HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE XII. — NÉCESSITÉ ÉVIDENTE DES RÉCOMPENSES D'OUTRE-TOMBE.

 

 

L'idée que la vertu doit être récompensée est la plus logique des idées qui composent l'esprit humain. L'idée que la vertu est en effet récompensée, est une affirmation hardie à laquelle l'Israélite se trouva mené par sa confiance absolue en la justice divine. Dieu veut le bien et le commande ; par conséquent, il le récompense. Il peut tout ; s'il abandonnait celui qui se conforme à sa volonté, il serait absurde, trompeur, auteur de l'iniquité.

Où a lieu cette récompense des justes, cette punition des méchants ? Une telle question n'aurait pas eu de sens pour l'ancien Sémite. Il n'y a pas pour l'homme d'autre vie que celle-ci. L'ancien Sémite repoussait comme chimériques toutes les formes sous lesquelles les autres peuples se représentaient la vie d'outre-tombe. Il était conduit à cela par un certain bon sens et aussi par l'image exaltée qu'il se faisait de la grandeur divine. Dieu seul est éternel ; l'homme ne vit que quelques années ; un homme immortel serait un dieu, un rival de Dieu, une impossibilité. L'homme ne prolonge un peu son existence éphémère que par ses enfants, ou, à défaut d'enfants, par un cippe (sem), qui maintient son nom dans la tribu.

Cette assertion que la vertu est récompensée ici-bas, va se heurter tout d'abord à des objections insolubles. Cette assertion n'est pas vraie. Dans la réalité, en quelque âge du monde et quelque société qu'on se place, la justice distributive est fréquemment violée. Plus versés que les anciens dans les sciences sociales, nous pouvons aller plus loin et affirmer qu'il n'est pas possible qu'il en soit autrement. L'injustice est dans la nature même. Supposons la société aussi perfectionnée, la médecine aussi avancée qu'on voudra, il restera l'accident, qui n'est régi par aucune justice. Un homme meurt en voulant, par dévouement, sauver son semblable ; nul ne peut soutenir que la justice absolue du monde réel est en règle avec cet homme-là. Le vieil Israël essaya tous les sophismes pour sortir de cette impasse. Les temps très anciens se sauvaient par la justice collective. Les fils sont punis pour les crimes de leurs pères ; une société est punie pour les méfaits de quelques-uns de ses membres. Mais une telle justice est si défectueuse que les Israélites les plus orthodoxes finirent par y renoncer. Job déclare que l'homme violent, dont les enfants sont peu estimés, n'est pas puni en réalité, puisqu'il n'en sait rien dans le scheol ; c'est lui qui aurait dû voir sa propre ignominie. Ézéchiel abandonne complètement la théorie collectiviste et déclare que chacun n'est puni ou récompensé que pour ses propres actions. On se trouvait alors engagé dans des explications d'une extrême faiblesse.

Tantôt on niait le fait. Un psalmiste affirme que, dans sa longue vie, il n'a jamais VII le fils d'un homme juste chercher son pain[1]. D'autres fois, on distinguait. C'est vrai, disaient les sages, le juste est souvent pauvre ; mais mieux vaut le bonheur avec peu que la prospérité du méchant. Cette prospérité passe si vite !... D'autres fois, on se rejetait sur les mystères de la conscience humaine, sur les péchés qu'on peut avoir commis sans le savoir. Dieu est un juge si sévère qu'il trouve de l'iniquité dans l'homme le plus vertueux en apparence. Restait la théorie de l'épreuve passagère. Dieu se plaît quelquefois à mettre ses serviteurs à l'épreuve ; mais il répare ensuite le mal qu'il leur a fait. On imagina tous les cas possibles. Job, homme parfaitement juste, est frappé de malheurs affreux ; mais Dieu lui rend au double toute sa prospérité passée : au lieu de trois mille chameaux, il en a six mille ; au lieu de sept fils, il en a quatorze ; il meurt à cent vingt ans, rassasié de jours. L'infortune de Tobie est encore plus imméritée, puisqu'elle l'atteint dans l'exercice d'une bonne action. Mais il n'a pas à se plaindre : il est guéri, il voit son fils bien marié, il éprouve la joie suprême, il assiste à la ruine de Ninive, l'ennemie de sa race ; il meurt dans un âge très avancé. Judith, après son acte héroïque, est récompensée par le bonheur de son peuple, par les honneurs qu'on lui rend ; elle vit aussi jusqu'à cent vingt ans.

