HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE IX. — AUTONOMIE JUIVE

CHAPITRE PREMIER. — PRINCIPAT DE SIMON.

 

 

Nous avons vu Jonathan l'Asmonéen arriver au rôle de chef de parti très important sans toutefois conquérir les insignes de la souveraineté. Il y fut probablement parvenu sans le guet-apens où il tomba et la captivité qui mit bientôt fin à ses jours. Ce fut son frère Simon qui réalisa, au bout de près de trente ans de luttes, le but poursuivi par l'ambition des fils de Mattathiah.

Il était convenu dans le parti que Simon, à qui l'on accordait un don supérieur de prudence et d'esprit de gouvernement, prendrait la place de son frère, si celui-ci venait à disparaître. La position de Simon était une des plus difficiles qu'on pût imaginer, et un gouvernement sérieux qui eût voulu le perdre l'aurait pu sans difficulté. Mais, nous l'avons déjà dit, il n'y avait plus de Syrie. Tryphon était un vrai bandit ; par une cruauté abominable, il se débarrassa de son enfant-roi et se mit en sa place. L'argent lui manquait ; ses troupes étaient hésitantes. Ce qu'il y avait de plus dangereux pour Israël, c'était la haine des populations voisines de la Palestine, qui croyaient le moment venu d'exterminer le peuple qu'elles détestaient.

Simon rassembla la gérousie et montra beaucoup de sagesse. Proclamé souverain pontife par la nation, son premier acte fut de faire occuper militairement Joppé, dont l'annexion à la Judée était si incertaine. Tryphon allait et venait dans le nord de la Palestine, traînant avec lui son malheureux prisonnier. Simon l'arrêta, par une marche habile, à Hadida. Il exigeait une rançon de cent talents et les deux fils du prisonnier comme otages. Simon était persuadé de la duplicité de Tryphon ; mais il y aurait eu quelque chose de dur à ne pas tout essayer pour sauver son frère. Il paya, donna les otages ; ce qui n'empêcha pas Tryphon de garder Jonathan et de menacer Jérusalem. Les Hiérosolymites poussaient vivement le blocus d'Akra ; les vivres manquaient dans la ville syrienne ; elle envoya réclamer le secours du roi de Syrie. Tryphon expédia de la cavalerie, qui réussit mal. Il tourna ensuite vers la Cœlésyrie. En traversant le pays de Galaad, il fit tuer et enterrer Jonathan ; puis il regagna Antioche.

Simon fit rechercher le cadavre de son frère et le déposa à Modin, près des corps de Mattathiah et de Juda Macchabée. La pensée d'un grand monument qui recouvrirait tous ces morts illustres était déjà dans son esprit. L'exécution n'eut lieu que plus tard.

Démétrius II vivait toujours. Simon s'adressa à lui comme au souverain légitime de la Syrie, dont il se reconnaissait encore le vassal. Démétrius répondit par une lettre qui équivalait à une charte d'indépendance :

LE ROI DÉMÉTRIOS À SIMON, GRAND-PRÊTRE ET AMI DES ROIS, AINSI QU'AUX ANCIENS ET À LA NATION DES JUIFS, SALUT.

Nous avons reçu la couronne d'or et le rameau de palmier[1] que vous nous avez envoyés. Nous sommes prêts à conclure avec vous une grande paix et à écrire aux agents du fisc de vous tenir pour quittes de toutes vos contributions. Et tout ce que nous avons fait pour vous reste valable, et les fortifications que vous avez bâties, qu'elles soient à vous. Nous vous remettons toutes les erreurs et fautes que vous avez pu commettre jusqu'au jour d'aujourd'hui ; et la couronne que vous devez et tout autre tribut qui était à percevoir à Jérusalem, qu'il ne soit plus perçu. Et si quelques-uns d'entre vous sont propres à être enrôlés dans notre garde, qu'ils soient enrôlés, et que la paix soit entre nous.

L'année 470 des Séleucides (an 143 et 142 avant J.-C.) fut ainsi considérée par les Juifs comme l'an 1 de leur indépendance[2].

Il fut décidé que les actes publics ou privés seraient datés ainsi : L'année..., sous Simon, grand prêtre, stratège et higoumène des Juifs[3]. Simon battit monnaie[4] ou plutôt on battit monnaie sous son principat. Les beaux sicles ou demi-sicles d'argent portant : Jérusalem la Sainte ; sicle d'Israël, sont de ce temps. Ce sont des sicles de ville libre, et l'ère qui s'y trouve semble bien être celle de la liberté de Jérusalem[5]. Plus tard, pendant la grande révolte juive, on surfrappa à son nom des monnaies romaines. Il était devenu le fondateur de la dynastie nationale, et c'est son nom que l'on voulut inscrire, quand l'esprit national se réveilla, sur les pièces destinées à un usage religieux[6].

