La tolérance que pratiquèrent toujours les Ptolémée épargna aux Juifs d'Égypte les terribles épreuves que leurs frères de Palestine traversèrent victorieusement. Les Juifs d'Égypte furent toujours dans les meilleurs termes avec leur gouvernement, et remplirent souvent, en particulier dans l'armée, des emplois considérables[1]. La garde des places fortes à la frontière, surtout de Péluse, leur fut plusieurs fois confiée[2]. Ils occupaient des provinces entières du côté d'Héliopolis[3]. Dans l'affaire du temple de Léontopolis, qui impliquait une sorte de schisme et aurait pu amener des brouilles internationales, les Ptolémées donnèrent le modèle de la conduite à tenir dans les questions religieuses. Ils se contentèrent de laisser à tout le monde toute liberté. Le schisme ne prit pas ; Jérusalem était déjà impossible à supplanter. Les Juifs d'Égypte continuèrent à envoyer à Jérusalem leurs offrandes et à y venir en pèlerinage[4]. Les relations, en effet, entre les deux grandes parties du judaïsme, malgré les différences profondes qui les séparaient, furent toujours excellentes. Les souffrances de l'époque des Macchabées furent vivement senties en Égypte. Depuis le temps de Jonathan, chaque année, les Juifs de Jérusalem invitaient ceux d'Égypte à venir célébrer avec eux la fête de la purification du temple. Il y avait pour cela des formulaires[5], où l'on variait seulement la date ; ce qui amena à en fabriquer un, qu'on supposa écrit par Juda Macchabée à un prétendu Aristobule, précepteur du roi. Ce fut le premier exemple de l'épître de communauté à communauté, genre littéraire qui devait prendre ensuite tant de développement. Un commerce moral, prompt et actif, reliait étroitement le judaïsme des deux régions. Les livres qui se produisaient en Judée étaient immédiatement traduits à Alexandrie, et souvent ce sont ces traductions qui ont sauvé le livre. Nous en avons vu un frappant exemple pour le livre de Jésus fils de Sirach. Il en fut de même pour les ouvrages apocryphes de Daniel, d'Hénoch, de Baruch, du (premier) Livre des Macchabées, du Psautier de Salomon. Il arrivait souvent que le traducteur ne bornait pas sa tâche à rendre le sens de l'original, mais qu'il y faisait des additions, toujours conçues dans un sens piétiste, cantiques, prières, etc. Ainsi dans le livre hébreu d'Esther, les Juifs ne prient pas, le nom de Dieu n'est pas prononcé. Dans le livre grec d'Esther, il y a de longues et belles prières, très dévotes. Dans le livre de Daniel, on ajouta deux histoires du cycle de Daniel, Susanne et Bel et le dragon, qui probablement existaient aussi dans la tradition palestinienne, mais dont on n'avait pas le texte hébreu. On ajouta peut-être, au chapitre de la fournaise, le cantique des trois enfants[6]. Un touchant témoignage de fraternité entre les deux parties d'Israël fut ce livre des Macchabées, (celui qu'on appelle le deuxième), qui, comme nous l'avons vu, est plein du sentiment macchabaïque le plus fort, et qui parait avoir été écrit en Égypte[7]. La légende de cette grande époque religieuse a été de la sorte transmise au monde par la communauté égyptienne. Un sentiment moins élevé inspira le livre qu'on appelle à tort le troisième des Macchabées. L'Égypte voulut avoir son Antiochus et ses martyrs. On supposa que Ptolémée IV Philopator, après la victoire remportée, en 217, sur Antiochus le Grand à Raphia, vint à Jérusalem et voulut pénétrer dans l'intérieur du temple. Grand émoi des Juifs, qui crient, supplient Dieu, si bien que Ptolémée est frappé de paralysie sur le seuil. Le roi retourne furieux en Égypte, il enlève aux Juifs alexandrins leur droit de cité, et ordonne de rassembler tous les Juifs d'Égypte à Alexandrie, dans l'hippodrome. Le nombre des malheureux empilés dans cet étroit espace était si grand que les scribes qui devaient prendre leurs noms, après un travail de quarante jours durent s'arrêter, parce que le papier et les calams pour écrire manquaient[8]. Ptolémée ordonne alors d'enivrer les éléphants avec du vin et de l'encens et de leur faire piétiner la masse juive. Prières intenses des Juifs ; revirement du roi ; tout à coup, il se prend de tendresse pour ces pauvres Juifs qui ont été les sujets les plus fidèles de ses ancêtres et de lui-même ; incidents burlesques, destinés à faire sourire le lecteur aux dépens du roi, toujours à moitié ivre, de ses fonctionnaires, qui, un moment, sont sur le point de payer pour les Juifs. Le troisième jour, la chose est sérieuse ; le roi est dans l'hippodrome avec son armée ; les Juifs prient ; un ange apparaît. Les éléphants se précipitent sur les troupes du roi et les broient sous leurs pieds. Le roi, furieux contre ses officiers, ordonne de délivrer les Juifs, de les héberger à ses frais pendant sept jours. Une fête est instituée en souvenir de l'événement[9]. Le roi écrit à tous ses gouverneurs en faveur des Juifs. Ce qui date bien le livre, c'est la rage contre les
apostats[10].
