On pouvait croire la dynastie asmonéenne enterrée pour toujours. Les étranges revirements de la farandole inouïe que la noblesse romaine menait à travers le monde lui redonnèrent pendant trois ans une vie, éphémère sans doute, mais qui prouve bien ce qu'il y avait d'invincible dans les espérances de la nation, tant de fois refoulées. Nous avons vu la vénalité des chefs romains se faire sans
cesse complice de la révolte et, après chaque tentative des membres
survivants de la dynastie nationale, réserver comme exprès ceux qui devaient
recommencer les soulèvements. Antigone, qui ne cachait pas ses intentions,
était ménagé par tout le monde, excepté par Hérode, qui était en quelque
sorte son ennemi personnel. La haine des Romains était profonde chez lui, et
le portait à chercher de tous côtés des alliés qui eussent contre le
peuple-roi des griefs analogues aux siens. Son alliance avec Ptolémée fils de
Mennée et les dynastes indigènes de Cette fois, la surprise fut bien la faute des Romains,
surtout de Cassius et de Marc-Antoine : Marc-Antoine, enfant colossal,
capable de conquérir le monde et incapable de résister à un plaisir ;
Cassius, républicain sectaire, capable de trahir pour l'intérêt de sa thèse
favorite la patrie et la civilisation. Marc-Antoine, chargé de l'Orient,
oubliait tout dans les bras de Cléopâtre. Cassius avait eu le tort de porter
la passion de la guerre civile jusqu'à l'appel de l'étranger. Dès l'an 42, il
avait envoyé une ambassade aux Parthes pour combiner avec eux des opérations
contre les triumvirs. La bataille de Philippes dérangea ces beaux plans ;
mais Labienus, chef de l'ambassade, resta à la cour des Parthes et réussit
enfin à engager le roi Orode. A la fin de 41, ou au commencement de 40, une
armée parthe, conduite par Pacore, fils d'Orode, et par Labienus, entra en
Syrie, vainquit le gouverneur Décidius Saxa, qui fut tué, conquit toute Antigone, en particulier, ne pouvait manquer d'en
profiter. Le parti juif l'avait adopté pour son chef contre Hérode et
Phasaël. Antigone conclut avec Pacore un traité par lequel il s'engageait à
lui payer mille talents, s'il le rétablissait sur le trône, en faisant périr
Hérode et tous les siens. Une seconde condition aurait été de livrer aux
Parthes cinq cents femmes[2], qu'il espérait prendre
dans les harems d'Hérode et de Phasaël. Quoi qu'il en soit, l'envahissement
de Hérode et Phase n'osèrent engager la bataille. Phasaël, ayant avec lui le grand-prêtre Hyrcan, fut pris dans un guet-apens. Hérode s'échappa, réussit à gagner Massada, à l'orient de la mer Morte, y déposa sa famille et ses soldats les plus fidèles, puis, après une tentative infructueuse pour entraîner les Nabatéens de Pétra, gagna l'Égypte, vit Cléopâtre, et, après diverses aventures, aborda enfin en Italie. Pendant ce temps, les Parthes intronisaient Antigone[3] et pillaient Jérusalem et les environs, sans doute pour se payer de l'argent qu'Antigone leur avait promis. Quant aux cinq cents femmes, elles étaient parties avec Hérode ; il n'y fallait plus songer[4]. Antigone s'installa en vrai roi juif sous le nom de Mattathiah. Les Parthes lui livrèrent Phasaël et Hyrcan. Phase essaya de se tuer, et Antigone l'y aida, en faisant, dit-on, soigner avec des médicaments empoisonnés les plaies qu'il s'était faites. Voulant cumuler, selon l'ancien type asmonéen, le sacerdoce et la royauté, Antigone fit mutiler Hyrcan d'une façon qui l'empêchait de remplir ses fonctions à l'autel ; puis on envoya le malheureux vieillard en Parthie (probablement à Ctésiphon). Antigone-Mattathiah usa de tous les droits de la royauté. Il fit une émission de monnaies bilingues, à la fois sacerdotales et royales, portant d'un côté ΒΑΣΙΛΕΩΣ ΑΝΤΙΓΟΝΟΥ, de l'autre l'ancienne formule : MATTATHIAH, LE GRAND-PRÊTRE (ET) LE SÉNAT DES JUIFS[5]. Le parti juif s'attacha évidemment à lui[6]. Le temple