Tout cela parait puéril, et tout cela était grandiose, plein d'avenir, touchant. Le but, comme c'est souvent le cas, valait mieux que les moyens qu'on employait pour l'atteindre. Israël arrivait à une idée qui était bien celle de ses anciens prophètes, mais qui semblait lui être devenue étrangère depuis le retour de la captivité, l'idée de la propagande, du prosélytisme. Un vrai sentiment de charité apparaissait avec le désir du bien, l'effort pour améliorer ceux qui vous entourent et les amener à l'état où l'on est soi-même et dont on est heureux. Le judaïsme était si excellent ! C'était la religion absolue ; comment ne serait-il pas la religion de tous ? Le judaïsme n'est que le monothéisme et la morale. Tout homme honnête doit se faire Juif ; la vraie religion n'a que deux ennemis, le polythéisme et les mauvaises mœurs. Se faire Juif... il
faut s'entendre. Plusieurs concevaient en effet tous les honnêtes gens du
monde comme affiliés au Dieu d'Israël. D'autres allaient plus loin encore.
Tous les noms qu'on donne à Dieu sont des synonymes ; le païen monothéiste et
honnête peut rester païen, pourvu qu'il observe bien la loi naturelle, dont C'est là ce qu'entreprit de montrer un pieux Alexandrin,
qui prit pour cadre de son roman les origines de la version grecque de Il n'est pas douteux, en effet, qu'il n'y eût à Alexandrie beaucoup de ces Grecs cultivés que la philosophie amenait à une sorte de déisme, analogue à ce que fut, cent ans après, l'éclectisme de Cicéron. Théophraste, dans son Traité sur la piété, avait proclamé les préceptes de la religion la plus pure. Les stoïciens, par bien des côtés, ressemblaient à des Juifs éclairés[4]. L'accord entre le judaïsme et les sectes grecques déistes était donc devenu possible, au moins en apparence ; mais les temps n'étaient pas mûrs. Les savants n'aimaient pas le judaïsme ; la petite bourgeoisie, honnête, mais sans grande culture, où le christianisme trouva son terreau, n'était pas assez nombreuse. Le monde était encore trop aristocratique ; il fallait, pour permettre une évolution si utile, mais si peu rationnelle, cette vaste litière démocratique que l'empire romain étendit sur le monde entier. Du côté d'Israël, les concessions furent immenses. Les besoins de la propagande causaient dès lors l'espèce de choc en retour qui se produira à l'époque du christianisme d'une manière si frappante. On sentait que, pour gagner des âmes, le judaïsme devait se simplifier, que ses pratiques compliquées ne pouvaient convenir à tous, que la loi destinée aux gentils devait se réduire à ce qu'on appelait déjà les préceptes de Noé, c'est-à-dire aux préceptes de la loi naturelle, en y joignant une ou deux prescriptions que le judaïsme regardait presque comme étant de même ordre, certaines règles sur le mariage, l'abstention de nourritures impures, surtout du sang. C'est à quoi le christianisme à ornera la religion dans ce qu'on appelle le concile de Jérusalem[5]. Même la circoncision, le sabbat, parties si essentielles du judaïsme proprement dit, étaient laissés à l'écart[6]. Alexandrie eut la gloire d'inaugurer ce mouvement, d'où
sortiront le sibyllinisme, l'essénisme, le christianisme[7]. Alexandrie se
mettait ainsi à l'antipode de Jérusalem. L'idée de gagner un infidèle au
judaïsme, en lui facilitant l'entrée et en faisant fléchir pour lui la
rigueur de Ce judaïsme simplifié, purement déiste et moral, était
naturellement ami de Comme on pensait que les Hellènes païens n'admettraient
que des autorités de leur bord, l'idée était venue, ainsi que nous l'avons
