HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE VII. — DOMINATION SÉLEUCIDE EN PALESTINE. PREMIÈRE APPARITION DE ROME EN ORIENT.

 

 

Vers 220, le royaume séleucide d'Antioche prit rune supériorité marquée sur le royaume ptolémaïque. Cette révolution fut la conséquence de l'avènement au trône d'un très remarquable souverain, Antiochus III, surnommé avec raison ale Grand, en qui sembla se retrouver quelque chose du génie d'Alexandre. Ce qui manquait au royaume d'Antioche, c'était la possession de la Cœlésyrie, de la Phénicie, de la Palestine. La brillante campagne de 218 mit tous ces pays entre les mains d'Antiochus ; mais ce succès fut éphémère ; l'année suivante, la bataille de Raphia rendit pour quinze ans la Palestine à l'Égypte. En 202, Antiochus la reconquit d'une façon plus effective ; la bataille de Panéas (198) peut être prise comme la date approximative du passage des pays juifs ou soumis à l'influence juive, de la domination ptolémaïque, si tolérante, à la domination séleucide, bien plus exclusive. Il y eut encore plus d'un va-et-vient de la fortune. En 193, la Palestine fit de nouveau retour à l'Égypte comme dot de la fille d'Antiochus[1] ; mais le sort était jeté. Jérusalem, pendant un demi-siècle, va recevoir des bords de l'Oronte les secousses électriques qui chasseront sa torpeur et décupleront sa vie.

Durant cette période de déchirements, la situation des populations de Palestine, piétinées qu'elles étaient par les belligérants tour à tour battus et victorieux, fut quelque chose d'horrible[2]. La guerre se poursuivait surtout en vue de faire des esclaves, qu'on vendait cher sur les marchés de la Méditerranée. La démoralisation était extrême, la fidélité presque perdue. Les tacticiens furent un moment les maîtres du monde, comme aux XIVe et XVe siècles, en Italie ; il n'y avait pas de petit chef, s'il se croyait un peu d'habileté et s'il disposait de quelques mercenaires, qui n'aspirât à se tailler un royaume sur un fond de populations corvéables à volonté. Au fond, tout cela ressemblait beaucoup à l'état du monde au Ve siècle, quand les barbares se découpaient l'Europe occidentale, sans souci aucun des vœux des populations. La campagne de 202, en particulier, fut désastreuse pour les habitants de la Cœlésyrie et de la Judée. Scopas, le général égyptien, avait établi une forte garnison dans la citadelle de Jérusalem. Les Syriens l'y assiégèrent. La lutte fut terrible. Le parti conservateur et orthodoxe paraît être resté fidèle aux Lagides[3] ; mais les Hiérosolymites du commun[4] passèrent assez vite au parti d'Antiochus[5], et l'aidèrent à chasser Scopas.

On prétendit qu'Antiochus, en retour de ces services, combla les Juifs de grandes faveurs, qu'il embellit le temple et agrandit les portiques, qu'il accorda aux prêtres ce dont ils étaient le plus jaloux, une sanction d'État pour leurs prescriptions légales. La ville avait été presque abandonnée. Antiochus la repeupla, fit donner la liberté aux captifs[6].

S'il fallait en croire des pièces (assurément très suspectes) citées par Josèphe[7], la confiance d'Antiochus le Grand dans la loyauté des Juifs aurait été plus loin encore. Ayant des doutes sur l'attachement des populations de Lydie et de Phrygie, il aurait donné ordre de transporter de Mésopotamie et de Babylonie en ces pays deux mille familles juives, avec tout leur attirail[8], pour y constituer un fond de populations laborieuses et fidèles. Tout cela est fort douteux ; ce qui est sûr, c'est que les Juifs gardèrent d'Antiochus le Grand un très bon souvenir. Il fut plus tard du nombre des princes par lesquels ils se firent décerner des privilèges et des certificats de fidélité.

Si l'œuvre d'Antiochus le Grand eût été durable, s'il se Mt formé en Syrie, avec Antioche pour capitale, un empire aussi solide que le fut plus tard l'empire ottoman, certes les destinées religieuses de l'humanité eussent été toutes changées. Mais un fait capital était en train de se dessiner. Dans les dernières années du règne d'Antiochus le Grand, toutes les boussoles de l'Orient sont affolées. Une force nouvelle commence il intervenir dans le monde. Rome, fière d'avoir définitivement abaissé Carthage, ne veut plus que rien se passe sans sa permission dans les pays riverains de la Méditerranée. Tous les royaumes, toutes les confédérations grecques lui sont virtuellement assujettis ; la démocratie antique, fille de l'hellénisme, est frappée à mort[9]. L'œuvre d'Alexandre est anéantie en politique. Le libéralisme grec, perdu par ses fautes, va sombrer pour deux mille ans.

La Grèce avait fondé la dignité de l'homme et la liberté ; en toutes ses créations, la discipline manqua. Les républiques anciennes ne surent pas trouver le moyen de sortir de leur incurable anarchie. La vantardise, l'étourderie, les badauderies du politicien superficiel ont en de telles sociétés de trop grands avantages sur le sérieux, le bon sens et la conscience. Et puis le Grec, toujours galant homme chez lui, s'était manifesté au dehors sous la forme du guerrier macédonien, souvent cruel ; un peu comme la Révolution française, si sympathique d'abord à l'étranger, qui froissa ses meilleurs amis par ses apparitions armées et ses soldats glorieux.

