HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE III. — PROSEUQUES, SYNAGOGUES.

 

 

Aussi ardents au moins que les Juifs du reste du monde, les Juifs d'Alexandrie donnèrent à leur étonnante activité intérieure une direction tout autre que celle des Juifs de Judée. Le temple de Jérusalem les préoccupait assez peu ; le culte, qui ne pouvait se pratiquer qu'en cette ville, devint pour eux chose secondaire. Une religion sans culte, sans temple et sans prêtres, avait été l'idéal par moments entrevu par les prophètes. Le culte de Jérusalem était à cela le grand obstacle. Jérusalem, ville toute sacerdotale, était l'endroit du monde où une telle utopie pouvait le moins se réaliser. Mais l'interdiction de sacrifier ailleurs qu'à Jérusalem devait néanmoins porter ses fruits. C'est cette défense vraiment qui a fondé le culte pur. Jérusalem une fois supprimée, tout culte devenait impossible ; le iahvéisme devenait un déisme ; la dernière trace d'un culte local était effacée.

C'est ce qui arriva bien vite pour les Juifs de la diaspora, principalement dans les pays grecs. Sans abandonner le pèlerinage et la dépendance de Jérusalem[1], les Juifs dispersés, surtout ceux d'Égypte, se déshabituèrent du rituel. L'idée fondamentale que Iahvé ne devait avoir qu'un temple ne pouvait être battue en brèche. Mais on fit des distinctions ; on conçut la possibilité du mosaïsme sans sacrifices. On en vint à penser qu'on pouvait être très bon Juif sans avoir pratiqué le culte de Jérusalem.

Que devait donc faire un Juif pieux, à défaut des exercices essentiels du culte prescrit par la Thora ? Les ablutions restaient possibles, et on ne s'en croyait pas dispensé. On pouvait prier de cœur et donner de l'efficacité à sa prière en se tournant vers Jérusalem ; on pouvait adresser des hymnes à la Divinité ; on pouvait surtout méditer sur les parties de la Thora susceptibles de prêter à des considérations philosophiques et politiques. La vie religieuse en commun a toujours été le besoin dominant du peuple juif. A défaut de temples, on se fit des oratoires, très analogues à ceux que les éranes ou thiases grecs, les collegia romains se donnaient vers le même temps[2]. C'étaient des espaces clos, en plein air, des vergers avec des gradins comme en un petit théâtre. Cela ressemblait beaucoup aux chapelles de quartiers et de confréries des villes italiennes du moyen âge. Ces lieux de prière s'appelaient en grec proseuques ou proseuctères[3]. D'ordinaire, ils étaient situés près d'un cours d'eau ou près de la mer, pour la commodité des ablutions. Ils devinrent très chers aux Juifs pieux ; on s'y rencontrait, on y causait de religion, on y causait de la Loi et du bonheur qu'elle donnait. Bientôt une sorte d'enseignement catéchétique s'y mêla. Ces petits oratoires étaient le noyau de la synagogue et par conséquent de l'église. Ils avaient un immense avenir.

L'oratoire, en effet, comme la chapelle de corporation du moyen âge[4], devint bientôt un simple lieu de réunion, une synagogue[5]. Or la synagogue fut la création la plus originale et la plus féconde du peuple juif. La religion naît et s'entretient par le contact des hommes. La paroisse est, de nos jours, le lien religieux par excellence, presque l'unique lien, celui qui finira le dernier. Les Juifs de chaque petite ville et, dans les grandes villes, les Juifs de chaque quartier, avaient leur lieu de réunion, souvent à la proseuque, mais souvent aussi dans une chambre, avec l'appareil réduit d'une salle de séance, des bancs, un siège d'honneur pour le président, une chaire pour l'orateur.

