L'usage de la langue hébraïque se perdit vite dans la
communauté juive d'Alexandrie. La lecture de Comme nous l'avons dit, l'idée que Moïse était l'auteur de
La philologie et la critique n'étaient pas le fait de l'antiquité. Une traduction visant à rendre la nuance vraie de la pensée de l'original n'était pas de ce temps. Il eût fallu pour cela comprendre à fond l'original ; or une telle intelligence était alors impossible. Les plus habiles soferim étaient devant les anciens écrits hébreux comme les mobeds parsis étaient devant leurs livres sacrés quand Anquetil les vit pour la première fois. Une foule de passages, surtout dans les livres poétiques et prophétiques, étaient douteux ou altérés. On n'avait pas les immenses ressources que la science moderne a depuis entassées ; la méthode comparative manquait. Nulle lexicographie, nulle grammaire[2]. On procédait par à peu près et en se guidant par des analogies superficielles. Les traductions des Orientaux et du moyen âge étaient toutes de la sorte : on croyait la tâche accomplie quand on avait un second texte aussi obscur que l'original ; on mettait des mots de la langue dans laquelle on traduisait sur les mots de la langue dont on traduisait, sans s'inquiéter du sens que cela faisait, laissant au lecteur le soin de le trouver, s'il y en avait un. On s'imaginait être très exact en étant d'une littéralité absolue ; on ne remarquait pas que, le génie des deux langues n'étant pas le même, des mots équivalents, placés les uns sur les autres, faisaient un sens tout différent[3]. A vrai dire, il eût été injuste de demander à ces vieux interprètes de résoudre des difficultés contre lesquelles la philologie moderne, avec ses outils perfectionnés, est impuissante. La littéralité leur permettait de laisser obscur ce qui était obscur. Souvent on supposait que cette obscurité venait de mystères cachés, que l'on croyait sauvegarder en se contentant de rendre matériellement les mots du texte hébreu. Le vrai traducteur doit, d'ailleurs, avoir l'esprit dégagé
de toute idée préconçue, et c'est là une condition qui faisait complètement
défaut à l'auteur ou aux auteurs de la version grecque alexandrine. L'esprit
de la traduction est un messianisme plus modéré que celui de la paraphrase
chaldéenne, mais suffisant pour fausser, dans une foule de cas, la juste vue
de l'original. Ce que le traducteur alexandrin est par-dessus tout, c'est un
apologiste, un défenseur à tout prix du mosaïsme, déjà imprégné de l'esprit
du faux Aristéas, de Philon et de Josèphe. Il s'agit de présenter Et, malgré tout, cependant, la version alexandrine fut un
événement des plus graves dans l'histoire. Ce fut La traduction des Prophètes suivit de près celle de La version grecque d'Alexandrie eut un succès
extraordinaire. D'Égypte elle se répandit en Syrie, même en Palestine ; les
Juifs s'en servirent dans toute l'étendue du monde grec[9]. Ce fut De bonne heure la légende s'empara de la version grecque du Pentateuque et travailla en vue d'inculquer l'idée que cette version valait l'original[10]. Les légendes juives de ces bas temps impliquent toutes l'envie de se donner de l'importance et de prouver que le pauvre Israël, en apparence si humble, est en rapport avec les rois, les grands, les hommes célèbres du monde grec. On rattacha donc l'œuvre de la traduction alexandrine à la célébrité de la bibliothèque d'Alexandrie et aux goûts littéraires de Ptolémée Philadelphe. Ce prince s'occupait lui-même de compléter ses séries ; un jour, son bibliothécaire, Démétrius de Phalère, attire son attention sur la loi des Hébreux et lui en fait un pompeux éloge. Ce livre manquait à la collection des législations comparées. Philadelphe envoie à Jérusalem demander au grand-prêtre Éléazar le précieux volume ; le grand-prêtre Éléazar envoie avec le volume soixante-douze vieillards (six de chaque tribu !)