L'influence romaine fut certainement pour beaucoup dans cet événement considérable. L'idée de s'appuyer sur cette puissance toujours grandissante, en opposition avec les Séleucides, devait venir naturellement, et, quoique les idées que les Juifs se faisaient des Romains fussent encore des plus naïves[7], Simon chercha sans aucun doute de l'appui chez ceux que tout lui indiquait comme hostiles à ses adversaires[8]. Les Romains, d'un autre côté, se prêtèrent volontiers à des tractations qui les engageaient peu et où ils n'avaient à donner que ce qui ne leur appartenait pas. Il y eut donc des négociations, qui plus tard furent transformées en traités réguliers et titres officiels[9]. Puis l'on rapporta rétrospectivement aux temps de Juda Macchabée et de Jonathan ce qui n'était vrai que du temps de Simon. Il y eut sûrement vers ce temps des Juifs à Rome ; car un singulier renseignement nous a été gardé sur leur propagande indiscrète et le mauvais accueil qu'on y fit[10].

Les sept ou huit années du principat de Simon (143-135), malgré la guerre dont nous parlerons bientôt, furent prospères. Les apostats, les tièdes furent soigneusement écartés[11] ; les anavim furent protégés[12]. Les places fortes furent remises en état et bien approvisionnées. Le temple fut embelli et le mobilier sacré enrichi[13]. Gézer et Joppé vinrent arrondir le petit domaine juif. Gézer surtout eut dès lors beaucoup d'importance ; on en fit une ville toute juive[14], et Simon s'y construisit une maison. Quand on prenait une de ces villes autrefois païennes, on en chassait les habitants, on purifiait les maisons où il y avait quelque signe idolâtrique ; puis on entrait en chantant des hymnes et des bénédictions. On remplaçait la population expulsée par des observateurs de la Loi. A Gézer, on poussa le scrupule jusqu'à poser sur les routes des inscriptions marquant le point jusqu'où l'on pouvait aller le jour du sabbat[15].

Enfin l'Akra maudite tomba. Il y avait près de trente ans que les Juifs pieux voyaient se dresser à côté de leur ville cette odieuse citadelle, qui représentait la domination de l'étranger et servait d'asile à tout ce qu'ils haïssaient. Le système de blocus inauguré par Jonathan porta ses fruits. On mourait de faim entre ces hauts murs ; on ne pouvait se ravitailler d'aucun côté. Les gens d'Akra demandèrent à capituler ; ce à quoi Simon consentit. Tous furent chassés ; on fit les purifications voulues ; puis la population orthodoxe prit possession de la place, en chantant des psaumes, au son des cinnors, des cymbales et des nebels, en portant des palmes à la main, le 23 iyyar de l'an 442. Ce jour fut pendant quelque temps un jour de fête nationale[16].

Les textes anciens ne disent nullement que Simon fit raser la citadelle d'Akra ; ils disent plutôt le contraire[17]. Akra devint citadelle juive, après avoir été citadelle syrienne. Les constructions syriennes restèrent la base des constructions assez fortes qui couvrirent toujours depuis la colline occidentale[18]. Simon fortifia la colline opposée, et s'y fit bâtir une demeure, pour lui et les siens, près de l'enceinte sacrée. Quand il vit que son fils Jean était devenu un homme, il lui donna le commandement des troupes et l'établit à Gézer. Aucun païen, ni aucun Juif helléniste, ayant trempé dans les coupables entreprises d'Antiochus Épiphane, ne fut supporté dans le pays[19]. Simon parait avoir été, dans les mesures qu'il prit pour l'observation de la Loi, d'une grande sévérité[20].

Sauf cette intolérance, qui était l'essence même de l'État juif, le gouvernement de Simon fut probablement assez sage. En quelques années, il accumula des sommes énormes. Sa maison était somptueuse ; ses buffets chargés de vaisselle d'or et d'argent, le nombre et l'ordre des services de ses festins excitaient l'admiration des Grecs[21]. Les fonctions de grand prêtre étaient prodigieusement lucratives ; ses coffres récoltaient ce qu'il y avait de plus clair dans les richesses de la nation[22]. La nation en tout cas, était fière et contente de son stathouder. Elle lui érigea, dit-on, sur le mont Sion, une stèle honorifique avec inscription en hébreu, où toute sa vie était racontée[23].

