HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE XIII. — SOULÈVEMENT NATIONAL.

 

 

De tels changements ne se font pas en un jour. Beaucoup de Juifs très sincères, en ces effroyables circonstances, continuaient à croire que chacun touche ici-bas le prix de ses belles actions. Combattre pour sa vie, pour ses foyers, pour la Loi, conquérir une gloire et un nom éternels[1], paraissaient des mobiles suffisants. In memoria œterna erit justus ; quoi de plus beau ? La noblesse de l'homme, c'est qu'il se paye de mots ; c'est qu'il n'est pas conséquent. Une doctrine suivant laquelle, en apparence, l'homme aurait dû se porter à toutes les bassesses pour éviter la mort, qui est le pire des maux, et sauver le plus grand bien, qui est la vie, conseilla en réalité le martyre et l'héroïsme. Nous avons VII des légions de martyrs s'offrir à la mort pour une Loi que les faits les plus évidents semblaient taxer de mensonge ; nous allons voir des légions de héros se lever, former des armées, espérer contre toute espérance, combattre enfin avec autant de fanatisme que s'ils avaient eu en perspective le paradis des chrétiens et les houris de Mahomet.

Les familles lévitiques étaient, comme nous l'avons déjà vu, le foyer du fanatisme juif ; sans elles, il est probable que le judaïsme et les anciens écrits hébreux auraient disparu sous la pression des mesures ordonnées par les Syriens. Parmi elles florissaient ces petits comités de hasidim ou gens pieux, vivant ensemble dans leur pauvreté, très fiers de leur exactitude à observer la Loi, pleins de mépris pour les riches, les mondains, les imitateurs des modes grecques. La plupart de ces familles quittèrent Jérusalem au début de la persécution et allèrent s'établir dans les petites villes de Judée. Un certain Mattathiah, prêtre de la classe Joïarib[2], partit avec ses cinq fils et se fixa à Modin[3], village situé près de Lydda, au pied de la montagne[4]. Il avait aussi, semble-t-il, des frères qui l'accompagnèrent[5]. C'étaient des gens énergiques et chez lesquels la vie sédentaire n'avait pas étouffé la vigueur du corps ni même l'aptitude militaire. La pauvreté avait eu là son grand privilège de conservation de la vigueur physique et morale. Tandis que les riches se laissaient aller aux mœurs et aux cultes étrangers, les pauvres sauvèrent l'âme d'Israël et proclamèrent hautement ce principe nouveau en Israël : Il faut mourir pour la Loi. C'était logique ; la vieille Thora, dans ses parties vivantes, n'était-elle pas le code des droits du pauvre, le garant de ses éternelles résurrections ?

Un jour, Mattathiah fut témoin d'un spectacle horrible. Un Israélite apostat vint pour sacrifier sur l'autel païen que les gens du roi avaient dressé. L'officier d'Antiochus se tenait à côté de l'autel. Mattathiah fut pris d'une effroyable colère. Il se jeta sur l'Israélite, le tua, tua aussi l'officier royal, renversa l'autel. De vieux exemples de l'histoire sainte[6] autorisaient cette façon d'agir qui mettait si hardiment les intérêts de la religion au-dessus de toutes les lois.

Après cela, il n'y avait plus qu'à fuir. Mattathiah engagea tous ceux qui avaient au cœur le zèle de la Loi à le suivre ; ses fils, vigoureux et fiers, lui faisaient une garde assurée ; tous se sauvèrent dans les montagnes désertes de Judée, qui avaient été autrefois le théâtre de la vie aventureuse de David, et seront bientôt témoins des prédications de Jean Baptiste. Ils amenaient avec eux leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux ; les cavernes du pays leur offraient un asile, et du moins l'odieuse autorité des Syriens ne les atteignait pas.

