] Josèphe, Ant., XV, X, 4.

[63] Les Thraces étaient de race gauloise. Dès le Ve siècle avant J.-C., ils jouaient dans les villes grecques le rôle de soldats de police. Aristophane, Lys., II, 5, 6.

[64] Josèphe, Ant., XVIII, VIII, 3 ; B. J., I, XXXIII, 9.

[65] Josèphe, Ant., XV, XI, I.

[66] Les mouchards du temps.

[67] Ecclésiaste, X, 20.