Les résultats du règne d'Alexandre Jannée furent très
considérables[1]
; ses bandes de mercenaires, bien entretenues, passaient pour être composées
des plus rudes soudards du temps[2]. Cette chose
contre nature, l'État juif, née d'hier, penche déjà vers sa ruine. Mais les
conséquences en furent importantes. Le royaume asmonéen fut la base des
arrangements que prendront bientôt les Romains. Plusieurs des pays annexés à L'État créé par Jean Hyrcan et Alexandre Jannée était
petit, selon nos idées ; mais ce fut le plus grand des royaumes sortis de la
dislocation de l'empire séleucide. Il égalait à peu près en surface deux de
nos départements. C'était l'unité palestinienne que les conquérants juifs
venaient de reconstituer, Toute la côte depuis le Carmel jusqu'à l'Égypte[3], sauf Ascalon, était rattachée au judaïsme. Il en faut dire autant de la zone des villes, dans la région à l'est du Jourdain et de la mer Morte, Rabbath-Ammon (Philadelphie) et ses dépendances étant exceptées. Toutes ces conquêtes eurent un triste résultat pour la
civilisation. C'était autant d'enlevé à l'hellénisme ; des villes grecques
florissantes, Pella, Séleucie (du lac
Samochonitis), Philotérie, Gadare, Gérase, furent supprimées ; l'effet
de la conquête macédonienne se trouva anéanti dans un tiers de Autour du prince asmonéen, en effet, se forma, par la nécessité des choses, une sorte d'atmosphère légitimiste, très juive sans doute, mais avant tout asmonéenne, dont le premier principe était que les fils de Mattathiah avaient seuls mission de délivrer Israël du joug syrien, que Dieu ne se chargeait pas de protéger les intrus qui voudraient s'y ingérer[5], que les prêtres, en particulier, n'entendaient rien à cette besogne et n'aboutiraient qu'à se faire tuer sans profit. Cette opinion laïque s'associait à un judaïsme très profond, mais resté conforme au vieux type, n'admettant pour base de la vie que le patriotisme, ne sachant rien de la résurrection ni des récompenses d'une autre vie. Ces opinions s'exprimèrent avec une franchise singulière dans un livre de la plus haute importance, celui qu'on appelle le premier livre des Macchabées, contenant les récits de la guerre sainte depuis le soulèvement de Mattathiah jusqu'à la mort de Simon (environ quarante ans). L'auteur avait aussi, parait-il, écrit les annales du règne de Jean Hyrcan[6] ; mais cette partie n'intéressait pas assez les chrétiens ; elle n'a pas été conservée. Le premier livre des Macchabées est l'ouvrage d'un laïque, tenant de près aux gens de la cour et sans doute écrivant sous leur inspiration. C'était un homme assez instruit, non étranger à la culture grecque, inspiré cependant avant tout par les anciens écrits hébreux, dernier reflet lui-même du vieux génie de la nation. La préface sur Alexandre, un peu déclamatoire, présente un vrai caractère de grandeur. L'ouvrage fut sûrement composé en hébreu, mais comme il intéressa bien plus les chrétiens que les Juifs, la traduction grecque s'en est seule conservée. L'auteur eut sous lés yeux quelques textes antérieurs, mais il procéda surtout par la tradition orale, recueillant de la bouche des derniers survivants de ces grandes luttes le récit de leur épopée. C'est ce qui fait que, par moments, en plein piétisme, il rappelle si bien la narration dégagée et entremêlée de vers des anciens conteurs arabes. Il aime l'aventure pour elle-même ; il s'y complaît. Les personnes qui ont le sentiment du rythme hébreu sentent fréquemment, en lisant ce livre singulier, le parallélisme de l'ancienne poésie[7]. Le parallélisme ne se prête nullement au récit, et on ne peut pas dire que le livre entier fût en vers ; mais le discours y glisse sans cesse de la prose au style parabolique, surtout dans les tableaux, les aventures, les résumés généraux[8]. La critique de l'auteur des Macchabées est à peu près celle de Josèphe[9] : assez exacte pour les faits palestiniens, prodigieusement naïve en ce qui concerne le