HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE VI. — COMMENCEMENT DU PROSÉLYTISME. FRAUDES PIEUSES.

 

 

Tout cela parait puéril, et tout cela était grandiose, plein d'avenir, touchant. Le but, comme c'est souvent le cas, valait mieux que les moyens qu'on employait pour l'atteindre. Israël arrivait à une idée qui était bien celle de ses anciens prophètes, mais qui semblait lui être devenue étrangère depuis le retour de la captivité, l'idée de la propagande, du prosélytisme. Un vrai sentiment de charité apparaissait avec le désir du bien, l'effort pour améliorer ceux qui vous entourent et les amener à l'état où l'on est soi-même et dont on est heureux. Le judaïsme était si excellent ! C'était la religion absolue ; comment ne serait-il pas la religion de tous ? Le judaïsme n'est que le monothéisme et la morale. Tout homme honnête doit se faire Juif ; la vraie religion n'a que deux ennemis, le polythéisme et les mauvaises mœurs.

Se faire Juif... il faut s'entendre. Plusieurs concevaient en effet tous les honnêtes gens du monde comme affiliés au Dieu d'Israël. D'autres allaient plus loin encore. Tous les noms qu'on donne à Dieu sont des synonymes ; le païen monothéiste et honnête peut rester païen, pourvu qu'il observe bien la loi naturelle, dont la Thora des Juifs est l'expression la plus parfaite. Prêcher les païens devint dès lors une des idées fixes du Juif alexandrin. Une fiction littéraire fut presque toujours la forme adoptée dans ces écrits de propagande, où l'habileté consistait à faire faire un éloge pompeux de la Loi par des infidèles. Ptolémée Philadelphe passait à cette époque pour le modèle des rois intelligents et instruits. Quel avantage pour la vérité, si l'on parvenait à prouver que Ptolémée Philadelphe avait eu une estime particulière pour le judaïsme et pour ses lois !

C'est là ce qu'entreprit de montrer un pieux Alexandrin, qui prit pour cadre de son roman les origines de la version grecque de la Bible et les fables qui déjà l'entouraient[1]. Un certain Aristéas, haut fonctionnaire de la cour de Ptolémée Philadelphe, païen de religion, écrit à son frère Philocrate, païen comme lui, mais excellent esprit, impartial, désireux de connaître tout ce qu'il y a de bon de son temps, pour lui dire ses impressions sur l'excellence de la Loi des Juifs. Ce sont deux païens éclairés, par conséquent deux déistes. Il n'y a qu'un seul Dieu sous différents noms. Ils adorent le Dieu créateur et surveillant de toute chose, que tous adorent, nous en particulier, l'appelant d'un autre nom Zen, ou Zeus[2]. Aristéas, par ses fonctions à la cour, a été mêlé directement à la confection de la version des Septante. Il a VII les traitements glorieux dont les soixante-douze savants juifs ont été entourés, les splendides cadeaux que le roi, conseillé par Démétrius de Phalère, leur a faits, le superbe palais qu'on leur bâtit à Pharos, pour qu'ils n'entendissent aucun bruit de la ville. Jérusalem, dans la conception de l'auteur, appartient au roi d'Égypte ; les Juifs y vivent dans une pleine autonomie et dans un bien-être qui est la conséquence de leur vertu ; car lorsqu'on est si sage que cela, on est toujours heureux. Jamais il n'y eut de nation si prospère ; terre fertile, ports excellents, gouvernants parfaits, comme il convient à un peuple que Dieu récompense ici-bas. Aristéas est un témoin oculaire, puisqu'il a fait partie de l'ambassade qui a été chercher les soixante-douze savants juifs et porter les présents destinés au grand-prêtre. La loi juive est la Loi conforme à la nature ; son sens profond est la réalité même des choses[3]. Elle donne des vues sans bornes sur toutes sortes de sujets. Philadelphe, pendant sept jours consécutifs, invita les savants juifs à sa table. Il leur posa toutes les questions imaginables de politique, de morale, de sagesse pratique. Ils y répondirent d'une façon qui remplit le roi d'admiration. Ainsi le plus éclairé des souverains, les plus sages de ses ministres ont estimé la Loi, en ont fait de grands éloges. Quelle recommandation pour les Hellènes déistes, pénétrés de la folie de l'idolâtrie, que l'auteur suppose avoir été nombreux autour de lui !