Simon fut vraiment l'idéal du nasi rêvé par Ézéchiel. La théocratie juive avait réalisé en lui ce qu'elle regardait comme la perfection. Le Juif moyen, si l'on peut s'exprimer ainsi, étranger aux agitations utopiques, aux idées messianiques, devait être satisfait. Israël était récompensé de sa fidélité à la Loi par le bien-être. Malheureusement pour lui, il n'était fort que par la faiblesse de son adversaire ; le moindre relèvement du royaume séleucide le perdait.

 

 

 



[1] Les cadeaux d'or se faisaient sous forme de couronnes ou de palmes que l'on convertissait ensuite en numéraire.

[2] Comparez Justin, XXXVI, 1, 10 ; III, 9.

[3] I Macchabées, XIII, 42 ; Josèphe, Ant., XIII, VI, 6.

[4] I Macchabées, XV, 6, qui aurait sa valeur, même quand la lettre d'Antiochus Sidétès serait fausse.

[5] Merzbacher, dans le journal de Sallet, 1878, p. 292-319 ; Madden, Jew. coin. (nouv. édit.), p. 65-67. L'aspect antique de ces pièces écarte l'hypothèse de quelques savants qui voudraient les rapporter au temps de la première révolte. V. Schürer, t. I, p. 635 et suiv. ; t. II, p. 192 et suiv.

[6] Origines du christianisme, t. VI, p. 203 et suiv. Ceux qui voient dans ce nom une désignation d'un personnage du temps de la révolte font comme celui qui viendrait demander à un cabinet de médailles des monnaies de Robespierre, de Gambetta.

[7] I Macchabées, ch. VIII.

[8] Amicitia Romanorum petita, primi omnium ex orientalibus libertatem acceperunt, facile tune Romanis de alieno largientibus. Justin, XXXVI, III, 9.

[9] I Macchabées, XIV, 16 et suiv., 24, 40. Ce qui est rapporté I Macchabées, XV, 15-24, est certainement faux. Les singulières ressemblances de Josèphe, XIV, VIII, 5 (sous Hyrcan II) avec ce que le premier livre des Macchabées place sous Simon (V. Schürer, II, p. 199-200) ne sont pas faites pour inspirer beaucoup de confiance dans tout ce qui concerne ces relations diplomatiques. Ni les historiens macchabaïques, ni Josèphe ne travaillèrent sur des pièces.

[10] Valère Maxime, I, III, 2 : Idem [prietor Hispalus] Judæos, qui Sabazi Jovis [Jova-Sabaoth] cultu Romanos inficere mores conati erant, repetere domos suas coegit. Cf. Schürer, I, p. 200 ; II, p. 505-506.

[11] I Macchabées, XIV, 14.

[12] I Macchabées, XIV, 14.

[13] I Macchabées, XIV, 15.

[14] Cf. Strabon, p. 759.

[15] Clermont-Ganneau, Acad. des Inscr., Comptes rendus, 1874, p. 201 ; Schürer, I, p. 194-195, note (texte résumant).

[16] I Macchabées, XIII, 49-52 (cf. XIV, 7, 36-37) ; Megillath Taanith, § 5, Derenbourg, Pal., p. 67.

[17] I Macchabées, XIII, 50. Si on devait la détruire, pourquoi la purifier ? Tout ce que dit Josèphe, Ant., XIII, VI, 6, est un conte puéril. Le passage I Macchabées, XIV, 37 (tiré de l'inscription), est décisif. Cf. XV, 28.

[18] Robinson, Palästina, t. II, p. 17, 25, 110-114.

[19] I Macchabées, XIV, 36.

[20] Megillath Taanith, § 15. Cf. Derenbourg, p. 68-69.

[21] I Macchabées, XV, 32.

[22] Comparez I Macchabées, XV, 11-12.

[23] I Macchabées, XIV, 25 et suiv. L'authenticité de cette inscription n'est pas impossible. L'épigraphie orientale, vers ce temps, imitait souvent les tours de l'épigraphie grecque (Voir le décret honorifique du Pirée, Revue archéol., janv. 1888, p. 5-7). V, 27 : ΕΝΑΣΑΡΑΜΕΑ est, je pense, un souhait, comme ceux dont on fait suivre les noms chez les musulmans.