Rien jusque-là n'avait pu donner l'idée d'une. force comme celle que Rome montrait maintenant au monde étonné. Le déploiement militaire était peu considérable ; ce qui était terrible, c'était la résolution, l'obstination, l'énergie, qu'on sentait derrière ces légions, derrière ces ambassadeurs, représentants d'une force inéluctable. Le Sénat était vraiment un dieu lointain et caché, dont les décrets s'accomplissaient avec l'inflexibilité du destin. Le sang-froid de l'aristocratie, l'abnégation du peuple furent admirables. Jamais on ne vit moins de philosophie, plus de vertu, c'est-à-dire plus de résignation à l'inégalité. Pas une fois ces héros des légions ne demandent pourquoi on les mène au bout du monde. Ils travaillent, ils s'exténuent — pour le vide, pour le feu, dit le penseur juif — oui, sans doute ; mais voilà la vertu que l'histoire récompense. Le patricien qui conduit ces légions est le moins aimable des hommes ; c'est un tory renfrogné, un vilain homme, raide, gauche, méchant ; il sera voleur quand il le pourra. N'importe. Il fait l'œuvre de Dieu. S'il y avait encore eu des prophètes en ces temps obscurs, sans doute ceux qui appelèrent Nabuchodonosor ministre de Iahvé, eussent donné le même titre aux aigles qui allaient à droite, à gauche, comme la foudre, accomplissant ses ordres.

A beaucoup d'égards, en effet, les légions portaient avec elles, sans le savoir, la vraie volonté de Iahvé, qui est le progrès. Presque partout, en Orient, les races indigènes étaient fatiguées des dynasties macédoniennes. La vaste coalition à la tête de laquelle était Antiochus n'avait au fond rien de national. Les Grecs et les Syriens ne s'étaient pas coagulés en une nation comme les Gaulois et les Francs sous l'action du roi de France. La résistance assez énergique que rencontra Scipion fut bien plus l'œuvre des milices que des populations. Celles-ci profitèrent en général de la prépondérance romaine. Des petits royaumes comme celui qui se formera bientôt en Judée n'eussent pas été possibles si la royauté d'Antioche n'eût été tenue en respect. Il en faut dire autant des innombrables villes libres de Syrie, dont les ères commencent vers 125, c'est-à-dire à l'époque de la grande décadence séleucide. D'ailleurs l'affaiblissement politique de l'hellénisme n'entraîna nullement une diminution de son influence civilisatrice. La diffusion des mœurs, des modes, de la langue grecques ne se ralentit pas durant le second siècle avant Jésus-Christ. Vers l'an 100, le phénicien disparaît presque ; le grec prend tout à fait le dessus dans l'épigraphie[10]. Le puissant protectorat que Rome exerçait sur les pays d'Orient ne s'étendait ni aux choses intellectuelles, ni aux choses morales, ni aux choses religieuses. Rome fut toujours neutre en ces matières. Elle créait une grande chose, l'État laïque, indifférent à tout ce qui n'est pas l'ordre matériel. Au moins, dans ces temps antiques, elle était à mille lieues de toute idée de persécution. Les sacra de famille et le respect des dieux locaux avaient de bien moins graves conséquences que la révélation supposée d'un Dieu absolu pour lequel on part en guerre contre le genre humain.

Antiochus n'eut pas toujours la même sagesse. Ces dieux sémitiques étaient riches, et, quand on prenait leurs richesses, ils se vengeaient. Antiochus, pour combler les vides de ses trésors, eut la fâcheuse idée de piller un temple de Baal en Élymaïde ; les gens du pays l'assommèrent (187)[11]. On accusa son fils et successeur Séleucus IV Philopator d'avoir voulu commettre un attentat du même genre sur le temple de Jérusalem, par l'intermédiaire de son ministre Héliodore[12]. C'est là, selon toutes les apparences, un récit dénué de vérité. La liberté religieuse n'était pas encore ouvertement violée. Les Juifs souffraient patiemment tout le reste, réparant avec leur esprit d'ordre les injustices dont ils étaient victimes, tirant bon parti de leurs avanies. Le point d'honneur n'était rien chez eux. Tout était supportable pourvu que la prière fût libre et que chaque jour l'encens pût monter devant Iahvé.

 

 

 



[1] Allusion en Daniel, XI, 17.

[2] Josèphe, Ant., XII, III, 3, 4.

[3] C'est ce qui résulte des ch. XI et XII de Daniel.

[4] Daniel, XI, 14.

[5] Josèphe s'exténue à prouver que les Juifs ont toujours été d'une fidélité parfaite à leurs maîtres, même vaincus, et, chaque fois, il est obligé d'avouer qu'ils ont convolé au parti vainqueur avec une étrange prestesse.

[6] Josèphe, l. c. La lettre d'Antiochus est probablement fausse ; mais la situation qu'elle suppose a été réelle.

[7] Josèphe, Ant., XII, III, 4.

[8] On a supposé que telle a été l'origine de l'industrie des tapis (Ushak). Non, d'après Josèphe, ces Juifs étaient tous agricoles.

[9] Daniel, XI, 18, allusion à la bataille de Magnésie.

[10] Inscription bilingue du Pirée, Revue archéologique, janv. 1888, p. 5-7.

[11] Strabon, XVI, I, 18. Autre version dans Aurelius Victor.

[12] II Macchabées, III, 7 et suiv. (Comparez IV Macchabées, IV, et Daniel, XI, 20). Ce qui concerne les dons somptueux faits par Séleucus IV au temple de Jérusalem (II Macchabées, III, 3) n'a pas plus de fondement.