HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE IV. — TRADUCTION GRECQUE DU PENTATEUQUE.

 

 

L'usage de la langue hébraïque se perdit vite dans la communauté juive d'Alexandrie. La lecture de la Loi en hébreu devenait difficile et peu fructueuse. Le grec était la langue générale de la colonie, et on l'étudiait avec ardeur. Il était inévitable qu'une traduction grecque de la Loi se fit, et il semble bien, en effet, que ce travail capital s'accomplit dans la seconde moitié du IIIe siècle avant Jésus-Christ. La langue hébraïque n'était pas encore, ainsi qu'elle le fut plus tard, l'objet d'un respect superstitieux ; aucun scrupule n'arrêta les traducteurs ; ils ne crurent pas faire une œuvre hardie. L'unité du style porte à croire que toute la traduction du Pentateuque fut faite par un seul auteur, suivant invariablement certaines règles qu'il s'était tracées. La langue est le dialecte commun, que la conquête d'Alexandre avait répandu dans tout l'Orient ; une foule de particularités sentent l'Égypte et indiqueraient la patrie de l'ouvrage, si on ne la connaissait point par ailleurs.

Comme nous l'avons dit, l'idée que Moïse était l'auteur de la Thora dans son ensemble, avait écourté le vieux livre de l'Histoire sainte. Le têtard, dans sa dernière transformation, avait perdu sa queue. Il était inadmissible que Moïse eût écrit le livre de Josué. On arrêta donc la Thora après les appendices qui avaient été joints anciennement au code de Josias. Le traducteur donna des titres particuliers aux cinq tomes dans lesquels la Thora était divisée ; il les désigna par les mots de Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome. Le tout fut appelé Pentateuque (les cinq volumes[1]). Ces cinq petits volumes devinrent dès lors la base de la lecture des synagogues. Bientôt on les entoura d'un respect presque égal à celui qu'on avait voué à l'original.

La philologie et la critique n'étaient pas le fait de l'antiquité. Une traduction visant à rendre la nuance vraie de la pensée de l'original n'était pas de ce temps. Il eût fallu pour cela comprendre à fond l'original ; or une telle intelligence était alors impossible. Les plus habiles soferim étaient devant les anciens écrits hébreux comme les mobeds parsis étaient devant leurs livres sacrés quand Anquetil les vit pour la première fois. Une foule de passages, surtout dans les livres poétiques et prophétiques, étaient douteux ou altérés. On n'avait pas les immenses ressources que la science moderne a depuis entassées ; la méthode comparative manquait. Nulle lexicographie, nulle grammaire[2]. On procédait par à peu près et en se guidant par des analogies superficielles. Les traductions des Orientaux et du moyen âge étaient toutes de la sorte : on croyait la tâche accomplie quand on avait un second texte aussi obscur que l'original ; on mettait des mots de la langue dans laquelle on traduisait sur les mots de la langue dont on traduisait, sans s'inquiéter du sens que cela faisait, laissant au lecteur le soin de le trouver, s'il y en avait un. On s'imaginait être très exact en étant d'une littéralité absolue ; on ne remarquait pas que, le génie des deux langues n'étant pas le même, des mots équivalents, placés les uns sur les autres, faisaient un sens tout différent[3]. A vrai dire, il eût été injuste de demander à ces vieux interprètes de résoudre des difficultés contre lesquelles la philologie moderne, avec ses outils perfectionnés, est impuissante. La littéralité leur permettait de laisser obscur ce qui était obscur. Souvent on supposait que cette obscurité venait de mystères cachés, que l'on croyait sauvegarder en se contentant de rendre matériellement les mots du texte hébreu.

Le vrai traducteur doit, d'ailleurs, avoir l'esprit dégagé de toute idée préconçue, et c'est là une condition qui faisait complètement défaut à l'auteur ou aux auteurs de la version grecque alexandrine. L'esprit de la traduction est un messianisme plus modéré que celui de la paraphrase chaldéenne, mais suffisant pour fausser, dans une foule de cas, la juste vue de l'original. Ce que le traducteur alexandrin est par-dessus tout, c'est un apologiste, un défenseur à tout prix du mosaïsme, déjà imprégné de l'esprit du faux Aristéas, de Philon et de Josèphe. Il s'agit de présenter la Loi aux Grecs d'une façon qui soit à son avantage. De là, une foule de petites modifications apportées à l'interprétation du texte, par égard pour le goût délicat des Grecs. Des notes explicatives sont ajoutées ; d'apparentes obscénités sont adoucies ; la grandiose naïveté du vieux narrateur est abîmée. L'anthropomorphisme, surtout, est ardemment poursuivi. Dieu n'est pas visible ; tous les passages où Iahvé se laisse voir sont timidement retouchés. L'ange de Iahvé est substitué à Iahvé[4] dans tous les cas où l'intervention de la Divinité semble choquante. Beaucoup d'invraisemblances sont atténuées. Les chiffres, presque toujours objectionnables, sont corrigés. On veut parer aux critiques que pourront élever les Voltaires du lieu. Certaines précautions semblent prises contre les quiproquos qu'affectionnent les Orientaux et qui auraient pu fournir aux mauvais plaisants d'Alexandrie des prétextes à des allégations malveillantes[5].