mettait à sa disposition des revenus considérables. Ainsi, après vingt-trois ans, un rejeton des Asmonéens, conservé en vie par la vénalité des Romains, ressuscita pour trois ans une dynastie qu'on avait pu croire éteinte pour toujours. Le défaut radical du plan d'Antigone était de ne pas tenir compte de la différence profonde de Rome et des Parthes. La politique parthe fut toujours singulièrement décousue. Les Parthes n'avaient pas de sénat, maintenant l'identité personnelle de l'empire, faisant de l'État un homme qui ne meurt jamais. De courtes invasions, quelque meurtrières qu'elles fussent, ne pouvaient servir de base à une politique suivie. Les invasions parthes qui eurent lieu après celle de 44-40 furent beaucoup plus faibles, et laissèrent à plat le malheureux Antigone. Rome, pendant ce temps, durait et perdait ses ennemis en durant. A peine arrivé à Rome, Hérode alla raconter à Antoine ses
malheurs et ceux de Naturellement, cette royauté ne fut pas acceptée en Palestine. Hérode eut à conquérir pied à pied le royaume que le sénat romain lui avait donné. Les Juifs refusaient absolument de le reconnaître, même quand on cherchait à les y contraindre par des tourments[8]. Ventidius, envoyé en Syrie pour combattre les Parthes et soutenir Hérode, agit d'abord mollement. Il vint camper devant Jérusalem ; mais Antigone, qui disposait des revenus du temple, le gagna, ainsi que son lieutenant Silo. Antigone espérait le prompt retour des Parthes et poussait vivement le siège de Massada, où le parti d'Hérode se défendait de son côté avec une grande énergie. Le nouveau roi des Juifs aborda à Acre et fut bientôt à la tête d'une petite armée. Ventidius et Silo le soutinrent mal. Silo même le trahissait, et Hérode dut regarder comme une bonne fortune d'être délivré de cet auxiliaire[9]. Hérode se rendit d'abord maitre d'un certain nombre de places en Galilée ; ensuite il prit Joppé, dégagea Massada, et vint se présenter devant Jérusalem avec une armée qui grossissait toujours. Ce fut une guerre longue, difficile, où les deux chefs déployèrent une grande habileté. L'affaire des grottes d'Arbela fut un coup de main des plus difficiles. Ventidius, ayant vaincu les Parthes, mit à la disposition d'Hérode deux légions commandées par un certain Machæras, qui se laissa gagner par l'or d'Antigone et ne créa que des embarras à celui qu'il devait défendre. Hérode se décida à se rendre près d'Antoine, qui, en ce moment, faisait le siège de Samosate contre Antiochus de Coma-gène. Il voulait se plaindre à lui de la conduite de ses lieutenants et tâcher de se faire prendre au sérieux (38 av. J.-C.). En son absence, un de ses frères fut tué à Jéricho ; les Galiléens se révoltèrent et noyèrent dans le lac de Génésareth les fonctionnaires qu'Hérode leur avait laissés. Tout allait au plus mal, et on se demandait si Rome était vraiment la force invincible, incorruptible, qu'on avait cru d'abord. Pendant l'hiver de 38-37, Hérode poussa les opérations de la guerre avec vigueur. Au printemps, le siège fut mis devant Jérusalem. On le conduisit selon les règles que Pompée avait suivies vingt-six ans auparavant. Pendant que les travaux préparatoires s'exécutaient, Hérode se rendit à Samarie pour célébrer son mariage avec Mariamme, à laquelle il était fiancé depuis plusieurs années. Lorsque les cérémonies furent terminées, Hérode, désormais appuyé de forces romaines considérables, sous le commandement du légat Caïus Sosius[10], reprit le siège. Les sièges de l'ancienne Jérusalem étaient toujours longs, compliqués de famine, la ville étant coupée à l'intérieur d'enceintes multiples, qui formaient comme des espèces de murs de refend. La première enceinte fut prise en quarante jours, la seconde en quinze. Les victimes manquaient pour le sacrifice perpétuel. Les Juifs demandèrent aux Romains de laisser entrer les bêtes