Beaucoup d'autres Juifs avaient pris le même parti, si bien que le désert de Judée se trouva presque peuplé de hasidim[7]. Les Syriens les attaquèrent et tirèrent un grand avantage du rigorisme mal entendu qui empêchait ces Juifs pieux de se défendre le jour du sabbat. Mattathiah, à ce qu'il parait, fut très mécontent de cet excès de scrupule, et fit établir en règle que le combat pour la Loi n'entraînait pas la violation du sabbat. Le fanatisme de ces réfugiés était atroce ; ce qu'ils cherchaient à tuer, ce n'étaient pas les Syriens, c'étaient les Juifs renégats. Mattathiah parcourait la Judée, renversant les autels, massacrant les apostats, opérant de vive force la circoncision des enfants que leurs parents n'avaient osé circoncire. La plupart de ceux qui avaient montré de la faiblesse fuyaient ces furieux et allaient chercher du secours auprès des Syriens d'Akra. D'autres, par hypocrisie ou par hésitation, faisaient bon visage aux révoltés et se mettaient avec eux, quand ils étaient les plus forts[8].

Le vieux Mattathiah, se sentant près de mourir (167 av. J.-C.), désigna, dit-on, son fils Siméon, surnommé Thassi, pour avoir la préséance dans les conseils, et son fils Juda pour être le chef militaire. La famille resta étroitement unie dans un temps où les luttes entre frères étaient le fléau des dynasties. Jean surnommé Gaddis, Éléazar surnommé Avaran, Jonathan surnommé Happous figureront à leur heure à côté de leurs frères, pour les seconder dans leur œuvre, sans que jamais perce entre eux le moindre sentiment de rivalité.

Le nom le plus célèbre fut de beaucoup celui de Juda, connu sous le nom de Maqqabaï (Macchabée), dont le sens est probablement Marteau de Dieu. Ce fut un véritable homme de guerre, d'un courage à la fois audacieux et froid, dévoué à sa cause comme un fanatique, dépourvu, à ce qu'il semble, de toute ambition personnelle. Nous aimons si peu les fanatiques qu'un tel caractère a peine à nous être sympathique. D'un autre côté, les grands rôles historiques absolument désintéressés sont si rares que ce serait appauvrir le Panthéon humain que d'en exclure de tels hommes. Juda Macchabée ne se mêla pas de politique ; il laissa tout ce côté de l'œuvre commune à son frère Siméon. Il se contenta de vaincre et de se faire tuer. Honneur à Juda ! Juda est un saint ; il a les qualités et les défauts des grandeurs créées par la foi ; elles dépassent en hauteur de dévouement tout ce que peut atteindre la simple raison ; puis nous songeons à des tares pour nous irrémissibles, au manque de respect pour la liberté, même quand on a l'air de défendre la liberté. Certes, les agents d'Antiochus avaient tout à fait tort de forcer ces pauvres Juifs à sacrifier à leur Jupiter. Mattathiah avait absolument le droit et même le devoir de s'y refuser pour son compte. Il n'avait pas le droit de tuer celui qui avait été moins héroïque que lui. Chacun est juge de sa conscience ; on ne saurait imposer ses principes aux autres.

Mais, hâtons-nous de le dire, il n'y aurait pas de héros religieux dans ces conditions-là. Godefroi de Bouillon, Simon de Montfort, Charles d'Anjou avaient besoin de croire que leurs ennemis étaient destinés à l'enfer. Nous sommes trop libéraux et trop bien élevés pour nous exprimer avec un tel absolu. Je crois que M. de Mun se trompe au moins pour les cinq sixièmes. Mais ma philosophie m'apprend qu'il doit avoir raison aussi pour un sixième, et, si j'avais devant moi un de ses partisans, ma bonne éducation me commanderait de chercher ce sixième où je pourrais être du même avis que lui. Juda Macchabée a bien fait de n'être pas si bien élevé. Il fut sûrement une colonne dans l'histoire du monde : il sauva le judaïsme, il sauva la Bible, qui étaient perdus sans lui. Même quand l'humanité aura définitivement abandonné la foi au judaïsme et au christianisme comme une erreur, il ne sera pas seulement un de ces grands réactionnaires qui se sont purement et simplement trompés ; il aura été un héros nécessaire ; il aura sauvé une des disciplines qui auront le plus servi à l'éducation de l'humanité.

