La fermentation extraordinaire du temps des Macchabées, l'espèce de radicalisme que cette époque porta en toute chose, donnèrent lieu aux apparitions les plus étranges. Vers le temps de la consolidation de l'État asmonéen[1], se manifeste dans le judaïsme un phénomène des plus singuliers. Sous le nom d'Esséniens[2], se développent de véritables instituts monastiques, dont le caractère ne saurait être étudié d'assez près[3]. Au premier coup d'œil, rien, dans le mosaïsme, ne menait à cela. Le mosaïsme a pour idéal la constitution d'une société juste, sévèrement religieuse, mais en même temps d'une société complète, laïque, si l'on peut s'exprimer ainsi, nullement sacerdotale ni ascétique. S'il était difficile que le mosaïsme pût servir de code civil et religieux à une république durable, à un État puissant, le mosaïsme, d'un autre côté, ne conduisait nullement à l'idée du monastère. Ce qui devait en sortir, c'était la synagogue, puis l'église, des associations d'hommes ayant les uns avec les autres un lien religieux, mais conservant d'ailleurs leur libre individualité dans la société générale de leur temps. Des vœux comme ceux des nazirs ou des réchabites ont peu de rapport avec des essais complets de vie cénobitique tels qu'on les trouve chez les esséniens, essais qui impliquent une ascèse de corps et d'âme, un mysticisme auquel la race sémitique ne nous avait pas habitués jusqu'ici. C'étaient de vrais monastères[4], en effet, que l'on fondait maintenant en Israël. L'essénien est un moine, qui a sa règle, ses supérieurs, tout excepté le pape. Il est difficile de se figurer l'apparence matérielle de ces antiques maisons conventuelles ; il est probable, cependant, qu'une laure du mont Athos ou des ruches d'hommes comme le couvent de Saint-Sabas, près de Jérusalem, en donnent une idée approximative. Quant à l'organisation spirituelle, la ressemblance de l'essénisme et du monachisme chrétien était très grande. Les supérieurs (épimélètes) obtenaient de leurs subordonnés une obéissance absolue. Il y avait un noviciat, un premier temps d'épreuve, d'un an ; puis deux années encore de probation. A l'entrée définitive dans l'association, on prêtait serment de ne pas révéler les secrets de l'ordre et, au contraire, de n'avoir rien de caché pour les frères[5]. Tous les membres de la congrégation s'appelaient frères[6]. On n'admettait dans l'ordre que des hommes faits ; mais on prenait des enfants pour les former aux habitudes que la règle supposait[7]. La seule peine était l'exclusion, prononcée par un tribunal de cent membres. Mais l'exclusion entraînait la mort presque certainement, comme cela arrive dans les communautés religieuses de l'Orient[8]. Le costume était celui de tout le monde, mais absolument blanc[9]. Tous les biens étaient en commun[10]. Ceux qui entraient dans l'ordre donnaient leur fortune à la communauté ; les confrères ne vendaient ni n'achetaient entre eux ; tout se faisait par échange ou par don gratuit[11]. Les intérêts communs étaient confiés à des économes éprouvés[12]. Les vêtements mêmes appartenaient à la communauté[13]. Quand un frère était malade, il était soigné aux frais de tous ; les vieillards, entourés par les jeunes gens, semblaient des pères au milieu d'excellents fils[14]. Les aumônes se faisaient de la caisse commune[15]. Dans chaque ville, un frère était chargé de l'hospitalité envers les frères[16]. La règle de chaque jour était rigoureusement fixée : au lever du soleil, une prière ; puis les frères étaient envoyés à leur travail par les supérieurs ; puis ils se réunissaient pour les ablutions ; puis avait lieu le repas du milieu du jour ; puis de nouvelles heures de travail ; puis le repas du soir[17]. L'agriculture était la principale occupation de la secte[18] ; certains métiers étaient pratiqués ; le commerce était absolument interdit[19], comme impliquant amour du lucre et désir de nuire à son prochain. Il n'y avait pas d'esclaves dans l'ordre[20]. On ne prêtait jamais aucun serment[21]. Les soins de la propreté et de la modestie étaient poussés jusqu'à une minutie qui nous parait puérile[22] Les ablutions venaient à tout propos. Pour ne pas faire injure à la lumière de Dieu les esséniens portaient au comble certaines précautions. Ils ne prenaient de bains qu'avec une serviette autour des reins, et les femmes recouvertes d'un indusium. Il y avait même des règles pour le crachat[23]. Le mariage était absolument interdit[24], et, en principe, il n'y avait pas de femmes dans l'ordre. Il semble, cependant, qu'il y eut, à cet égard, divergence ou plutôt atténuation de la rigueur primitive. Une école en vint à permettre le mariage, à condition qu'il n'eût pour but que la propagation du genre