Et, malgré tout, cependant, la version alexandrine fut un événement des plus graves dans l'histoire. Ce fut la Bible du christianisme naissant ; en un sens, ce fut la Bible de l'humanité, puisque la Bible latine en sortit, et que saint Jérôme lui-même ne la remplaça qu'en partie. Certes, le latin biblique, avec ses sauvages hébraïsmes, ses contresens sublimes et son énergique vulgarité, est supérieur à ce grec d'Alexandrie, qui n'a aucune complaisance pour l'à-peu-près, où l'incorrection détonne, qui ne comporte ni vague poétique ni mysticité. Mais, bien que l'Église orientale n'ait pas fait avec les Septante ce que notre Église a fait avec la Vulgate ; bien que la Bible latine garde le privilège de son incomparable beauté, il faut donner une robe d'honneur à la Bible grecque, qui, presque partout, a devancé l'œuvre des disciples de Jésus. Elle est à la Bible occidentale ce qu'une église du mont Athos est à une église gothique, ce qu'une mosaïque de Venise est à Giotto. Les beaux yeux des Vierges des écoles de Sienne et d'Ombrie nous enchantent ; mais, par l'œil vitreux des mosaïques byzantines, une plus haute antiquité nous contemple. L'Alexandrin qui écrivit Έν άρχή έποίησεν ό Οέος τόν ούρανόν καί τήν γήν mérita donc au suprême degré de l'humanité. Il devina la plus haute vérité de l'histoire, savoir que le génie hébreu conquerrait le monde en langue grecque et en alliance intime avec l'hellénisme.

La traduction des Prophètes suivit de près celle de la Thora. Les nécessités de lecture synagogale étaient les mêmes ; car, de bonne heure, on prit l'habitude de lire, à la fin de la réunion sabbatique, quelques pages des prophètes. On tenait d'ailleurs à montrer aux Grecs la richesse des trésors littéraires qu'on possédait[6]. Les autres livres hébreux furent traduits successivement, et souvent augmentés d'additions pieuses à la façon du temps. Le livre d'Esther sembla trop sec, on y ajouta des prières qui lui donnaient un peu d'onction. A mesure qu'il paraissait en Palestine quelque ouvrage important, il s'en faisait une traduction grecque à Alexandrie, souvent à très peu d'intervalle[7]. Et souvent aussi cette traduction grecque s'est gardée mieux que l'original. La connaissance de l'hébreu se perdit de plus en plus à Alexandrie, et, vers 432, Sirach le jeune trouve la culture hébraïque de la colonie égyptienne tout à fait abaissée[8].

La version grecque d'Alexandrie eut un succès extraordinaire. D'Égypte elle se répandit en Syrie, même en Palestine ; les Juifs s'en servirent dans toute l'étendue du monde grec[9]. Ce fut la Bible de Philon, de Josèphe, de saint Paul, des premiers chrétiens, qui en firent la base de leur apologétique. Quelques-uns des raisonnements messianiques qui ont converti le monde viennent des bévues du texte alexandrin, mal lues, mal comprises, combinées avec d'autres bévues. L'histoire religieuse du monde, nous l'avons dit souvent, est l'histoire de contresens redoublés.

De bonne heure la légende s'empara de la version grecque du Pentateuque et travailla en vue d'inculquer l'idée que cette version valait l'original[10]. Les légendes juives de ces bas temps impliquent toutes l'envie de se donner de l'importance et de prouver que le pauvre Israël, en apparence si humble, est en rapport avec les rois, les grands, les hommes célèbres du monde grec. On rattacha donc l'œuvre de la traduction alexandrine à la célébrité de la bibliothèque d'Alexandrie et aux goûts littéraires de Ptolémée Philadelphe. Ce prince s'occupait lui-même de compléter ses séries ; un jour, son bibliothécaire, Démétrius de Phalère, attire son attention sur la loi des Hébreux et lui en fait un pompeux éloge. Ce livre manquait à la collection des législations comparées. Philadelphe envoie à Jérusalem demander au grand-prêtre Éléazar le précieux volume ; le grand-prêtre Éléazar envoie avec le volume soixante-douze vieillards (six de chaque tribu !)[11], qu'on installe dans un palais de l'île de Pharos, chacun séparément dans une cellule, et qui arrivent, en soixante-douze jours, à une. version concordante jusqu'à la dernière syllabe[12]. Preuve évidente qu'il n'y a qu'une manière de traduire en grec le livre sacré, et que l'inspiration s'en était mêlée. Ceux qui n'allaient pas à ce comble d'exagération, supposaient que la version avait été soumise à l'assemblée des Juifs de Jérusalem, qui l'approuva sans réserve. De toute façon, la version devait être regardée comme un parfait équivalent du texte.