nécessaires. L'assaut du temple fut terrible. Les Romains, exaspérés par la longueur de la résistance, massacraient tout. Hérode prétendait plus tard[11] qu'il n'avait épargné aucune supplication pour les arrêter dans leur première fureur. Antigone sortit de la tour Baris, et vint se jeter en suppliant aux pieds de Sosius, qui fut peu généreux. Sosius l'insulta, le fit charger de chaînes et remettre aux mains d'Antoine, à Antioche, comme un captif qui valait de l'argent. Effectivement, Hérode obtint d'Antoine, pour une forte somme, que son rival malheureux fût décapité. C'était la première fois que les Romains faisaient subir à un roi ce supplice, rendu ignominieux par les verges qui le précédaient. Antoine crut que c'était nécessaire pour faire plier l'orgueil juif. Hérode y avait du moins un intérêt de premier ordre. Si Antigone-Mattathiah fût resté vivant, le peuple aurait toujours opposé sa royauté légitime au titre assez profane d'Hérode. Peut-être même Antigone eût-il plaidé devant le sénat romain pour la validité de son titre, et le sénat lui eût-il donné raison quand l'étoile d'Antoine aurait pâli[12]. Le massacre et le pillage durèrent plusieurs jours après
la prise de la ville. Hérode ne réussit à mettre un terme à ces horreurs
qu'en promettant à Sosius de récompenser largement sur sa fortune privée les
légionnaires, qui avaient souffert tant de privations et de fatigues durant
le siège. Il tenait surtout à ce que les soldats romains ne profanassent pas
le temple et ne vissent pas les objets sacrés, qu'il était défendu aux Juifs
eux-mêmes de contempler de leurs yeux. Sosius, avant de partir, consacra au
dieu du temple une couronne d'or. Une monnaie, frappée à Zacynthe, nous a gardé
le souvenir de son exploit[13]. Le revers nous
représente un trophée dressé entre un prisonnier juif enchaîné (Antigone) et une captive juive,
personnification de Ce faible essai de restauration asmonéenne n'eut ainsi aucune suite. La royauté d'Hérode était définitivement fondée. Désormais il n'y aura plus de grande révolte juive jusqu'à l'an 70 après Jésus-Christ. Il n'est pas douteux que les livres de consolation pour le peuple ne manquèrent pas. à cette heure d'épreuve. Toujours fidèles à la grande loi de la composition littéraire du temps, l'apocryphisme, les auteurs de ces livres se reportaient à l'époque de la grande captivité de Babylone et, sous ce couvert, ils exprimaient les sentiments appropriés à leur époque. Jérémie, le plus lu des prophètes, et son secrétaire Baruch, qui consola les captifs du temps de Nabuchodonosor, étaient bien désignés pour qu'on leur attribuât ces écrits. Sous le nom. de Baruch[15], parut un livre qui rendait avec vivacité les tristesses du temps et était empreint de la résignation qui convenait à des hommes tranquilles. Baruch est censé se trouver à Babylone avec les exilés. Il leur donne lecture d'un récit qu'il a composé et qui fait une profonde impression sur les auditeurs. Ils pleurent, jeûnent et se cotisent pour envoyer à leurs frères de Jérusalem de l'argent destiné à l'achat de victimes. Baruch va porter cet argent en Palestine ; il prend en même temps avec lui les vases du temple qui avaient été enlevés par les Chaldéens. Enfin il est chargé d'engager ses compatriotes à prier pour le roi Nabuchodonosor et pour son fils Balthasar[16], et de leur remettre l'écrit qui déjà a été lu à Babylone. Cet écrit[17] est une longue prière, commençant par une confession des péchés[18] et se terminant par une humble demande de pardon. L'auteur du faux Baruch avait certainement lu le livre de Daniel. Il lui fait des emprunts, le copie[19]. Il est remarquable pourtant qu'il n'offre aucune trace de la résurrection ni des idées messianiques. Ces idées étaient loin encore d'être celles de tout le monde. L'auteur se tient rigoureusement dans l'ordre des sentiments de l'époque prophétique