Les désespérés qui ont fait le sacrifice de leur vie, décidés à ne pas tenir compte des règles du possible, regardant la mort, la défaite même comme un avantage, sont le plus souvent des fléaux pour les nations dont ils défendent la cause ; quelquefois, cependant, ils ont raison. Juda Macchabée n'avait aucune force régulière à opposer aux légions syriennes, si bien organisées ; il osa néanmoins se mesurer avec elles[9]. Dans une première bataille, livrée probablement près de Jérusalem, Apollonius fut tué ; Juda prit son épée, qui lui servit désormais dans les combats. Les hasidim avaient à peine des armes ; les dépouilles des vaincus leur en fournirent. Séron, le général en chef des Syriens, mit en campagne une seconde armée ; Juda la tailla en pièces dans les défilés de Béthoron. Son activité était infatigable. Il allait de village en village, racolant tous ceux qui n'avaient pas apostasié. Se jetant la nuit à l'improviste sur les villages infidèles, il y mettait le feu, se procurait des vivres, massacrait les apostats. On ne parlait dans tout le pays que de ses exploits, objet de terreur pour les uns, pour les autres de joie et d'espoir[10].

Cela dura environ deux ans. Pendant ce temps, Juda et ses compagnons se formaient. Les Syriens ne prenaient en réalité aucune racine dans le pays. Le temple tombait dans un grand état de délabrement[11]. Les renégats ne fondaient rien. Les difficultés du gouvernement prodigue et imprévoyant d'Antiochus devenaient de plus en plus graves. La révolte de Judée était un fait public, considérable. Il s'agissait de la réprimer[12]. Mais les trésors étaient vides ; les impôts des provinces orientales, Babylonie, Élymaïde, Médie, ne rentraient pas, sans doute parce que les Parthes s'étaient emparés de ces provinces. Les plus mauvaises nouvelles arrivaient coup sur coup de l'Orient[13]. Antiochus résolut une grande expédition de ce côté. En partant (166 av. J.-C.), il conféra une sorte de vice-royauté, pour les provinces ciseuphratiennes, à un certain Lysias qui paraît avoir tenu de très près à la famille royale de Syrie.

 

 

 



[1] I Macchabées, II, 51 ; III, 20-21. En général le premier livre des Macchabées s'en tient à l'ancien point de vue juif, sans messianisme, ni résurrection. Lire surtout le petit discours de Juda Macchabée au moment de mourir. I Macchabées, IX, 10.

[2] C'est par abus qu'on donne à cette famille le nom du plus illustre de ses membres (Macchabées). Les livres des Macchabées ne connaissent pas le nom d'Asmonéens, qu'on trouve dans Josèphe, dans la Mischna, dans les Targums. Josèphe regarde Άσαμωναΐος comme l'arrière-grand-père de Mattathiah.

[3] Aujourd'hui El-Medieh, ou Harbet el-Medieh, comme l'a bien vu M. Victor Guérin.

[4] Il ne faut pas conclure de I Macchabées, II, 70 ; XIII, 25, que Mattathiah eût des propriétés à Modin. Ce sont là des rédactions légèrement proleptiques.

[5] I Macchabées, II, 17, 20.

[6] Nombres, XXV.

[7] I Macchabées, II, 42. Άσιδαίων est la vraie lecture.

[8] C'est le sens de Daniel, XI, 34.

[9] I Macchabées, III, 10 et suiv.

[10] II Macchabées, VIII, 1 et suiv.

[11] I Macchabées, IV, 37 et suiv.

[12] I Macchabées, III, 27 et suiv. ; Tacite, Hist., V, 8.

[13] Daniel, XI, 44.