Le travail achevé, Ptolémée fait à tous des cadeaux superbes, accorde aux Juifs de beaux privilèges. Tout le monde est content.

Ces fables se racontèrent longtemps avec des variantes admiratives et des enjolivements. Une fête nautique annuelle, qui se célébrait dans le port d'Alexandrie et qui aboutissait à un dîner dans l'île de Pharos, y fut rattachée[13]. Nous verrons bientôt comment un écrit apocryphe, sûrement composé en Égypte, donna une rédaction pompeuse de toutes ces fables. Le Phare devint une sorte de lieu saint ; Justin y vit encore les ruines des cellules des soixante-douze vieillards[14].

Cette niaise histoire eut une vogue prodigieuse parmi les chrétiens du second siècle qui, se servant de la version alexandrine dans leurs controverses, accueillirent avec enthousiasme un récit qui conférait à ce texte la valeur d'une œuvre inspirée[15]. On se crut dès lors autorisé à raisonner sur la version alexandrine comme si on raisonnait sur l'hébreu. Or les preuves de la messianité de Jésus étaient bien plus fortes dans le grec que dans l'hébreu ; plusieurs des passages dont on tirait les conséquences les plus triomphantes n'existaient que dans les contresens du grec. Le miracle des Septante prit place à côté de ceux de l'Ancien et du Nouveau Testament, comme une partie intégrante de l'Histoire sainte.

Devenue ainsi la base de l'apologétique chrétienne, la version alexandrine, à partir du second siècle, inspira aux Juifs une vive antipathie. Après l'avoir universellement admirée, ils la tinrent pour une œuvre de perversion[16]. Un jeûne fut censé avoir été établi le 8 de tébeth, parce que ce jour-là la loi fut écrite en grec, du temps de Ptolémée ; les ténèbres, à cette occasion, couvrirent le monde pendant trois jours[17]. Ailleurs, le jour où les cinq vieillards écrivent la Loi en grec pour Ptolémée est présenté comme ayant été aussi funeste pour Israël que le jour où l'on fabriqua le veau d'or[18]. Depuis la période talmudique, d'ailleurs, les Juifs abandonnèrent l'usage du grec, et la version alexandrine tombe pour eux dans un complet oubli.

 

 

 



[1] Τεύχος fut pris par les juifs alexandrins comme équivalent de טכלה. Mosaïque de Hammam-Lif (Acad. des Inscr., comptes rendus, 1883, p. 19-20).

[2] Les traducteurs alexandrins n'eurent jamais, par exemple, la moindre théorie des verbes défectifs.

[3] Voir les réflexions très judicieuses de Sirach, prol., ού γάρ ίσοδυναμεΐ....

[4] Histoire de Jacob.

[5] Ainsi on croit que dans la liste des bêtes impures, le mot λαγώς, lièvre, fut remplacé par δασύπους, pour éviter des calembours avec l'éponyme de la dynastie, Λάγος, Λαγίδαι.

[6] Prol. de Sirach.

[7] Prol. de Sirach (écrit vers 120 av. J.-C.).

[8] Prol. de Sirach.

[9] Tertullien, Apol., c. 18 ; Justin, Apol., I, 31 ; Dial., c. 71 ; Novelles, 146 ; Talmud de Jérusalem, Sota, fol. 21, c. 2 (Césarée).

[10] Philon, Vita Mosis, II, 5-7 ; Josèphe, Ant., proœm., 3 ; XII, II ; Contre Apion, II, 4. Allusions en Megillath Taanith, fol. 50, c. 2 ; Tract. Sopherim, c. 1.

[11] Selon une autre version, il y avait cinq vieillards pour les cinq parties du Pentateuque.

[12] Pseudo-Aristéas (éd. Schmidt, p. 306) raconte la chose un peu autrement.

[13] Philon, Vita Mosis, II, 7.

[14] Pseudo-Justin, Cohort. ad Græcos, § 13.

[15] Justin, Clément d'Alexandrie, Irénée, Tertullien, Origène, l'auteur de la Cohortatio ad Græcos attribuée à Justin. Clem. Alex., Strom., I, 22. Cf. Talmud de Jérusalem, Megilla, fol. 62, c. 4 ; Talmud de Babylone, Megilla, fol. 9 ; Tract. Sopherim, c. 1.

[16] Justin, Dial., c. 68, 71.

[17] Megillath Taanith, fol. 50, c. 2.

[18] Tract. Sopherim, c. 1.