[11], qu'on installe dans un palais de l'île de Pharos, chacun séparément dans une cellule, et qui arrivent, en soixante-douze jours, à une. version concordante jusqu'à la dernière syllabe[12]. Preuve évidente qu'il n'y a qu'une manière de traduire en grec le livre sacré, et que l'inspiration s'en était mêlée. Ceux qui n'allaient pas à ce comble d'exagération, supposaient que la version avait été soumise à l'assemblée des Juifs de Jérusalem, qui l'approuva sans réserve. De toute façon, la version devait être regardée comme un parfait équivalent du texte. Le travail achevé, Ptolémée fait à tous des cadeaux superbes, accorde aux Juifs de beaux privilèges. Tout le monde est content. Ces fables se racontèrent longtemps avec des variantes admiratives et des enjolivements. Une fête nautique annuelle, qui se célébrait dans le port d'Alexandrie et qui aboutissait à un dîner dans l'île de Pharos, y fut rattachée[13]. Nous verrons bientôt comment un écrit apocryphe, sûrement composé en Égypte, donna une rédaction pompeuse de toutes ces fables. Le Phare devint une sorte de lieu saint ; Justin y vit encore les ruines des cellules des soixante-douze vieillards[14]. Cette niaise histoire eut une vogue prodigieuse parmi les chrétiens du second siècle qui, se servant de la version alexandrine dans leurs controverses, accueillirent avec enthousiasme un récit qui conférait à ce texte la valeur d'une œuvre inspirée[15]. On se crut dès lors autorisé à raisonner sur la version alexandrine comme si on raisonnait sur l'hébreu. Or les preuves de la messianité de Jésus étaient bien plus fortes dans le grec que dans l'hébreu ; plusieurs des passages dont on tirait les conséquences les plus triomphantes n'existaient que dans les contresens du grec. Le miracle des Septante prit place à côté de ceux de l'Ancien et du Nouveau Testament, comme une partie intégrante de l'Histoire sainte. Devenue ainsi la base de l'apologétique chrétienne, la
version alexandrine, à partir du second siècle, inspira aux Juifs une vive
antipathie. Après l'avoir universellement admirée, ils la tinrent pour une
œuvre de perversion[16]. Un jeûne fut
censé avoir été établi le 8 de tébeth, parce que ce
jour-là la loi fut écrite en grec, du temps de Ptolémée ; les ténèbres, à
cette occasion, couvrirent le monde pendant trois jours[17]. Ailleurs, le
jour où les cinq vieillards écrivent |
[1] Τεύχος fut pris par les juifs alexandrins comme équivalent de טכלה. Mosaïque de Hammam-Lif (Acad. des Inscr., comptes rendus, 1883, p. 19-20).
[2] Les traducteurs alexandrins n'eurent jamais, par exemple, la moindre théorie des verbes défectifs.
[3] Voir les réflexions très judicieuses de Sirach, prol., ού γάρ ίσοδυναμεΐ....
[4] Histoire de Jacob.
[5] Ainsi on croit que dans la liste des bêtes impures, le mot λαγώς, lièvre, fut remplacé par δασύπους, pour éviter des calembours avec l'éponyme de la dynastie, Λάγος, Λαγίδαι.
[6] Prol. de Sirach.
[7] Prol. de Sirach (écrit vers 120 av. J.-C.).
[8] Prol. de Sirach.
[9] Tertullien, Apol., c. 18 ; Justin, Apol., I, 31 ; Dial., c. 71 ; Novelles, 146 ; Talmud de Jérusalem, Sota, fol. 21, c. 2 (Césarée).
[10] Philon, Vita Mosis, II, 5-7 ; Josèphe, Ant., proœm., 3 ; XII, II ; Contre Apion, II, 4. Allusions en Megillath Taanith, fol. 50, c. 2 ; Tract. Sopherim, c. 1.
[11] Selon une autre version, il y avait cinq vieillards pour les cinq parties du Pentateuque.
[12] Pseudo-Aristéas (éd. Schmidt, p. 306) raconte la chose un peu autrement.
[13] Philon, Vita Mosis, II, 7.
[14] Pseudo-Justin, Cohort. ad
Græcos, § 13.
[15]
Justin, Clément d'Alexandrie, Irénée, Tertullien, Origène, l'auteur de
[16] Justin, Dial., c. 68, 71.
[17] Megillath Taanith, fol. 50, c. 2.
[18] Tract. Sopherim, c. 1.