Les vicissitudes de l'histoire d'Israël s'expliquaient de la même manière. Les calamités terribles qui lui arrivent viennent, sans doute, de ses péchés ; ce sont surtout les sévérités d'un père, qui châtie parce qu'il aime. L'avenir réserve à Israël, comme à Job, des compensations infinies. Le monde, qui appartient maintenant aux violents, lui appartiendra un jour ; les peuples qui le méprisent seront un jour à ses pieds.

Ces faibles raisonnements calmèrent tant bien que mal, durant des siècles, la conscience inquiète d'Israël. On se contentait à peu de frais, quand il s'agissait de sauver l'honneur de Iahvé. Au fond, l'agitation de l'âme israélite était immense. L'histoire d'Israël est un effort de dix siècles pour aboutir à l'idée des compensations ultérieures. Le prophète, représentant de Iahvé, est dans une lutte perpétuelle avec son Dieu, qui le compromet en des promesses qu'il ne tient pas. L'Israélite pieux reproche sans cesse à Dieu de manquer à sa parole, de n'avoir de faveurs que pour ses ennemis. Quoi de plus scandaleux, en effet, si Israël était vraiment le peuple de Dieu, que de le voir partout subordonné aux païens ? Toute la puissance de Iahvé était employée à tourner à l'avantage des Juifs le caprice des despotes païens, à leur procurer de bonnes places d'intendants chez les vainqueurs du monde. Voilà un jeu vraiment assez mesquin pour l'Eternel. Le pauvre Sirach est, à la lettre, aux abois. Un juste meurt après avoir toujours été malheureux... Il n'a que des réponses misérables : Sait-on ce qui se passe au dernier moment ? Une heure de bonheur efface des années de souffrance ; le mal passé n'est que songe ; il n'existe plus. Tout, cela était faible assurément. Mais les temps étaient calmes ; on était riche et tranquille. Le Juif riche se regarde comme assez récompensé par la richesse ; volontiers il tient Dieu pour quitte de son paradis. Le riche n'a pas besoin d'un autre monde. Le judaïsme, d'ailleurs, au milieu de la vie attristée de l'antiquité, donnait tant de bonheur que l'on passait condamnation sur bien des obscurités.

Il n'en fut plus ainsi le jour où commença la persécution d'Antiochus. Ce jour-là on vit les apostats récompensés et les fidèles mourir dans les plus atroces supplices pour ne pas renier la Loi. C'était vraiment par trop fort. Les explications qui jusqu'alors avaient pu paraître un peu boiteuses devinrent tout bonnement ineptes. On continuait bien de répéter machinalement que tout cela arrivait à cause des péchés du peuple[2]. Mais c'était là une vraie rengaine. En y mettant la plus extrême bonne volonté, comment prétendre que ces justes-là avaient eu, dans la vie présente, leur récompense ? Entre le supplice et la mort où découvrir un joint pour placer leur paradis ? Le fils de Sirach lui-même eût encore été, en pareil cas, bien embarrassé pour trouver son quart d'heure de récompense. Non, non, c'est impossible. Le martyr n'est pas récompensé ici-bas. Il est récompensé, cela est indubitable ; donc il est récompensé dans une autre vie, dans un autre monde. Il y a une autre vie, un autre monde, où se réalisera le règne de Dieu. Les saints opprimés maintenant seront les rois de ce monde. Les martyrs qui auront contribué à le fonder RESSUSCITERONT. Les méchants sans doute ressusciteront aussi ; mais ce sera pour la vallée de Géhenne, où le ver ne meurt pas, le feu ne s'éteint pas[3]. Il y avait partage à cet égard ; selon plusieurs, le méchant ne ressuscitait pas ; sa punition, c'était le néant[4].

