HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE IX. — AUTONOMIE JUIVE

CHAPITRE II. — DERNIÈRES ÉPREUVES. L'ÉPOPÉE MACCHABAÏQUE.

 

 

L'empire séleucide, qui semblait expirer dans les ignominies de Tryphon, eut, durant son agonie, un retour de vie inattendu. Un second fils de Démétrius Ier, caché jusque-là dans la ville de Side[1] en Pamphylie, s'annonça, en 188, comme allant relever le royaume de ses pères et chasser l'usurpateur qui l'avait déshonoré. Par sa bravoure et sa capacité, Antiochus (VII) dit Sidétès rétablit, en effet, pour dix ans, la forte machine créée par Séleucus Nicator. Les privilèges accordés au grand prêtre juif avaient été la conséquence de l'affaiblissement du pouvoir central à Antioche. La renaissance du royaume séleucide devait suggérer l'idée de retirer ces privilèges et de ramener la garnison syrienne à Jérusalem. Dans sa première époque, pendant qu'il était faible, Antiochus Sidétès fit comme tous les prétendants syriens : il ménagea Simon, lui renouvela ses titres, reconnut la quasi-autonomie de son ethnarchat[2], accepta son concours pour réduire Tryphon dans Dora.

Quand il se vit complètement établi, il se brouilla avec Simon. Il lui fit reprocher par un de ses conseillers, Athénobius, comme des usurpations, la prise de la citadelle de Jérusalem, ainsi que l'occupation de Joppé et de Gézer, ces trois points faisant partie du domaine immédiat du royaume. Par ses mesures vexatoires, Simon avait opprimé des sujets du roi. Il lui était ordonné de rendre toutes les villes dont il s'était ainsi emparé, de payer les tributs dus par ces villes, de réparer les dommages qu'il avait commis aux biens et aux personnes. A défaut de cela, il devait payer immédiatement une somme de mille talents.

Simon se défendit comme il put. Israël n'avait fait que reprendre son bien : Joppé et Gézer avaient ravagé la Judée ; les Juifs ont simplement usé de représailles à leur égard. Simon consentait tout au plus à payer cent talents.

Athénobius irrita fort le roi, en lui rapportant cette réponse et en lui disant tout ce qu'il avait vu du luxe de Simon. Antiochus résolut de faire la guerre aux Juifs, et chargea de l'expédition un général appelé Cendébée, qu'il nomma gouverneur de toute la côte de Phénicie. Cendébée établit son quartier général à Iabné, et commença de harceler la Judée. Il bâtit, près de Modin, à l'entrée des défilés qui conduisaient à Jérusalem, une ville ou plutôt un camp retranché fortifié, qu'on appelait Kédron. De Gézer, Jean Hyrcan[3], fils aîné de Simon, surveillait tout cela. Son père lui remit, en lui associant son frère Juda, le soin de toute la campagne. Jean fut digne de sa race. Il se fit une bonne armée, où figurait même, ce qui jusque-là avait manqué aux Juifs, un peu de cavalerie. Il avait, ce semble, son quartier général à Modin. L'ennemi s'était couvert par un torrent grossi des pluies d'hiver ; Jean franchit le premier cet obstacle, et entraîna les siens. Cendébée fut battu ; son armée dispersée se sauva dans les châteaux du côté d'Azote. Jean brûla Kédron, et retourna en vainqueur à Jérusalem.