Il n'est pas douteux, en effet, qu'il n'y eût à Alexandrie beaucoup de ces Grecs cultivés que la philosophie amenait à une sorte de déisme, analogue à ce que fut, cent ans après, l'éclectisme de Cicéron. Théophraste, dans son Traité sur la piété, avait proclamé les préceptes de la religion la plus pure. Les stoïciens, par bien des côtés, ressemblaient à des Juifs éclairés[4]. L'accord entre le judaïsme et les sectes grecques déistes était donc devenu possible, au moins en apparence ; mais les temps n'étaient pas mûrs. Les savants n'aimaient pas le judaïsme ; la petite bourgeoisie, honnête, mais sans grande culture, où le christianisme trouva son terreau, n'était pas assez nombreuse. Le monde était encore trop aristocratique ; il fallait, pour permettre une évolution si utile, mais si peu rationnelle, cette vaste litière démocratique que l'empire romain étendit sur le monde entier.

Du côté d'Israël, les concessions furent immenses. Les besoins de la propagande causaient dès lors l'espèce de choc en retour qui se produira à l'époque du christianisme d'une manière si frappante. On sentait que, pour gagner des âmes, le judaïsme devait se simplifier, que ses pratiques compliquées ne pouvaient convenir à tous, que la loi destinée aux gentils devait se réduire à ce qu'on appelait déjà les préceptes de Noé, c'est-à-dire aux préceptes de la loi naturelle, en y joignant une ou deux prescriptions que le judaïsme regardait presque comme étant de même ordre, certaines règles sur le mariage, l'abstention de nourritures impures, surtout du sang. C'est à quoi le christianisme à ornera la religion dans ce qu'on appelle le concile de Jérusalem[5]. Même la circoncision, le sabbat, parties si essentielles du judaïsme proprement dit, étaient laissés à l'écart[6].

Alexandrie eut la gloire d'inaugurer ce mouvement, d'où sortiront le sibyllinisme, l'essénisme, le christianisme[7]. Alexandrie se mettait ainsi à l'antipode de Jérusalem. L'idée de gagner un infidèle au judaïsme, en lui facilitant l'entrée et en faisant fléchir pour lui la rigueur de la Loi, eût paru une monstruosité en Judée. En Égypte, cette idée se faisait jour de toutes parts. Le Juif se contenta d'abord de proclamer l'excellence de sa Loi ; il n'y avait pas de conversions encore. Le prosélyte exista bientôt et porta dans la religion qu'il embrassait sa bonne volonté, sa tendresse de cœur, sa piété de néophyte.

Ce judaïsme simplifié, purement déiste et moral, était naturellement ami de la Grèce, et cherchait à se mettre d'accord avec elle. Le Juif de Palestine ignorait la Grèce ou la méprisait ; le Juif d'Égypte la connaissait et l'admirait. Au fond, qu'enseignait Moïse ? un Dieu qui récompense le bien et punit le mal. Et quelle morale ? la morale éternelle, que les sages grecs ont enseignée aussi. Il ne s'agit donc que de s'entendre. Cette école helléniste, si puérile clans ses arguments, qui nous révolte par ses mensonges historiques, était ainsi grande, féconde, providentielle. Elle procédait réellement du Second Isaïe ; elle préparait le christianisme. Une propagande monothéiste et morale s'organisait. On ne recula, pour la servir, devant aucune audace. Il y allait du bien, de la vérité. Cela peut excuser quelques fraudes pieuses, quelques vers fabriqués.

Comme on pensait que les Hellènes païens n'admettraient que des autorités de leur bord, l'idée était venue, ainsi que nous l'avons dit, de créer d'emblée toute une collection de citations classiques, favorables à la vie juive et à la Bible. On prit les noms les plus respectés de l'ancienne littérature grecque, pour faire trouver à la bonne doctrine un accueil favorable auprès des masses païennes. Tantôt on tira des vieux textes des vers isolés ou des morceaux qui allaient à la cause ; tantôt on altéra les textes ; tantôt on en confectionna de toutes pièces. Cette propagande sous un masque profane fut tenue sans doute pour un acte méritoire et de haute piété. Ainsi que tous les grands centres littéraires, Alexandrie devait posséder, si l'on peut s'exprimer ainsi, deux étages de public lettré, les maîtres vivant entre eux dans leurs discussions savantes, conduites selon les règles de la critique du temps, et une bourgeoisie instruite, ne sachant les choses que par à-peu-près, analogue au public de nos journaux, exposée à toutes les crédulités. Dans un tel milieu, des supercheries littéraires avaient beau jeu pour se produire. L'Alexandrin, qui avait entendu parler d'Orphée, tombait d'admiration quand on lui citait quelques vers d'Orphée conformes aux idées de l'époque ; il n'allait pas vérifier. Le docteur officiel n'entendait pas parler de ces fraudes ; en tout cas, il faisait comme nous faisons nous-mêmes devant les impostures de bas-étage, il ne protestait pas.