C'est par cette affirmation héroïque qu'Israël sortit vainqueur d'une situation sans issue. Jamais dogme ne se produisit d'une manière plus inéluctable. La foi en la résurrection procède d'une façon si logique du développement des idées juives qu'il est tout à fait superflu d'y chercher une origine étrangère. La Perse croyait à la résurrection avant Israël[5], et il faut avouer que le livre de Daniel, où figure pur la première fois le dogme juif, est rempli de traces de l'influence persane. Mais on ne se sauve pas par emprunt. Le martyr fut le véritable créateur de la croyance en une seconde vie. Le Voyant de Patmos n'imagine son règne de mille ans que pour les martyrs ; Daniel ne conçoit la nécessité de la résurrection qu'à propos des martyrs. La date de cette croyance est ainsi en quelque sorte fixée. Jésus fils de Sirach, qui écrit quelques années avant la crise provoquée par Antiochus, n'en a aucune idée[6]. L'auteur de Daniel, qui écrit pendant la période d'angoisse, dit ceci :

ET PLUSIEURS DE CEUX QUI DORMENT SOUS TERRE SE RÉVEILLERONT, CEUX-CI POUR LA VIE ÉTERNELLE, CEUX-LA POUR L'OPPROBRE, POUR L'IGNOMINIE ÉTERNELLE[7].

Voilà qui est clair. Israël est parvenu au dernier aboutissant de son effort séculaire, le ROYAUME DE DIEU, synonyme de l'avenir, et la RÉSURRECTION. Étranger à l'idée d'une âme distincte survivant au corps, Israël ne pouvait arriver au dogme de la survivance qu'en faisant revivre l'homme tout entier. Les âmes des justes[8] ne vont pas sans les corps des justes. L'unité de l'homme était ainsi mieux respectée qu'elle ne l'a été par beaucoup d'écoles prétendues spiritualistes. Et où ces âmes vont-elles goûter leur récompense ? Dans un paradis métaphysique que l'ennui rendrait presque aussi insupportable que l'enfer ? Non ; elles restent dans la vie, pour régner avec les saints, pour jouir du triomphe de la justice qu'elles ont amené, pour faire partie du royaume éternel, au sein d'une humanité régénérée.

Voilà l'idée qui a converti le monde. La foi à l'avenir a été fondée par le peuple qui a le moins cru à l'immortalité de l'individu et qui a le plus résisté à leurrer la moralité par de faux billets sur une vie qui n'a pas de réalité[9].

Il ne faut pas se figurer l'avènement de pareilles idées comme la proclamation d'un dogme faite par une autorité infaillible. Longtemps encore, ou pour mieux dire toujours, des Israélites resteront fidèles à la vieille école, ou considéreront la croyance à l'immortalité comme une croyance pieuse qu'on peut admettre ou ne pas admettre. Les sadducéens, sous ce rapport, seront véritablement dans la tradition. Israël continuera son miracle, qui est de produire des sages parfaits sans l'immortalité. Il y aura toujours des Juifs qui se trouveront récompensés, quand ils auront la richesse, l'aisance, les joies de la vie ; mais la logique voulait une satisfaction. Il n'était pas possible que le peuple qui a le plus dépensé d'activité désintéressée, qui a le plus contribué à répandre dans le monde l'idée de l'immortalité, restât étranger à ce que nous regardons comme un des postulats de la vie. La longévité, accompagnée de la richesse, qui suffit encore comme récompense au Second Isaïe, va paraître quelque chose d'enfantin.

Car, ne nous y trompons pas, l'homme n'est conduit que par l'idée de l'avenir. Un peuple qui en masse abdiquerait toute foi à ce qui est au delà de la mort s'abaisserait complètement. L'individu peut faire de très grandes choses sans croire à l'immortalité ; mais il faut qu'on y croie pour lui et autour de lui. Dans le mouvement d'une armée, en effet, il y a le courage personnel et l'entraînement général. La foi à la gloire, nos poursuites de l'idéal, sont une forme de la foi à l'immortalité ; elles font faire une foule de choses dont on ne touchera le prix qu'après la mort ; toute noble vie est construite, pour une grande partie, sur des placements d'outre-tombe. Or la foi à la gloire est compromise par les courtes vues sur l'histoire qui tendent à prévaloir de nos jours. Peu de personnes agissent en vue de l'éternité. Je l'avoue, j'ai des doutes graves sur l'immortalité individuelle ; et cependant j'agis presque constamment en visant des buts au delà de la vie ; j'aime mon œuvre après moi ; il me semble que je vivrai bien plus alors qu'aujourd'hui. Mais ces sentiments deviennent rares. On veut jouir de sa gloire ; on la mange en herbe de son vivant ; on ne la recueillera pas en gerbe après la mort.

