Vers ce temps paraissent avoir été écrits les premiers livres attribués à Hénoch[1]. L'esprit apocalyptique allumé par l'auteur de Daniel ne s'éteignait pas, et une des lois de ce genre de littérature était l'apocryphisme, c'est-à-dire l'attribution de la révélation nouvelle à un nom révéré. Le nom d'Hénoch était admirablement désigné pour cela. Ce pieux patriarche, qui avait eu, comme Élie, le privilège unique de passer à Dieu sans goûter la mort et dont on faisait un double de Noé[2], annonçant comme lui le déluge, parut indiqué pour donner aux hommes de bons conseils, à l'heure solennelle où l'on était[3]. Le livre fut très probablement composé en hébreu[4]. L'auteur, nourri du livre de Daniel, imite sans cesse ce livre mystérieux. Il ales mêmes défauts et les mêmes qualités : une médiocrité générale, une prolixité fatigante, ce qui n'empêche pas que certains morceaux vous réveillent parleur étonnante beauté[5]. Le cadre est, ainsi que dans Daniel, une sorte d'histoire universelle. Israël traverse naturellement cette histoire, comme un juste et un élu. Israël est le troupeau de Dieu. Par un décret insondable, Dieu trouve bon de laisser les mauvaises bêtes (les païens) manger un certain nombre de ses moutons, sous le contrôle de gardiens[6] qu'il a constitués à cet effet. Mais ces gardiens remplissent assez mal leurs fonctions ; ils laissent les païens prendre du troupeau sacré beaucoup plus de têtes qu'il ne devrait leur être permis. Alors le Seigneur des brebis donne une grande épée aux brebis elles-mêmes[7], et ce sont les brebis qui poursuivent les bêtes sauvages et font fuir les oiseaux de proie. Sans aucun doute, ces brebis armées, ce sont les révoltés groupés autour des Macchabées. Des agneaux naissent aux brebis ; leurs cornes grandissent, malgré l'effort que font les corbeaux pour les arracher. Voilà sûrement la dynastie asmonéenne. Une des cornes est plus forte que les autres et met en fuite les corbeaux. On pense que c'est là Jean Hyrcan, qui, comme nous le verrons, fit passer le royaume juif à l'état agressif et conquérant. Car je le sais[8], la persécution régnera un jour sur la terre ; mais, à la fin, un grand jugement sera fait sur la terre. Quand l'iniquité sera consommée, elle sera extirpée jusque dans sa racine. Elle repoussera sans doute ; mais ses œuvres seront encore une fois anéanties ; toute oppression, toute impiété sera de nouveau punie sur la terre. Oui, lorsque l'iniquité, le péché, le blasphème, la tyrannie se seront accrus sur la terre ; quand la désobéissance, l'iniquité et l'impunité auront prévalu, alors viendra du ciel un châtiment sans nom. Le Seigneur de sainteté apparaîtra dans sa colère et viendra juger la terre. En ces jours-là, la persécution sera extirpée jusqu'à la racine, et l'iniquité sera exterminée sous le ciel. Et les idoles des païens seront renversées, et toutes les tours seront brûlées. Tous viendront de tous les côtés ; ils seront jugés selon leurs œuvres, et leurs supplices seront éternels. Alors le juste se réveillera de son sommeil ; la sagesse se lèvera et leur sera donnée. Alors les racines de l'iniquité seront détruites, les pécheurs et les blasphémateurs seront exterminés ; ceux qui oppriment leurs frères, comme ceux qui blasphèment, périront par le glaive. Comme l'auteur du livre de Daniel, l'auteur du livre d'Hénoch croit aux récompenses après la mort pour les justes ressuscités[9] et à la punition des méchants[10], au jugement, après que le monde aura accompli les semaines de son évolution[11], à la fin prochaine du monde et au règne de là justice sur la terre. Dans l'avenir, il n'y aura plus de péché. Les œuvres de l'impie s'effaceront[12]. L'histoire du monde est divisée, pour notre auteur, en dix semaines. En la septième, s'élève une race perverse, qui ne fait que des impiétés. La huitième semaine sera la semaine de la justice ; le glaive lui sera donné pour exercer le jugement sur les persécuteurs. Les pécheurs seront livrés entre les mains des justes, qui, pendant cette semaine, régneront et bâtiront une maison éternelle au grand Roi. On ne peut désigner plus clairement cette époque de Jean Hyrcan, où l'Israël orthodoxe eut le glaive en main et s'en servit pour exterminer ceux qu'il tenait pour des impies, et bâtit un état de choses (la royauté asmonéenne) que l'auteur croit éternel. Dans la neuvième semaine, la justice (la religion juive) sera révélée au monde entier ; les œuvres des impies disparaîtront de la terre ; le monde est condamné à la destruction, et tous les hommes marcheront selon la justice (pratiqueront la religion juive). Puis, dans la septième partie de la dixième semaine, aura lieu le jugement éternel, qui sera exercé sur les Égrégores[13], et sera fondé le grand ciel éternel, qui