humain. Le mariage n'avait lieu qu'après que la femme avait été soumise à une épreuve de trois ans, et qu'on était sûr qu'elle pouvait avoir des enfants[25]. Encore les époux se bornaient-ils au strict nécessaire pour que le but du mariage fût atteint. Les esséniens tenaient à garder leur lien avec le temple de Jérusalem ; mais, repoussant les sacrifices sanglants et croyant avoir des rites plus saints, ils y envoyaient des offrandes, ne consistant pas en victimes[26]. Aussi les Juifs les excluaient-ils du temple. Mais la sainteté de leur vie les préserva de toute persécution. C'étaient, disait-on, les meilleurs des hommes ; évidemment ils ne se livraient à aucune attaque contre le culte officiel. Ils furent sauvés par leur inoffensive sainteté. Ce culte qu'ils regardaient comme plus saint que celui du temple, où le pratiquaient-ils ? Sans aucun doute, dans leurs monastères. Les repas en commun, surtout, avaient revêtu chez eux un caractère tout à fait sacré. C'est ici que les ressemblances avec le christianisme deviennent frappantes[27]. Les repas[28] étaient préparés par les prêtres, selon des règles strictes de pureté ; les confrères ne pouvaient manger d'autre nourriture que celle qui leur était ainsi administrée. Après le bain de pureté, ils se réunissaient dans une pièce où aucun profane ne devait être reçu. Il est probable qu'avant d'entrer ils se couvraient le haut du corps d'un surtout de toile blanche[29]. Ils y pénétraient comme dans un sanctuaire, se rangeaient le long des tables doucement et d'un air recueilli. Devant chacun, un pain et un vase plein du mets quotidien[30]. Le prêtre prie avant le repas, et personne ne peut avant la prière toucher à rien. Après le repas, il prie de nouveau. Au commencement et à la fin, les frères remercient Dieu, qui donne aux hommes la nourriture. Quand l'acte eucharistique est fini, ils déposent leur surtout de lin, et ils retournent à leur travail jusqu'au soir. Ce rite était de beaucoup celui qui frappait le plus dans la secte essénienne. Les étrangers admis à y assister étaient remplis d'un respect mystérieux. La pièce semblait un vrai temple ; on n'y entendait jamais une clameur, un bruit quelconque ; les frères se contentaient d'échanger quelques mots, sobrement et à voix basse[31]. L'essénien était de tous les Juifs celui qui croyait le
plus fortement à l'action immédiate de Dieu sur toutes choses, le plus pieux
en d'autres termes[32]. Il poussait aussi
loin que personne le culte de C'étaient, on le voit, comme les premiers chrétiens, des piétistes de la plus belle eau. Mais la piété douce est bonne inspiratrice. Le sectaire pieux est plus près des idées larges, même du rationalisme, que l'adhérent de l'Église officielle. Le quaker, le salutiste même sont plus libéraux que l'anglican pur. C'est ainsi que deux fois, par l'essénisme et le christianisme, la destruction du judaïsme parut sortir de l'excès de la piété juive. Dans le catholicisme, le même fait s'est souvent produit avec beaucoup d'originalité. On ne saurait dire avec certitude si leurs prêtres étaient
au choix, ou s'ils gardaient le sacerdoce aaronide[37]. Outre Les idées des esséniens sur la vie future durent varier selon les temps, et sûrement elles n'eurent pas dès le IIe siècle avant Jésus-Christ la clarté et la décision que leur prête Josèphe, au Ier siècle après Jésus-Christ. Selon Josèphe, les esséniens auraient toujours professé les plus pures doctrines de la philosophie grecque sur l'immortalité de l'âme[44]. Josèphe, soucieux d'helléniser ses compatriotes[45], fausse toujours le dogme juif de la résurrection, ridicule aux yeux des Grecs[46], et l'identifie à tort avec le dogme grec de l'immortalité de l'âme. Il dissimule également le messianisme, si intimement lié avec la résurrection. On doit supposer que les idées esséniennes sur ce point suivirent la marche des idées juives, analogues d'abord à celles du livre de Daniel, du plus ancien livre d'Hénoch, du 2e livre des Macchabées, pour arriver, vers le temps d'Hérode et au Ier siècle de notre ère, à une pleine fixité, surtout à la localisation rigoureuse d'un paradis, où l'on jouit d'un printemps éternel, et d'un enfer souterrain, rempli d'horreurs. L'apparente absence d'idées messianiques chez les esséniens s'explique peut-être de même par l'antipathie de Philon et de Josèphe pour ces idées. Tous les deux tiennent à présenter ces ascètes par le côté le plus honorable aux yeux des non-Juifs, et suppriment ce qui eût été pour les Grecs inintelligible ou ridicule. |
[1] La première mention de l'essénisme est placée par Josèphe vers 150 ans avant J.-C. En l'an 104, il est question d'un essénien (Josèphe, Ant., XIII, V, 9 ; XI, 2 ; B. J., I, III, 5).