reste du monde. Ses idées sur Rome sont enfantines[10]. Les trois cent vingt membres du Sénat se réunissent tous les jours ! Chaque année le pouvoir absolu est confié à un seul[11] ! Il ne semble pas qu'il eût de diplômes sérieux à sa disposition. Comme Josèphe, il supplée aux pièces qu'il n'a pas par des pièces qu'il fabrique ou qui ont été fabriquées par d'autres. C'est là un défaut commun à toute l'historiographie juive ; on ne possédait pas de recueils originaux ; on inventait les lettres, comme on inventait les discours. Par moments il semble, du reste, que l'ouvrage que nous avons n'est qu'un extrait assez mal fait d'un livre plus étendu[12]. Ce qui étonne, c'est le bon sens, la ferme tenue d'esprit de l'auteur. Le succès de la guerre de l'indépendance est dû au courage et à l'habileté des frères asmonéens. Le livre ne renferme pas une seule impossibilité. Nulle chimère, pas d'anges, pas de miracles ; une narration consciemment arrangée, mais où tout s'explique naturellement, une fois admise la protection générale que Dieu accorde à son peuple ; les prêtres maintenus tout à fait en seconde ligne ; Dieu lui-même très peu prodigué. Une sorte de morale naturelle existe par elle-même ; le ciel et la terre sont pris à témoin ; l'innocent a pour témoin sa bonne conscience[13]. On serait tenté de dire que l'auteur fut un sadducéen, si un pareil mot ne faisait naître l'idée de sectaire ; or l'auteur fut sûrement étranger à toute secte. Il est peu ritualiste et trouve absurde qu'on préfère le sabbat à la vie. Son goût des récits militaires dénote un soldat. Le motif de marcher à la mort, c'est le sentiment qu'on meurt pour les siens et pour les lois de ses pères, jugées naturellement les meilleures de toutes ; c'est la gloire aussi. L'auteur n'est pas étranger à ce sentiment si peu juif. En mourant noblement, on obtient un nom éternel. Le héros est préoccupé de l'histoire, de ce qu'on dira de lui après sa mort. La tache que la moindre reculade imprimerait à sa gloire le retient quand il pourrait être tenté de faiblir[14]. L'historien, placé à ce point de vue, se regarde comme un distributeur de couronnes, et voilà sûrement la pensée qui mit la plume à la main de notre auteur. Il écrit comme Hérodote[15], pour que les hauts faits des hommes ne restent pas sans mémoire. Les prouesses des hommes valent la peine d'être racontées ; on fait de grandes actions pour qu'on parle de vous ; les preux vont à une mort certaine, comme Éléazar, pour qu'on remarque leur vaillance ; on leur élève des tombeaux splendides pour éterniser leur souvenir[16]. Il y a, il est vrai, des maladroits qui disent : Nous aussi, illustrons-nous ; faisons quelque chose qui fasse parler de nous[17]. » Ceux-là ne réussissent pas ; l'histoire n'a pour eux qu'un mot sec : Ils n'avaient pas la vocation ; qu'allaient-ils faire ? Certainement une influence grecque avait passé par là. Alexandre, en courant le monde, à la façon d'un Dionysios, pour chercher d'illustres aventures, avait enflammé les imaginations. Sa légende était déjà éclose ; ses historiens, tous plus ou moins fabuleux, entretenaient l'idée qu'on est payé de toutes ses fatigues si l'on parle de vous à Athènes. La gloire était née et avait commencé d'être une valeur. Être estimé des Grecs va devenir pour un temps l'équivalent de la rémunération divine. Les princes asmonéens, à ce qu'il semble, n'étaient pas
insensibles à des considérations de ce genre. Par suite de la conquête des
villes grecques du littoral, de Le monnayage royal d'Alexandre Jannée est bilingue ; son monnayage sacerdotal est simplement hébreu et présente la même formule que les pièces de Jean Hyrcan et d'Aristobule Ier[18]. Le petit royaume juif prenait ainsi tous les caractères
d'un État profane sérieux. Les grandes constructions soignées se
multipliaient à Jérusalem et dans les environs, et peut-être les dépenses exigées
par ces constructions furent-elles, comme cela eut lieu pour Salomon et pour