et dans le cercle d'idées des psaumes. Peut-être a-t-il cherché à se mettre à la place de l'auteur supposé et a-t-il tenu à ne lui prêter que des pensées vraisemblables. Le livre est un peu banal. Il fut sans doute composé en hébreu et lu avidement par ceux qui souffraient. Le Psautier de Salomon[20] est également un ouvrage d'une grande banalité[21]. On l'attribua à Salomon, sans doute parce que le vrai Psautier, celui de David, était fermé et qu'on ne se croyait pas le droit de rien ajouter aux cent cinquante morceaux qu'il contenait. Les allusions aux événements du temps sont nombreuses sans doute dans ce décalque assez froid des anciens psaumes ; mais il est difficile de les marquer avec précision. La seule chose assez claire, c'est que l'auteur n'aime pas les Asmonéens et semble regarder le sacerdoce asmonéen comme indigne et illégitime[22]. Son antipathie pour le sacerdoce officiel rappelle les sentiments des esséniens, qui n'allaient point au temple et avaient des prêtres à eux. On dirait la peine qu'éprouve un dévot à voir exécutées négligemment par les prêtres les cérémonies où il met son cœur. Les offrandes de ces mauvais prêtres sont souillées par leurs propres souillures ; ils vont à l'autel dégouttant de sang. Il est sûr que les temps de Hyrcan II étaient bien propres à exciter une pareille aversion. Ce vieux grand-prêtre dégommé est maintenant chez les Parthes, où il se demande par quelles bassesses il pourra décider l'ennemi de sa famille à le rappeler à Jérusalem. Les oreilles coupées sont un grand obstacle ; car la loi veut que le grand-prêtre soit intègre de corps. Mais on trouvera peut-être un docteur pour décider le contraire... Vit-on jamais sacerdoce plus abaissé ? Ce sentiment de rage contre le sacerdoce asmonéen, nous le
retrouverons dans bien d'autres écrits du temps, dans l'Assomption de Moise,
dans |
[1] Dion Cassius, XLVIII, 24-26 ; Appien, Syr., 51 ; Civ., V, 65 ; Plutarque, Antoine, 30 ; Tite-Live, Épit., 127.
[2] Josèphe,
[3] Dion Cassius, XLVIII, 26 ; Georges le Syncelle, I, p. 576 et suiv., 579, 581 et suiv., renseignements indépendants de Josèphe, venant de Jules Africain et ultérieurement peut-être de Juste de Tibériade.
[4] Josèphe, Ant., XIV , XIII, 10.
[5] Saulcy, p. 384 ; Madden, p.
99-102.
[6] Strabon, cité par Josèphe, Ant., XV, I, 2.
[7] Josèphe, Ant., XIV, XIV, 4 et 5 ; B. J., I, XIV, 4 ; Appien, Civ., V, 75.
[8] Strabon, cité par Josèphe, Ant., XV, I, 1, 2.
[9] Peut-être toute cette partie du récit de Josèphe, venant de Nicolas de Damas, et par conséquent d'Hérode, porte-t-elle l'empreinte de l'amour-propre d'Hérode, désireux d'avoir à lui seul conquis son royaume. Voir Dion Cassius, XLVIII, 41.
[10] Dion Cassius, XLIX, 22 ; Josèphe, Ant., XIV, XVI, 1-3 ; B. J., I, XVII, 9 ; XVIII, 1-3.
[11] Hérode dicta en quelque sorte sa propre histoire à Nicolas de Damas ; Josèphe n'a presque fait que reproduire Nicolas de Damas.
[12] Josèphe, Ant., XIV , XVI, 4 ; XV, I, 2 ; B. J., I, XVIII, 3 ; Strabon, cité par Josèphe, l. c. ; Dion Cassius, XLIX, 22 ; Plutarque, Ant., 36.
[13] Th. Reinach, Les monnaies juives, p. 29-30.
[14] Origines du christ., IV, 532.
[15] Le livre de Baruch dont nous parlons en ce moment s'arrête au verset III, 8. Le reste est une autre composition, écrite en grec.
[16] Les connaissances historiques de notre auteur sont, on le voit, empruntées à Daniel.
[17] De ch. I, 15, à ch. III, 8.
[18] La confession des péchés était une partie obligée des pièces du temps (I Macchabées, Daniel, etc.).
[19] Comparez Daniel, IX, 7-10, à Baruch, I, 15-18 ; Daniel, V, 2 et suiv., à Baruch, I, 11-12.
[20] Éditions de Fritzsche, de Hilgenfeld, etc.
[21] Les ressemblances entre Ps. Sal., XI et Baruch, 5, ne prouvent pas grand'chose. Tous les deux copient des écrits plus anciens.
[22] Ps. Sal., I, 6 et suiv. ; II, 2 et suiv. ; VIII, 12 et suiv. ; XVII, 6.