dit, de créer d'emblée toute une collection de citations classiques,
favorables à la vie juive et à Le poème d'Aratus, qui avait à peu près cent ans, jouissait d'un succès extraordinaire. On exploita surtout le premier vers Έκ Διός άρχώμεθα[8] et cet autre hémistiche τοΰ γάρ καί γένος έσμέν[9], qui exprimaient une pensée élevée. Plus ou moins complètement fabriqués sont les vers qu'on prêta à Eschyle, Sophocle, Euripide, Philémon, Ménandre, Diphile, Orphée, Hésiode, Homère, Linus[10]. On suppose, non sans vraisemblance, que presque toutes ces mystifications proviennent du pseudo-Hécatée[11]. Le poème qu'on mit sous le nom d'Orphée ne manque pas d'une certaine beauté. Orphée, arrivé à la fin de sa carrière, fait une sorte de confession à son fils Musée : il rétracte toutes ses poésies antérieures, consacrées au polythéisme, et proclame le seul vrai Dieu. Linus, dans une pièce qui lui fut attribuée, professait aussi de très beaux sentiments[12]. L'ancien poète gnomique Phocylide de Milet jouissait, dans l'ordre des préceptes moraux, d'une grande autorité. Un sage d'Alexandrie, un frère spirituel de Jésus fils de Sirach, choisit la forme phocylidienne pour faire un recueil de conseils de morale naturelle, où la part du judaïsme est très faible, et où les préceptes de Noé sont réduits à des préceptes de propreté et d'hygiène[13]. Le sabbat lui-même est omis dans ce petit code, dont le but est moins de convertir le lecteur au judaïsme que d'en faire un honnête homme, croyant à Dieu et aux récompenses futures. Le nom du célèbre philosophe Héraclite[14] fut exploité dans le même sens. Les fausses lettres étaient un des genres que l'antiquité affectionnait le plus. Ces livres étaient fort lus. La correspondance apocryphe de Diogène[15] fut également interpolée par un Juif désireux d'inculquer ses principes de morale naturelle, teintée d'un mosaïsme mitigé. Plus tard, on abusa des noms d'Hermès, Asclèpius, Hystaspe. Rien ne prouve que, dans ces temps anciens, on ait couvert de ces noms mythiques des écrits à tendance monothéiste. |
[1] La plus récente édition est celle de M. Maurice Schmidt, dans l'Archiv de Merx, I, 241-312. Voir aussi Lumbroso, Atti dell' Acad. di Torino, 1868-1869, p. 521-556, et Rech. sur l'écon. polit. de l'Eg. sous les Lagides (Turin, 1870), p. 351 et suiv., et Papageorgios, Ueber den Aristeasbrief, Munich, 1880. La rédaction offre des particularités égyptiennes très remarquables.
[2] Schmidt, p. 255-256.
[3] Schmidt, p. 283.
[4] Origines du christianisme, t. V, p. 305-306.
[5] Saint Paul, p. 90 et suiv.
[6] Sibyllins, Pseudo-Phocylide.
[7] Le christianisme n'abolit pas seulement la circoncision ; il abolit aussi le sabbat. Le dimanche n'est pas le sabbat. Saint Paul, p. 263-264, 270 ; les Évangiles, p. 376 ; Marc-Aurèle, 509, 523.
[8] Eusèbe, Præp. ev., XIII, XII, 10, etc.
[9] Act., XVIII, 28.
[10]
Ces vers se rencontrent dans
[11] Schürer, Gesch. des jud. Volkes, II, 810-811. Beaucoup de ces vers fabriqués supposent une théorie des fins du monde bien avancée. De monarchia, c. 3 (pseudo-Sophocle).
[12] Cité par Aristobule.
[13] Voir Saint Paul, p. 91 et suiv. ; J. Bernays, Gesamm. Abhandl., I, 192-261 ; Schürer, t. II, p. 821-827. Cet écrit n'est jamais cité par les apologistes juifs ou chrétiens ; mais son affinité avec les poèmes sibyllins est sensible (Carm. sib., II, 56-148), et sa physionomie est bien plus juive que chrétienne.
[14]
Bernays, ibid., I, p. 70 et suiv. ; Die Heracl. Briefe, Berlin, 1869 ; Schürer, p. 827-828.
[15] Bernays, Lucian u. die
Cyniker, Berlin, 1879, p. 96-98 ; Schürer, p. 828.