Hérode, une des causes du mécontentement qui troubla la fin du règne de
Jannée. Il y a quelque impropriété à parler d'un art juif, puisque la
religion juive contenait une sorte d'interdiction de l'art. Qu'on se figure
ce que fût devenue Le quadrilatère d'Hébron et son mur incomparable[21] me semblent un ouvrage de l'époque asmonéenne ou hérodienne. Les règles grecques y sont trop bien observées pour qu'on puisse le rapporter aux temps antérieurs à la captivité. Hébron ne devint ville juive que sous les Asmonéens, et sûrement ce n'est pas après le siège de 70 que cette enceinte étonnante a pu être construite. On en doit dire autant de l'enceinte de Ramet-el-Khalil[22], bâtie dans un style analogue à celle d'Hébron, et où l'on peut voir le pourtour du champ de foire du Térébinthe, près d'Hébron. L'art juif trouva dans la construction des tombeaux son application la plus libre. Procédant des vieilles données de l'architecture égyptienne, traitées selon le goût grec et appropriées aux usages et aux idées juives, le tombeau juif a bien son caractère partout reconnaissable. L'ornementation en est très recherchée ; l'obligation d'en écarter les figures vivantes amène des profils lourds et pompeux ; l'aspect est très riche cependant. Le monument de Modin, avec ses pyramides et ses colonnades décorées de trophées et de rostres, que les navires apercevaient à la hauteur de Joppé[23], devait être d'un grand effet. Mais c'est à Jérusalem que ces sortes de tombeaux somptueux devinrent à la mode. La vallée du Cédron et les environs de la ville se remplirent de gigantesques mausolées, qui se voient encore et dont quelques-uns sont assez beaux[24]. C'étaient tous des sadducéens qui se faisaient si bien enterrer. Jésus annoncera bientôt qu'au jour du jugement les riches couchés en ces superbes mausolées les supplieraient de cacher leur honte et de les dérober au châtiment qui les attendait[25]. |
[1] Le nom de Jannée fut le plus célèbre entre ceux des rois asmonéens. Dans le Talmud, tons les Asmonéens s'appellent יכאי (Derenbourg, p. 96, note).
[2] Josèphe, Ant., XIII, XVI, 2.
[3] Josèphe, XIII, XV, 4, et XIV, I, 4 ; Georges le Syncelle, I, p. 558 et suiv., édit. Dindorf. Les renseignements que le Syncelle ajoute à Josèphe paraissent provenir de Juste de Tibériade. Voir Schürer, I, p. 228, note.
[4] Josèphe, Ant., XIV , IV, 4 ; V, 3 ; B. J., I, VII, 7 ; VIII, 4.
[5] I Macchabées, V, 62.
[6] I Macchabées, XVI, 23-24.
[7] Notez, en particulier, I Macchabées, I, 25 et suiv., 36 et suiv. ; II, 7 et suiv., 44-49 ; III, 1-9, 45, 51 ; IV, 38 ; VII, 17 ; IX, 23 et suiv., 41, 44 et suiv. ; XIII, 49 et suiv ; XIV, 6 et suiv.
[8] Lire, par exemple, le tableau de la prospérité sous Simon, XIV, 6 et suiv.
[9] Presque toujours, quand Josèphe corrige le 1er livre des Macchabées, c'est Josèphe qui a tort.
[10] I Macchabées, VIII, 1 et suiv. Ces idées, si naïvement optimistes, datent le livre d'avant Pompée.
[11] I Macchabées, VIII, 15-16 ; XV, 16.
[12] Voir surtout le ch. IX, v. 66 par exemple, où des personnes non présentées antérieurement sont amenées en scène sans préparation.
[13] I Macchabées, II, 37.
[14] I Macchabées, IX, 10.
[15] I, I, 1.
[16] I Macchabées, XIII, 29.
[17] I Macchabées, V, 56 et suiv.
[18] Madden, Jew. coin., 83-90. Les pièces qu'on a d'Alexandra sont aussi en grec. Les pièces sacerdotales de Hyrcan II étaient sans doute en hébreu. Il est douteux qu'on en ait.
[19] Josèphe, Ant., XX, VIII, 11 ; B. J., II, XVI, 3 ; VI, VI, 2. Ce palais était situé près du xyste, vers le meïdan actuel.
[20] Josèphe, Ant., XV, XI, 4.
[21] Voir Miss. de Phénicie, p. 799-805.
[22] Voir Miss. de Phénicie, p. 800-802.
[23] I Macchabées, XIII, 27 et suiv.
[24] Tombeaux prétendus des Juges, de Zacharie, d'Absalon. Une chronologie rigoureuse de ces monuments est impossible, dans l'état actuel de la science. Pour les tombeaux des rois, voir Origines du christ., II, p. 257.
[25] Vie de Jésus, p. 218-219.