J'ai cherché à expliquer, dans mon histoire des Origines du christianisme[10], comment la foi juive à la résurrection et le dogme platonicien de l'immortalité de l'âme se combinèrent au fie et au me siècle du christianisme, d'une façon qui laissa toujours beaucoup de place à l'incohérence. En réalité, dans la foi d'un chrétien et de ce qu'on appelle un spiritualiste, le dogme platonicien est ce qui domine ; la résurrection des corps n'est plus qu'un embarras, qu'on rejette, comme un décor inutile, à la fin des temps. J'ai tâché de montrer à diverses reprises[11] comment, si nos idées a priori sur la justice ont quelque valeur, les idées juives de la résurrection ont plus de chance d'être vraies que les idées platoniciennes fondées sur une erreur, la séparabilité de l'âme. Ce n'est pas ici le lieu d'insister sur ce point. La conception juive a du moins un côté très philosophique ; elle suppose que l'homme n'est pas immortel par lui-même, que l'immortalité, si elle lui est destinée, ne vient pas de sa nature, essentiellement mortelle, qu'elle vient uniquement d'une grâce de Dieu, qui tient à honneur d'être juste[12]. C'est un miracle que Dieu se doit de faire, malgré la loi : Tout ce qui a commencé finira. Si l'univers arrivé, dans des milliards de siècles, à sa pleine maturité, se prend à vouloir être juste pour les innombrables êtres qui auront vécu, c'est par un tour analogue que nous imaginons la reviviscence des individus ; et, comme un sommeil d'un milliard de siècles n'est pas plus long qu'un sommeil d'une heure, cela semblerait se passer à l'heure même de la mort. In momento, in ictu oculi.

Mais ces rêves nous emportent trop loin. Revenons à nos héroïques Israélites, qui se laissent tyranniser pour une loi dont toutes les récompenses se réduisent à une longue vie. On ne saura jamais combien furent féconds ces jours sombres, où Antiochus Épiphane préluda au rôle de Néron, et, en persécutant la religion, la consolida, y mit son sceau. Rien ne naît que dans la crise ; ce qui était latent et en puissance ne se dégage que sous la pression du coin de la nécessité. L'israélitisme, reposant sur cette doctrine immorale que l'homme à qui il arrive un malheur est coupable, est obligé de reculer et de dire le mot qu'il résistait tant à prononcer depuis des siècles : la vie éternelle. Le messianisme, l'apocalyptisme, retenus jusque-là dans leur croissance, vont maintenant marcher à pas de géant. Ce qui est fondé, en particulier, c'est le christianisme. Les deux idées capitales de Jésus, le royaume de Dieu et la résurrection, sont complètement formulées. L'esprit de martyre est créé. La mère et les sept fils vont faire le tour du monde et seront traités absolument comme des martyrs chrétiens. L'abomination de la désolation a porté la colère à son comble. Vivent les excès ! Vivent surtout les martyrs ! ce sont eux qui tirent l'humanité de ses impasses, qui affirment, quand elle ne sait comment sortir du doute, qui enseignent le vrai mot de la vie, la poursuite des fins abstraites, la vraie raison de l'immortalité.

 

 

 



[1] Ps. XXXVII, 25.

[2] II Macchabées, VII, 18, 32-33, 38 ; Daniel, IX, 4 et suiv.

[3] Sirach, VII, 18-19.

[4] II Macchabées, VII, 14. In resurrectione justorum. Voir Origines du christianisme, V, 276, et I, 280.

[5] J. Darmesteter, Ormazd et Ahriman, p. 302 ; cf. Théopomp., ap. Diog. Laert., proœm., 8.

[6] Inutile d'ajouter qu'il n'y en a pas de trace auparavant. Le prétendu témoignage de Job repose sur une altération du texte.

[7] Pan., XII, 2, 13.

[8] II Macchabées, VII, 9, 11, 14, 23, 29, 36 ; XII, 43 et suiv. ; XIV, 46 ; Cant. des trois enfants, Daniel, III, 86, (Cf. Matth., XXVII, 52). Ce morceau faisait, selon moi, partie du livre de Daniel primitif.

[9] Il en est de même de la monogamie, qu'Israël a tant contribué à fonder ; et, avec cela, Israël n'a jamais supprimé la polygamie.

[10] T. II, p. 97-98 ; t. VII, p. 505-506.

[11] Vie de Jésus ; Dialogues philosophiques ; Examen de conscience philosophique.

[12] Des théologiens chrétiens ont soutenu également que l'immortalité n'est pas de l'essence de l'homme, qu'elle lui est accordée par un acte spécial de Dieu.