La sibylle de 140 prenait ainsi congé de son lecteur : Voilà ce que je te prédis après
avoir, dans mon délire, quitté les longs murs de Babylone en Assyrie, annoncé
aux hommes le feu destiné à Voilà sûrement des arguments critiques bien faibles, et si quelque Hellène s'y laissa prendre, ce ne put être qu'un homme d'éducation inférieure. Mais le vrai argument du judaïsme, c'était la vie juive. Heureux, gais, honnêtes, acceptant leur infériorité, les Juifs paraissaient de vrais sages, des espèces de philosophes à leur manière. Ils tranchaient sur l'immoralité grecque et sur la bassesse égyptienne. Leurs mœurs étaient pures[2] ; leur physionomie, comme celle des premiers chrétiens, douce et reposée. Je me figure que parmi ces nombreux portraits égyptiens, de l'époque ptolémaïque et romaine, qu'on a trouvés de nos jours[3], sont des portraits de Juifs et de Syriens. Ils ont quelque chose de tendre, de faible, d'aimable. En les voyant, on conçoit la vérité du mot qu'on prête à Jésus : Les doux posséderont la terre. Certes, on peut dire aussi les naïfs. Quoi de plus enfantin que l'idée de l'auteur, que la justice serait beaucoup plus grande dans le monde si la justice était administrée par Dieu lui-même, c'est-à-dire par des prophètes ou des prêtres[4] ! S'il eût vécu à Jérusalem, il aurait reconnu que le pouvoir exercé au nom d'une religion est plus dur que celui qui vient de n'importe quel pouvoir profane, que les Romains, comparés aux Asmonéens, auraient dû être considérés comme des libérateurs. La théocratie ne veut pas voir qu'en définitive les choses humaines seront toujours gérées par des hommes, plus ou moins éclairés, et que l'organisation théocratique n'est pas celle qui fait arriver au pouvoir les plus sages. Les juges émanant d'un pouvoir théocratique auront les mêmes défauts que les juges émanant du pouvoir civil. Ce n'est pas la peine de changer. Ce qui serait désirable, ce serait de rendre la masse des hommes plus morale et plus éclairée. Les oracles sibyllins des Juifs d'Alexandrie n'atteignirent pas leur but le plus prochain : ils furent peu lus par la population hellénique. Mais la graine semée trouve toujours le coin de terre où elle germe. Cent ans après, les mêmes idées revêtaient à Rome une forme exquise sous la plume du plus délicat des poètes[5]. Le dernier âge chanté par les
poèmes cuméens est venu ; la grande série des siècles nouveaux commence.
Voici que revient Impossible, selon nous, de méconnaître la ressemblance. Virgile, si au courant de la littérature alexandrine, a très probablement connu notre poème ou, si l'on veut, quelque autre publication du même genre[6]. Il y puisa l'esprit sibyllique, le sentiment profond de l'avenir qui font de lui le prophète du monde païen, presque un chrétien[7]. Son âme tendre, religieuse à notre manière, son besoin d'espérer s'attachèrent à ces rêves. Le bel état d'équilibre religieux où se tenait Virgile, cette façon de tout aimer sans rien croire, qui lui donne parfois des notes d'une profondeur inexprimable, venait en partie d'un paquet de mauvais vers qu'il reçut un jour d'Alexandrie et qu'il lut comme il lisait tout. On se demande si en écrivant les prodiges de la mort de César[8] il ne se rappela pas également le passage du poème sibyllin que nous avons cité[9]. Rien de plus faux que les catégories trop absolues dans l'ordre intellectuel et moral. Ces hexamètres alexandrins de l'an 140 avant Jésus-Christ sont l'analogue de nos vers latins du collège, pleins de chevilles. Ils ont eu plus d'influence que le plus beau poème classique. Ils ont été une des bases du christianisme ; nous avons cru, parce que saint Justin, Clément d'Alexandrie, Lactance, tant d'autres ont cru que ces mauvais vers étaient vraiment de la sibylle Érythrée. Lactance, qui pouvait citer Isaïe, cite de préférence la sibylle qui le copie[10]. Cette sibylle prévoit qu'on l'appellera folle et menteuse ; elle a raison assurément. Non, ce n'est pas l'Érythrée, ce n'est pas Taraxandre[11], qui a écrit ces mauvais vers. Mais ces vers disent vrai. Il y a un jugement de Dieu, il y a une mesure absolue des choses morales. Il y a une réalité des choses. Le témoin que nous cherchons au ciel existe ailleurs qu'au dedans de nous-mêmes. Il y a un avenir pour l'humanité. Toutes les peintures qu'on en fera seront enfantines ; et pourtant les utopies, les chimères socialistes sont vraies dans leur ensemble. Il viendra quelque jour un Virgile qui tirera de ce fatras un rêve d'or. Le messianisme de l'avenir aura ses racines dans un fumier près duquel nous avons tous passé avec dédain. La religion est une imposture nécessaire. Les plus gros moyens de jeter de la poudre aux yeux ne peuvent être négligés avec une aussi sotte race que l'espèce humaine, créée pour l'erreur, et qui, quand elle admet la vérité, ne l'admet jamais pour les bonnes raisons. Il faut bien alors lui en donner de mauvaises. En ce sens, l'Érythrée fut vraie prophétesse. Ses vers apocryphes ont pris place au fin fond du cœur de l'humanité. On croira parce qu'elle a cru ; on espérera parce qu'elle a espéré. Teste David cum sibylla. Vive le faussaire qui a si bien si réussi ! La littérature sibylline, du reste, était loin d'être close. Ces oracles se refaisaient sans cesse, et rien n'est plus difficile que de dater de pareils morceaux, toujours en mauvais vers, mais pleins des sentiments les plus purs. On dirait une même école, animée du même esprit, se continuant à travers les siècles. A chaque événement grave intéressant l'histoire religieuse, nous retrouverons les impressions de ce juge permanent, appréciant toute chose au point de vue d'Israël, justifiant l'adage : La sibylle vit toujours[12] ! |
[1]
Γνωστοΐο
est sûrement pour Γλαύκοιο.
Virgile, Æneid., VI,
36. Cf. Lactance, Inst. div., I, VI.
[2] La pédérastie, vice si répandu en Orient, leur était inconnue. Aucune loi juive n'y fait allusion. Saint Paul y voit le vice propre des Grecs ; Rom., I, 27 ; Carm. sib., III, 185-186.
[3] Collection Graf, trouvée à Rubayat, dans le Fayoum. Un de ces portraits sur bois parait porter au revers des caractères araméens. Plusieurs sont eunuques, reconnaissables au ruban à l'oreille.
[4] III, 781-783.
[5] Virgile, Ecl. IV.
[6] Cela est bien plus vraisemblable que de supposer Virgile lisant Isaïe. La version grecque des livres hébreux circula peu, et, si elle fût tombée entre les mains de Virgile, elle l'eût rebuté par ses passages inintelligibles.
[7] Légende de Virgile chrétien.
[8] Georg., I, 464 et suiv.
[9] III, 672 et suiv. ; 795 et suiv.
[10] Lactance, Inst. div., VII, 24.
[11] Nom de la sibylle de Cumes, celle qui trouble les hommes.
[12] Orac. sib., III, 808 et suiv. Origines du christ., VI, 18, note 1.