Le poème d'Aratus, qui avait à peu près cent ans, jouissait d'un succès extraordinaire. On exploita surtout le premier vers

Έκ Διός άρχώμεθα[8]

et cet autre hémistiche

τοΰ γάρ καί γένος έσμέν[9],

qui exprimaient une pensée élevée. Plus ou moins complètement fabriqués sont les vers qu'on prêta à Eschyle, Sophocle, Euripide, Philémon, Ménandre, Diphile, Orphée, Hésiode, Homère, Linus[10]. On suppose, non sans vraisemblance, que presque toutes ces mystifications proviennent du pseudo-Hécatée[11]. Le poème qu'on mit sous le nom d'Orphée ne manque pas d'une certaine beauté. Orphée, arrivé à la fin de sa carrière, fait une sorte de confession à son fils Musée : il rétracte toutes ses poésies antérieures, consacrées au polythéisme, et proclame le seul vrai Dieu. Linus, dans une pièce qui lui fut attribuée, professait aussi de très beaux sentiments[12].

L'ancien poète gnomique Phocylide de Milet jouissait, dans l'ordre des préceptes moraux, d'une grande autorité. Un sage d'Alexandrie, un frère spirituel de Jésus fils de Sirach, choisit la forme phocylidienne pour faire un recueil de conseils de morale naturelle, où la part du judaïsme est très faible, et où les préceptes de Noé sont réduits à des préceptes de propreté et d'hygiène[13]. Le sabbat lui-même est omis dans ce petit code, dont le but est moins de convertir le lecteur au judaïsme que d'en faire un honnête homme, croyant à Dieu et aux récompenses futures. Le nom du célèbre philosophe Héraclite[14] fut exploité dans le même sens. Les fausses lettres étaient un des genres que l'antiquité affectionnait le plus. Ces livres étaient fort lus. La correspondance apocryphe de Diogène[15] fut également interpolée par un Juif désireux d'inculquer ses principes de morale naturelle, teintée d'un mosaïsme mitigé. Plus tard, on abusa des noms d'Hermès, Asclèpius, Hystaspe. Rien ne prouve que, dans ces temps anciens, on ait couvert de ces noms mythiques des écrits à tendance monothéiste.

 

 

 



[1] La plus récente édition est celle de M. Maurice Schmidt, dans l'Archiv de Merx, I, 241-312. Voir aussi Lumbroso, Atti dell' Acad. di Torino, 1868-1869, p. 521-556, et Rech. sur l'écon. polit. de l'Eg. sous les Lagides (Turin, 1870), p. 351 et suiv., et Papageorgios, Ueber den Aristeasbrief, Munich, 1880. La rédaction offre des particularités égyptiennes très remarquables.

[2] Schmidt, p. 255-256.

[3] Schmidt, p. 283.

[4] Origines du christianisme, t. V, p. 305-306.

[5] Saint Paul, p. 90 et suiv.

[6] Sibyllins, Pseudo-Phocylide.

[7] Le christianisme n'abolit pas seulement la circoncision ; il abolit aussi le sabbat. Le dimanche n'est pas le sabbat. Saint Paul, p. 263-264, 270 ; les Évangiles, p. 376 ; Marc-Aurèle, 509, 523.

[8] Eusèbe, Præp. ev., XIII, XII, 10, etc.

[9] Act., XVIII, 28.

[10] Ces vers se rencontrent dans la Cohortatio ad Græcos et le De monarchia, faussement attribués à saint Justin, dans les Stromates de Clément d'Alexandrie et la Préparation évangélique d'Eusèbe.

[11] Schürer, Gesch. des jud. Volkes, II, 810-811. Beaucoup de ces vers fabriqués supposent une théorie des fins du monde bien avancée. De monarchia, c. 3 (pseudo-Sophocle).

[12] Cité par Aristobule.

[13] Voir Saint Paul, p. 91 et suiv. ; J. Bernays, Gesamm. Abhandl., I, 192-261 ; Schürer, t. II, p. 821-827. Cet écrit n'est jamais cité par les apologistes juifs ou chrétiens ; mais son affinité avec les poèmes sibyllins est sensible (Carm. sib., II, 56-148), et sa physionomie est bien plus juive que chrétienne.

[14] Bernays, ibid., I, p. 70 et suiv. ; Die Heracl. Briefe, Berlin, 1869 ; Schürer, p. 827-828.

[15] Bernays, Lucian u. die Cyniker, Berlin, 1879, p. 96-98 ; Schürer, p. 828.