Tout cela se développa singulièrement par la suite[6] Au IIIe siècle avant Jésus-Christ, la vie synagogale était encore à ses débuts[7]. Cette institution était la conséquence de la dispersion, et nous avons vu que dès les premières années de la captivité de Babylone, la maison d'Ézéchiel fut, à proprement parler, une synagogue. On éprouvait le besoin de se voir, de pleurer ensemble, de discuter les intérêts communs. Très rapidement, en effet, la synagogue prit une physionomie assez profane. On y recevait les arrivants, on y faisait connaissance, on se demandait des nouvelles des absents. La puissance d'association des Israélites, qui maintenant encore est leur trait caractéristique, tenait à cette vie intérieure, pleine d'amour et de haine, qui, justement parce qu'elle n'avait rien à faire avec la politique, était d'une intensité extrême dans l'ordre moral et social. Le nouveau venu qui avait été une fois à la synagogue était connu, appuyé. Les synagogues s'écrivaient, s'envoyaient des lettres de recommandation[8] C'était une vaste société secrète, comme une franc-maçonnerie embrassant déjà la partie orientale du monde méditerranéen, et dont les voyageurs[9], les propagateurs d'idées religieuses se trouvaient admirablement bien. Les synagogues furent le moyen de fondation du christianisme. Jusqu'à nos jours, elles ont été la force du judaïsme, la force qu'on lui envie, la cause de ces calomnies de jaloux auxquelles il n'y a qu'un mot à répondre : Faites-en autant.

Le samedi était le jour naturellement désigné pour les réunions synagogales[10] Le jour de repos fut un jour consacré aux choses de l'âme, et, comme il était convenu que la Thora renfermait toute sagesse, la lecture et la méditation de la Thora devinrent une sorte d'obligation hebdomadaire[11]. Étudiée ainsi en commun, la Loi était un aliment d'une merveilleuse efficacité. Bientôt les Prophètes vinrent s'y joindre et apportèrent un élément d'excitation plus grand encore[12]. Ce n'est que plus tard qu'on divisa la Thora en paraschas ou sections, disposées de manière à ce que la lecture totale fût achevée en trois ans ou en un an[13]. Comme les dimanches du moyen âge furent distingués par les premiers mots de l'introït de la messe, on distingua les sabbats par les parschioth et les niftaroth qu'on y lisait. La lecture était faite par des membres de la synagogue, qui se relayaient[14], tant on avait horreur de constituer dans les synagogues des charges officielles et un sacerdoce attitré.

La lecture de la Loi était suivie d'une traduction en langue vulgaire (araméenne ou grecque, selon les pays)[15]. Puis un membre de la communauté se faisait le commentateur de ce qu'on avait lu. C'était l'origine de l'homélie et du sermon. Jésus et le christianisme sortirent de cet usage[16]. Philon nous offrira les chefs-d'œuvre de cette exégèse improvisée, toujours pleine d'arbitraire et de subtilité, mais souvent aussi empreinte d'un grand amour de l'humanité et d'un haut sentiment moral. Le prédicateur comme le lecteur n'était pas un fonctionnaire officiel ; chacun se donnait cette tâche, selon ses connaissances et l'inspiration du moment[17]. La séance se terminait par une bénédiction, prononcée par un membre de l'assemblée appartenant à la caste sacerdotale[18], quand il y en avait. Tout le peuple répondait amen. La messe, on le voit, existait déjà virtuellement.

L'école était la conséquence de ces institutions religieuses, prodigieusement serrées. Dès le plus jeune âge, la Loi était enseignée à l'enfant comme une discipline des plus sévères[19]. Les parents étaient avant tout chargés de ce soin ; mais il est probable que, de bonne heure, il y eut des maîtres d'école pour suppléer les parents[20]. L'ignorant était méprisé et déclaré incapable d'être un homme pieux[21]. La religion était ainsi, comme aujourd'hui encore dans l'Orient musulman, une civilisation complète, embrassant et emprisonnant l'individu tout entier, délimitant son éducation de la manière la plus absolue.

Que de grandes choses créèrent ces vertueux sectaires, dont le monde ne s'occupait pas encore, mais qui préparaient l'avenir ! Le sabbat, jour de nourriture spirituelle (non plus seulement de repos corporel) ; l'homélie, la prédication familière, origine du ministère pastoral ; l'église, grande école des choses de l'âme, source de consolation, de direction et de vie, l'école confessionnelle, avec sa culture étroite sans doute, mais forte et transmissible ; tout cela fut l'œuvre de la diaspora juive, dégagée du culte absorbant de Jérusalem. L'usage des Juifs hellénistes consacra pour les lieux de réunion sabbatique le mot de synagogue ; le choix aurait pu se porter sur le mot que plus tard préférèrent les chrétiens, ecclesia[22]. L'Église donc est fondée ; or c'est par la fondation de l'Église que le judaïsme a fait sa révolution. L'antiquité n'eut d'analogue à l'Église que les collegia[23], et les collegia n'aboutirent à rien de bien fécond. L'association religieuse, source de tant d'amélioration morale et de bonheur, est le don par excellence que le judaïsme a fait au monde.