[2] Ce nom parait venir du syriaque pieux (Voir Payne Smith). Les deux formes Έσσηνός et Έσσκΐος prouvent que Έσσ seul est radical.
[3]
Ce qui concerne les esséniens nous est connu par Philon, Quod omnis probus liber, § 12-13 et le fragment
de l'Apologie pour les Juifs conservé par Eusèbe, Præp. evang., VIII, XI, — par Josèphe, Ant.,
XIII, V, 9 ; XV,
X, 4-5 ; XVIII, I, 5 ; B. J.,
II, VIII, 2-13,
— et par Pline, Hist. nat., V, 17 ; Cf. Dion Chrysostome (Synesii Op.
édid. Petav., p. 39). Il faut se défier, dans ces renseignements, d'un peu
d'exagération. Le Traité de
[4] Philon, éd. Mangey, II, 458, 632. La première édition générale de Philon est celle de Turnèbe (Paris, 1552). L'édition classique est celle de Mangey (Londres, 1742). Depuis, on n'a presque fait que la reproduire. Auchez fit de grandes additions tirées des traductions arméniennes. Mai, Grossmann, Tischendorf, Pitra ont fait de nouvelles additions. Voir Schürer, II, 831 et suiv. Éditions manuelles (Richter et Tauchnitz).
[5] Josèphe, B. J., II, VIII, 6, 7.
[6] Josèphe, B. J., II, VIII, 3.
[7] Philon, II, 632 ; Josèphe, B. J., II, VIII, 2.
[8] Josèphe, B. J., II, VIII, 8, 9.
[9] Josèphe, B. J., II, VIII, 3, 7.
[10] Comparez Actes, IV, 32 et suiv.
[11] Josèphe, B. J., II, VIII, 3, 4 ; Philon, II, 458, 632.
[12] Josèphe,
[13] Philon, II, 458, 633 ; Josèphe, B. J., II, VIII, 4.
[14] Philon, II, 633.
[15] Josèphe, B. J., II, VIII, 6.
[16] Josèphe, B. J., II, VIII, 4.
[17] Josèphe, B. J., II, VIII, 5.
[18] Josèphe, Ant., XVIII, I, 5.
[19] Philon, II, 457, 633.
[20] Philon II, 457 ; Josèphe,
[21] Josèphe, B. J., II, VIII, 6 ; Ant., XV, X, 4. Cf. Philon, II, 458.
[22] Josèphe, B. J., II, VIII, 5, 9, 10, 13.
[23] Comparez Talmud de Babylone, Hagiga, 5 a.
[24] Philon, II, 633-634 ; Josèphe, B. J., II, VIII, 2 ; Ant., XVIII, I, 5 ; Pline, H. N., V, 17.
[25] Josèphe, B. J., II, VIII, 13. Obscur.
[26] Philon, II, 457 ; Josèphe,
[27] Voir Vie de Jésus, p. 312-319.
[28] Josèphe,
[29] Schürer, II, p. 477, note 66 ; Zeller, III, 2e partie, p. 290 (3e édit.).
[30] L'opinion que les esséniens s'abstenaient de chair et de vin est une erreur. Elle n'a pour base qu'une assertion de saint Jérôme (Adv. Jovin., II, 14), rapportant mal le texte de Josèphe et de Porphyre (De abstin., IV, 11-13). Philon, II, 633, suppose qu'ils avaient des troupeaux (Apol., § 18).
[31] Josèphe, B. J., II, VIII, 5.
[32] Josèphe,
[33] Josèphe, B. J., II, VIII, 6, 9.
[34] Philon, II, 458.
[35] Philon, II, 458, Zeller (Phil. der Gr., t. III, 2e part., p. 248, Cf. 296) ; Schürer, II, p. 479.
[36] Josèphe, B. J., II, VIII, 9.
Derenbourg, p. 178, note.
[37] Josèphe, Ant., XVIII, I, 5, phrase Άποδέκτας δέ..., sens douteux. Comparez Philon, Vie contempl.
[38] Josèphe, B. J., II, VIII, 6, 7, 12.
[39] Comparez Hénoch, 1re partie.
[40] Comparez Daniel, X, 2-3 ; Hénoch, LXXXIII, 2 ; LXXXV, 3 ; IV Esdras, IX, 24, 26 ; XII, 51.
[41] Josèphe, B. J., II, VIII, 12. Comparez Ant., XIII, XI, 2 (B. J., I, III, 5) ; XV, X, 5 ; XVII, XIII, 3 (B. J., II, VII, 3).
[42] Josèphe, B. J., II, VIII, 6.
[43] Josèphe, B. J., II, VIII, 7.
[44] Josèphe, B. J., II, VIII, 11.
[45] Il fait de même pour les pharisiens et les sadducéens, qu'il transforme en une secte grecque. Josèphe, Ant., XV, X, 4 ; Vita, 2.
[46] Actes, XVII, 32. Cf. Origines du christ., VII, p. 385.