C'était là une belle victoire ; mais la difficulté n'était qu'éloignée. Jamais la Judée n'avait pu résister à l'effort bien combiné de toutes les forces séleucides. Pour comble d'infortune, Simon mourut, à ce moment, de la manière la plus malheureuse. La famille asmonéenne, en devenant princière, prenait les détestables mœurs des dynastes du temps. Jamais on ne s'était plus tué ; les assassinats entre membres de la même famille étaient quotidiens. Simon avait pour gendre un misérable nommé Ptolémée, fils de Haboub, qu'il avait fait gouverneur de Jéricho, et qui, devenu fort riche grâce à la position de son beau-père, conçut le projet de le tuer, lui et ses fils, et de se mettre à sa place. Le vieux grand-prêtre avait l'habitude de faire des visites d'inspection dans les villes de son territoire. Il vint à Jéricho avec ses deux fils Mattathiah et Juda (février 135 av. J .-C.). Au lieu de les faire entrer dans la ville , Ptolémée les reçut et leur donna un grand festin dans un fortin qu'il avait fait construire, appelé Dok[4]. Quand Simon et ses fils furent ivres, Ptolémée et ses gens tombèrent sur eux et les massacrèrent, eux et leurs serviteurs. Des assassins étaient en même temps envoyés à Gézer pour tuer Jean Hyrcan. Mais celui-ci fut averti. Les assassins, en arrivant, furent mis à mort.

Ptolémée, fils de Haboub, était-il d'accord, en complotant ce meurtre, avec Antiochus Sidétès ? Cela est possible[5]. Cependant, s'il y eût eu là véritablement un coup monté, il semble qu'Antiochus eût soutenu son complice. Or, il l'abandonna complètement. Ptolémée, ayant manqué sa tentative pour faire périr Jean et s'emparer de Jérusalem et du temple, alla s'enfermer dans une forteresse nommée Dagon, au-dessus de Jéricho[6]. Il y fut assiégé par Jean Hyrcan ; mais il put s'échapper et se réfugier chez Zénon Cotylas, tyran de Rabbath-Ammon.

Le principat et le sacerdoce avaient été attribués à Simon comme héréditaires. Son fils Jean Hyrcan lui succéda sans opposition, et dès lors l'hérédité dans la famille asmonéenne fut absolument établie. A part l'horrible épisode de Ptolémée, fils de Haboub, cette famille montra, en ses premiers temps, des mœurs supérieures à celles du monde syrien à cette époque. On n'y trouve pas d'abord ces horribles drames qui remplissent l'histoire du temps ; mais bientôt le milieu ambiant prédomina, et la famille asmonéenne compta presque autant de crimes que les plus mauvaises dynasties des pays environnants.

Antiochus Sidétès tenait absolument à conserver ses droits sur la Judée, au moins sur les villes annexées par Jonathan et Simon. Il vint mettre le siège devant Jérusalem, qui fut énergiquement défendue. On fut à la veille de voir compromises toutes les conquêtes des frères asmonéens. Heureusement, Antiochus Sidétès montra beaucoup de modération. Il borna ses exigences aux conditions premières : payement d'un tribut pour Joppé et les villes annexées, ou reprise de ces villes[7] ; garnisons grecques dans ces villes ; pour les Juifs, liberté de vivre selon les lois de leurs pères. Les garnisons furent évitées au moyen d'une somme de cinq cents talents, dont trois cents furent soldés tout de suite. Les deux cents autres furent tirés des fouilles que fit faire Jean Hyrcan dans le tombeau de David[8]. Des otages furent livrés, parmi lesquels le propre fils de Jean. Les murs de Jérusalem furent abattus. Le roi se retira, après avoir, dit-on, témoigné de son respect pour le culte juif[9]. Il est possible aussi que l'action des Romains n'ait pas été étrangère à la façon inespérée dont Israël échappa à une épreuve qui aurait pu être la plus grave de celles qui l'avaient atteint[10].