L'association religieuse suppose un État qui laisse aux particuliers, en dehors de la politique, une grande liberté. L'empire romain commit la faute de ne pas se montrer assez large sous ce rapport ; de là ces désolantes persécutions contre le christianisme, aggravées ensuite par les persécutions qu'exerça le christianisme devenu officiel. Le royaume des Ptolémées fut à, cet égard un modèle[24]. Sous la domination de la colonie grecque d'Alexandrie, comme sous celle des Anglais de Calcutta, les communautés les plus diverses vivaient indépendantes et heureuses. La vieille Égypte suivait le développement de sa chimère religieuse sans que rien interrompît ses rêves. Une sorte de christianisme allait y naître. Le gnosticisme y préparait ses bizarres évolutions. Au Muséon, la science positive jouissait de la plus entière liberté. Un État laïque et neutre jouait, au milieu de diversités ennemies, le rôle d'une inflexible impartialité.

 

 

 



[1] Philon, Fragm., Mangey, II, 615-616 ; Josèphe, Contre Apion, I, 7.

[2] Voir Origines du christianisme, t. II, p. 351 et suiv.

[3] Philon, Vita Mosis, III, 27 ; In Flacc., 6 ; Leg. ad Caïum, 20, 43 ; III Macchabées, VII, 20 ; Josèphe, Ant., XIV, X, 23 ; Vita, 54 ; Actes des ap., XVI, 13 ; Juvénal, III, 296 ; Épiphane, hær. LXXX, 1.

[4] Se rappeler, par exemple, le Cambio de Pérouse.

[5] L'organisation des synagogues et des proseuques n'apparaît claire que dans Philon, les écrits du Nouveau Testament et Josèphe. On la sent déjà dans les sentences du Pirké aboth.

[6] Voir Vie de Jésus, p. 140 et suiv.

[7] Peut-être Ps. LXXIV, 8.

[8] Έπιστολαί συστατικαί de saint Paul et saint Jacques. Voir Origines du christianisme, III, p. 228 et suiv. ; 445.

[9] L'Yémen de nos jours présente quelque chose d'analogue. Les Israélites seuls peuvent y voyager, en allant de synagogue en synagogue, avec des lettres de recommandation.

[10] Notez σαββατεΐον, Josèphe, Ant., XVI, VI, 2.

[11] Josèphe, Contre Apion, II, 17.

[12] On n'en a pas la preuve avant le temps de Jésus.

[13] Schürer, II, p. 378-389.

[14] Mischna, Megilla, II, 1, 4 ; IV, 1-6 ; Zunz, Die gottesdienstlichen Vortræge, p. 3 et suiv.

[15] Mischna, Megilla, IV, 4, 6, 10 ; Zunz, p. 8 ; Schürer, II, p. 380, 544.

[16] Vie de Jésus, p. 140-144.

[17] Philon, Quod omnis probus liber, 12 ; Fragments, éd. Mangey, II, 630.

[18] Berakoth, V, 4 ; Megilla, IV, 7, etc.

[19] Sirach ; Philon, Legatio, 16, 31 ; Josèphe, Ant., IV, VIII, 12 ; Contre Apion, I, 12 ; II, 25 ; Vita, 2 ; II Tim., III, 15.

[20] On n'en trouve cependant pas de trace avant le Talmud.

[21] Aboth, II, 5.

[22] La synagogue s'appelait aussi έκκλησία. Dans les traductions alexandrines, le mot קהל est plus souvent rendu par έκκλησία que par συναγωγή. Voir Origines du christianisme, II, 86 ; IV, 47-48. L'église, dans l'Orient arabe, s'appelle encore synagogue.

[23] Le mithriacisme seul, parmi ces cultes de petites chapelles, eut quelque succès.

[24] Le récit de III Macchabées est une fable imitée de Daniel.