surgira du milieu des anges. Alors le ciel antérieur disparaîtra, s'évanouira, et un nouveau ciel apparaîtra, et toutes les puissances du ciel brilleront dans l'éternité d'une lumière sept fois plus forte. Puis viendront des semaines en nombre incalculable, qui s'écouleront durant toute l'éternité dans la bonté et la justice, et désormais il ne sera plus question de péché. Hénoch tiendra à Israël, par-dessus la tête de Methusalah, bien d'autres discours. La légende est ouverte ; elle recevra de nombreux accroissements. Toutes les sévérités que les anciens prophètes avaient pour les riches et les maîtres de ce monde seront mises maintenant sous le nom d'Hénoch. Avant Jésus, Hénoch sera le grand eschatologiste, le prédicateur du jugement dernier, celui qui condamne les riches et les puissants à l'enfer. Le patriarche antédiluvien tiendra des discours si semblables à ceux de Jésus, que la ligne entre eux sera indiscernable, et que la critique restera suspendue devant ce problème insoluble : Les discours apocalyptiques de Jésus[14] ont-ils été calqués sur Hénoch, ou Hénoch est-il un décalque de Jésus ? Un chrétien seul aurait pu faire une telle œuvre, et que les pages que nous venons d'analyser soient d'un chrétien, c'est ce qu'il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, d'admettre. Il faut donc supposer que les discours apocalyptiques de Jésus eurent des précédents et que c'est dans les livres attribués à Hénoch qu'il faut les chercher. Mais nous croyons que les prédications hénochiques de ce genre[15] ne furent écrites que plus d'un siècle après l'Apocalypse dont nous venons de parler. |
[1] Les écrivains chrétiens du 1er siècle, l'auteur de l'épître de saint Jude (V, 14), l'auteur de l'épître de saint Barnabé (c. 4 et 16) citent, comme écriture sainte, des livres attribués à Hénoch. Le livre des Jubilés, les Testaments des 12 patriarches en font largement usage ; Celse les côtoie ; les discours de Jésus rapportés par les Évangiles synoptiques offrent avec les textes hénochiques des coïncidences frappantes. Saint Irénée, Tertullien, Clément d'Alexandrie, Origène, les Constitutions apostoliques, les listes des livres canoniques les plus anciennes, eu font mention. Le Syncelle en donne deux fragments considérables. — Depuis 1821, la science critique possède, traduit de l'éthiopien, un livre d'Hénoch, qui est bien celui que tinrent entre leurs mains l'auteur du livre des Jubilés, l'auteur du Testament des 12 patriarches et le Syncelle, mais qui ne répond pas complètement aux citations de Jude, de Barnabé et des autres Pères de l'Église. Grâce à une récente découverte de M. Bouriant, on possède maintenant à peu près le tiers du texte grec. — Le livre ainsi constitué ne représente pas évidemment la totalité de la littérature hénochique, et il la représente altérée, remaniée (certaines interpolations, par exemple XC, 38, sont évidentes), c'est une compilation (Βιβλία Ένώχ Orig.) de pièces de provenance fort diverse. On peut distinguer sept parties : a, ch. 1-36, b, ch. 37-71, c, ch. 72-82, d, ch. 83-93, e, ch. 94-105, f, ch. 106-107, g, ch. 108 seul. La partie a, pleine d'une folle angélologie, répond bien à ce que dit Celse. On peut la rapporter, au moins pour le fond, au temps d'Hérode. La partie b est à peu près du même temps, mais d'un autre auteur. La partie c est une sorte d'astronomie gnostique, difficile à dater. La partie d de beaucoup la plus intéressante, renferme des visions symboliques, très analogues à celles de Daniel. La partie e se compose de prédications eschatologiques, très analogues aux derniers discours de Jésus. La partie f, agadas sur Noé et prédiction du déluge. La partie g, livret hénochique à part, feu des damnés, etc. Pour le moment, c'est la partie d seule qui doit nous occuper.
[2] Sirach, XLIV, 16 ; Hebr., XI, 5 ; vieille tradition juive dans Eusèbe, Præp. evang., IX, XVII, 8.
[3] L'apocalypse hénochique du temps des Macchabées comprenait probablement les ch. LXXXIII-CV du livre actuel. L'encadrement, sous forme de discours à Méthusalah, est sans doute l'œuvre du compilateur.
[4] Haléy, Journ. Asiat., 1867, avril-mai, p. 362-395. Notez Methusalah, forme hébraïque, non Mathusalem.
[5] Un Israélite de l'ancienne école à qui je le communiquai, en fut frappé d'admiration et parut tout disposé à admettre qu'il était l'ouvrage authentique d'Hénoch.
[6] Des anges ?
[7] Ch. XC, 19, 34.
[8] Ch. XCI, v. 5 et suiv., traduction Laurence et Dillmann.
[9] Ch. XC, 33 et suiv. Le Verbe, v. 38, est une glose chrétienne. Cf. XCIII, 10.
[10] Quelquefois le néant. XCVII et XCVIII ; il hésite.
[11] Ch. XCII et XCIII.
[12] Ch. XCIII.
[13] Il semble que, dans la pensée de l'auteur, les anges mêmes seront jugés.
[14] Matthieu, XXIV.
[15] Partie e, voir note 1.