Ce qui semble bien probable, c'est que Jean Hyrcan fit des réflexions pendant le siège et se réconcilia avec Antiochus Sidétès. De ce moment, en effet, jusqu'à la mort d'Antiochus (128 av. J.-C.)[11], ils paraissent dans la meilleure amitié. Jean Hyrcan reçut magnifiquement le roi de Syrie dans Jérusalem, et l'accompagna avec ses troupes dans sa grande expédition contre les Parthes[12]. Le roi de Syrie l'eut, à ce qu'il parait, dans son intimité et se prêtait complaisamment à ses scrupules religieux, à ce point qu'une fois il s'arrêta deux jours à un endroit, parce que Jean Hyrcan était empêché de marcher par une de ses fêtes[13]. Avec Jean Hyrcan commence le Juif mêlé au grand monde et y faisant figure à cause de sa richesse, pratiquant étroit et cependant homme aimable. Ce fut vraiment un prince juif, très différent de ses ancêtres, qui sont encore des Juifs, ou si l'on veut des Arabes, sans alliage, sans frottement avec le monde extérieur.

Qu'étaient devenus les saints ? Cette armée de saints que le livre de Daniel, il y a trente ans, présentait comme devant fonder un royaume éternel, sont-ce bien les rudes soudards, plus analogues à des Bédouins qu'à des ascètes, sont-ce les principicules que nous voyons étaler leurs vices à Jérusalem, à côté d'un culte soigneusement pratiqué ? Un ethnarchat de quelques lieues de long et de quelques lieues de large, voilà ce à quoi aboutissaient tant de visions, tant d'enthousiasme, tant de martyres. L'intolérance était la seule réalité palpable de tout cela. Quelle désillusion ! Mais les saints n'ont que des désillusions, jusqu'au jour où ils ont raison. L'esprit de Daniel n'est pas mort. Il reparaîtra en Jésus. Toujours il y aura en Israël de profonds rêveurs, qui soutiendront que l'œuvre de Dieu n'est pas accomplie avant que les vrais saints de Dieu y règnent. Le fond de la haute moralité de ce peuple, c'est l'inassouvi. Le mécontent est le vrai Israélite, toujours en soif de l'avenir. La race n'est pas près d'en faire défaut.

De très bonne heure, l'épopée macchabaïque se fixa[14]. Ceux qui avaient participé à cette période héroïque aimaient à en raconter les traits les plus émouvants. Le courage admirable des martyrs inspira bientôt des récits légendaires. La vie aventureuse de Jonathan contenait des épisodes qui rappelaient ceux de la jeunesse de David qu'on lisait dans le second livre de Samuel. Le côté religieux et le côté aventureux n'allaient pas très bien ensemble. La partie profane se fixa plus tard, en hébreu, dans ce que nous appelons le premier livre des Macchabées ; la partie pieuse fut rédigée la première en grec par un certain Jason de Cyrène, dont le livre original est perdu, mais dont nous possédons un arrangement écourté dans ce qu'on appelle le second livre des Macchabées[15]. La rhétorique en est précieuse, fleurie, recherchée ; mais le ton est doux, pénétrant, dévot, comme un écrit du Nouveau Testament. L'intervention des anges est prodiguée. Ce Jason de Cyrène écrit pour édifier, bien plus que pour raconter. Il est du nombre des exaltés ; il est un des croyants les plus ardents à la résurrection, et il en tire les dernières conséquences. Dans un combat, nous raconte-t-il[16], on releva les cadavres juifs pour les ensevelir avec leurs proches dans les tombeaux de leurs pères. Sous la tunique de chacun des morts on trouva, en guise d'amulettes, des petites idoles de Jammia. On fit ce raisonnement que c'était pour le péché de ces amulettes qu'ils avaient été tués. Juda Macchabée et ses pieux compagnons louèrent le Seigneur qui révèle ce qui est caché, et se mirent à prier pour que ce péché ne nuisit pas à leur cause.

Le noble Juda exhorta ses gens à se bien garder d'un pareil péché, puisqu'ils avaient sous les yeux les conséquences de la faute dans le sort de ceux qui avaient péri. Ensuite il fit faire une collecte et envoya deux mille drachmes à Jérusalem pour un sacrifice expiatoire. C'était une belle et louable action, supposant la résurrection. Car s'il n'avait pas espéré que ceux qui avaient été tués ressusciteraient, il aurait été superflu et ridicule de prier pour les morts. Mais si l'on considère la belle récompense réservée à ceux qui meurent pour une cause, c'était une pensée sainte et pieuse que de faire ces expiations pour les morts, afin de leur obtenir l'absolution de leurs fautes.