Les Juifs demandent au roi un surcroît de faveur, c'est d'infliger une peine
méritée à ceux de leur nation qui avaient renié Dieu et transgressé Tel est ce vilain livre, niais décalque du livre d'Esther, que le canon chrétien n'a pas su expulser tout à fait[12]. Le conte pieux qui en fait la base venait d'une histoire à demi vraie. Josèphe raconte que Ptolémée VII Physcon, ayant eu les Juifs pour adversaires politiques, voulut les livrer aux éléphants qu'il avait fait enivrer ; ceux-ci se jetèrent sur les amis du roi, et en même temps le roi fut détourné de nuire aux Juifs par l'apparition d'un visage menaçant ; une fête conserva également ce souvenir dans la communauté alexandrine[13]. Les deux légendes évidemment n'en font qu'une ; or il est sûr que Josèphe n'eut aucune connaissance du livre inepte que nous venons d'analyser. Même à Alexandrie, on le voit, l'intolérance et l'insociabilité des Juifs étaient grandes. La différence de nourriture en était la cause principale[14]. La tendance des Juifs à se poser en persécutés, l'exagération folle de leurs plaintes[15] venaient d'une disposition mauvaise de part et d'autre. L'auteur du troisième livre des Macchabées nous représente la bourgeoisie païenne d'Alexandrie passant la nuit sans dormir pour inventer des raffinements de supplices pour les Juifs[16]. On est toujours un peu en faute d'exciter de telles haines. Quand un fait s'est produit partout et toujours, c'est qu'il a quelque raison d'être. Aussi les Juifs habiles sont ceux qui se plaignent le moins. L'universelle malveillance qui entourait les Juifs entraînait de fréquents pamphlets, où la justice n'était pas toujours observée[17]. Les Juifs naturellement se défendaient. Ils prétendaient qu'on ne les attaquait que par la jalousie qu'inspiraient leurs bonnes mœurs, la pureté de leurs croyances, leur bienfaisance même[18]. Vers l'an 110, à Rhodes ou en Carie, Apollonius Molon se distingua par la vivacité de ses attaques[19]. Il reprochait surtout aux Juifs leur mépris pour les autres religions, leur insociabilité, leur impiété envers les dieux[20]. Lysimaque d'Alexandrie[21] augmenta la liste des fables que l'opinion païenne adopta trop facilement. Il se forma, en effet, une sorte d'histoire juive à l'usage des païens, qu'on répéta de confiance. Un ouvrage qui fut très lu, la grande Histoire de Posidonius[22], engloba ces données le plus souvent calomnieuses, qui furent répétées avec ensemble par Diodore de Sicile, Trogue Pompée, Tacite. Les plaisanteries sur la circoncision, les prétendues scènes secrètes d'immoralité, l'adoration de la tête d'âne circulèrent dans toutes les conversations. Philon[23] et Josèphe[24] furent, contre ce débordement d'erreurs, des apologistes bien impuissants. |
[1] Voir supra et infra. Josèphe, Contre Apion, II, 5. Saulcy, p. 144.
[2] Josèphe, Ant., XIV, VIII, 1 et ailleurs ; III Macchabées, VI, 25.
[3] Josèphe, Ant., XIV, VI, 2 ; VIII, 1 ; B. J., I, IX, 4 ; Contre Apion, II, 5. Castra Judæorum, vicus Judæorum, etc. Schürer, II, p. 545.
[4] Philon, éd. Mangey, II, 646 ; Josèphe, Contre Apion, I, 7.
[5] Première lettre en tête de II Macchabées, datée de 124, en visant une autre écrite en 143.
[6] Ch. III, v. 27-67. Le chapitre d'Azarias faisait sûrement partie du texte hébreu.
[7] On écrivait alors peu le grec en Palestine.
[8] III Macchabées, IV, 20.
[9] Ch. VII, 36.
[10] L'auteur a connu le livre de Daniel, avec le cantique des trois enfants (ch. VI, v. 6).
[11] Ch. VII, 10 et suiv.
[12] Les Latins ne l'ont jamais eu.
[13] Contre Apion, II, 5.
[14] III Macchabées, III, 4 et suiv.
[15] III Macchabées, IV, 1 et suiv.
[16] III Macchabées, V, 22. Cf. III, 6 et suiv., IV, 1 et suiv.
[17] Josèphe, Contre Apion, I, 25.
[18] III Macchabées, ch. III.
[19]
Josèphe, Contre Apion, II, 2, 7, 14, 33, 36, 37, 41. Cf. Eusèbe, Præp. evang., IX, 19
(Polyhistor).
[20] Cf. Pline, XIII, IV, 46 ; Tacite, Hist., V, 5.
[21] Josèphe, Contre Apion, I, 34-35 ; II, 2, 14. Nous ne parlons pas de Chérémon et d'Apion, qui sont du Ier siècle de notre ère.
[22] Josèphe, Contre Apion, II, 7.
[23]
Fragm. dans Eusèbe, Præp. évang., VIII, 11. Cf. Hist. eccl., II, XVIII, 6.
[24] Les deux livres Contre Apion. V. Origine du christianisme, t. V, p. 244, 245.