Voilà du saint Paul. La croyance pieuse marchait à pas de géants, tandis que le judaïsme bourgeois ne sortait pas de sa correction routinière, de sa foi exagérée à la valeur des pratiques. Par le style et les idées, Jason de Cyrène donne la main à l'Évangile. L'apparition et le rôle de Jérémie[17] pourraient se trouver dans un des synoptiques. Jason de Cyrène ne parle jamais du Messie personnel ; mais il montre mieux qu'aucun autre texte comment Israël couvait dès lors les croyances chrétiennes, destinées à devenir bientôt les idées de l'humanité.

 

 

 



[1] I Macchabées, XV, 1 ; Porphyre, dans Müller, Fragm., III, p. 712.

[2] I Macchabées, XV, 3 et suiv. L'authenticité de la lettre est douteuse ; cependant elle est possible.

[3] C'est bien à tort que l'on tire le nom de Hyrcan de l'expédition qu'il fit avec Antiochus Sidérés chez les Parthes. Le nom de Hyrcan est porté par des Juifs antérieurs à l'époque de notre Jean. Ce nom vient des Juifs d'Hyrcanie qui rendirent assez commun le nom de ό Ύρκανός. Voir ci-dessus Ochus. Les Juifs avaient, dès cette époque comme de nos jours, l'habitude de faire des équivalences arbitraires de noms : ainsi Hyrcan = Jean ; Aristobule= Juda ; Alexandre = Jonathan.

[4] Ruine voisine de Aïn-Douk.

[5] I Macchabées, XV, 18.

[6] Aujourd'hui Harbet-Kakoun. Saulcy, Sept siècles de l'hist. jud., p. 135. Josèphe, Ant., XIII, VIII, 1 ; B. J., I, II, 3-4. Les circonstances romanesques de Josèphe sont écartées par I Macchabées, XVI, 14-16.

[7] Josèphe, Ant., XIII, IX, 2.

[8] Josèphe, Ant., VII, XV, 3.

[9] Josèphe, Ant., XIII, VIII, 2-3 ; B. J., I, II, 5. Josèphe ne peut plus désormais être contrôlé par le premier livre des Macchabées, qui, tant de fois, nous l'a montré en flagrant délit d'arrangements sentant la légende. Porphyre (dans Eus., Chron., édit. Schœne, I, 255 ; Müller, Fragm., III, p. 712) raconte la chose tout autrement : Hic Judæos vi subdidit, obsessæque urbis evertit, moenia et gentis optimates occidit. Cf. Diodore Sic., XXXIV, 1 ; Justin, XXXVI, 1, 10 ; Judæos... subegit.

[10] Comparez Josèphe, XIII, IX, 2 ; XIV, X, 22. Cf. Schürer, p. 206-207.

[11] Date très controversée. Voir Saulcy, Sept siècles de l'hist. du jud., p. 139.

[12] Josèphe, Ant., XIII, VIII, 4 ; B. J., I, II, 3.

[13] Nicolas de Damas, dans Josèphe, l. c. (V. note précédente).

[14] Voir la lettre II Macchabées, 1, 9 jusqu'à 11, 18, pièce supposée écrite du temps de Juda Macchabée, qui représente bien la première conception rétrospective qu'on se fit de l'époque macchabaïque.

[15] II Macchabées, II, 19-32. Le livre a été connu de Philon, de l'auteur de l'Épître aux Hébreux, de l'auteur de ce qu'on appelle le 4e livre des Macchabées.

[16] II Macchabées, XII, 38 et suiv.

[17] II Macchabées, XV, 12 et suiv.