HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VIII. — LES JUIFS SOUS LA DOMINATION GRECQUE

CHAPITRE II. — DOMINATION PTOLÉMAÏQUE.

 

 

Les vingt années de guerre qui suivirent la mort d'Alexandre (323) pesèrent lourdement sur la Palestine comme sur tout l'Orient. Laomédon, Ptolémée fils de Lagus, Antigone et Démétrius, se l'arrachent tour à tour. Le passage de Ptolémée fils de Lagus fut terrible. En l'an 319, ce rude capitaine, déjà maître de l'Égypte, prit Jérusalem par surprise, profitant des scrupules juifs qui leur interdisaient de se défendre le jour du sabbat[1]. Son but était de se procurer des prisonniers pour peupler Alexandrie. Il voyait que les Juifs avaient de réelles qualités pour ce genre de colonisation ; il estimait surtout leur fidélité à la foi jurée. Toujours, les Juifs ont été un élément excellent pour les fondations nouvelles ; ils n'aiment pas les villes anciennes, où ils rencontrent de trop forts préjugés nationaux ; ils sont excellents, au contraire, pour servir le programme des nations novatrices et affronter avec elles l'inconnu.

Ptolémée fils de Lagus emmena un grand nombre de captifs de Jérusalem, des montagnes de Judée et de Samarie. Il en plaça plusieurs dans les postes grecs de la basse Égypte ; le plus grand nombre fut interné à Alexandrie. Quand ils eurent prêté le serment de fidélité aux Lagides, Ptolémée leur donna, à ce qu'il paraît, une charte très favorable, qui leur conférait dans la ville des droits égaux à ceux des Macédoniens. Les captifs juifs se trouvèrent bien, en tout cas, de leur nouveau séjour. Ils attirèrent un grand nombre de leurs compatriotes, en leur vantant les avantages du pays et la libéralité de Ptolémée. Même des familles sacerdotales obéirent au courant, quoique, dans cette nouvelle société, elles n'eussent pas grand'chose à faire[2]. La distance ne mit pas fin aux dissensions des Juifs et des Samaritains. Sion et le Garizim continuaient, à travers la mer, d'être des causes profondes de haine et de rivalité[3].

La colonie juive d'Alexandrie devint vite très florissante. Les Juifs avaient plus de qualités hors de chez eux que là où ils étaient trop les maîtres. Ils plaisaient par leur modestie, leur humilité[4]. Ils étaient bons commerçants, bons domestiques, très laborieux, très portés aux études. Avec leur facilité pour les langues, ils eurent bientôt appris le grec et se mirent à l'écrire assez proprement. Leur physionomie douce les faisait bien venir auprès des Grecs riches ; ceux que le sort désignait pour le métier d'eunuques avaient dans leur manière de porter la rosette à l'oreille quelque chose de touchant[5]. La régularité de leur vie, la sûreté de leur moralité leur assuraient, dans les positions médiocres dont ils se contentaient, les places d'hommes de confiance. C'étaient des commis excellents. Une ville neuve et où se déployait une grande activité offrait à ces précieuses qualités d'excellentes occasions de développement. Ne faisant aucune politique pour leur compte, ils étaient, pour de hautes classes politiques, fondées sur la conquête, un inappréciable instrument d'administration et de gouvernement[6].

La bataille d'Ipsus (301) fit enfin sortir l'Asie de l'état d'anarchie où elle était. Les deux grands royaumes, ptolémaïque et séleucide, se consolidèrent. La Palestine tomba définitivement dans le lot de Ptolémée fils de Lagus, et resta dans sa famille près de cent ans. Ce fut une époque assez florissante pour le judaïsme, surtout en Égypte. La dynastie lagide fut en général libérale et éclairée. On se rappela surtout le règne de Ptolémée Philadelphe (284-247) et on y rattacha des romans. La position des transportés de Ptolémée fils de Lagus était incertaine, irrégulière. Le nombre des personnes d'origine servile était très considérable[7]. Philadelphe leur fit rendre la liberté. Il parait, dans tout son gouvernement, avoir été très favorable aux Juifs. Ptolémée Évergète leur laissa de même un très bon souvenir ; on prétendit que, dans le cours de sa grande expédition, il offrit un sacrifice au temple de Jérusalem[8].

Vers 300, l'attraction du côté d'Antioche devint presque aussi forte que du côté d'Alexandrie. On prétendit que Séleucus Nicator, en reconnaissance des services militaires qu'ils avaient rendus, donna aux Juifs, dans toutes les villes qu'il bâtit, le droit de cité et des privilèges égaux à ceux des Macédoniens et des Grecs[9]. Tout cela est suspect ; ce qui est vrai, c'est que les Juifs trouvaient dans ces villes neuves un champ approprié à leur activité et s'y portaient en masse. En Judée, la vie était pauvre et dure ; l'agriculture chétive, le commerce nul ; les charges très lourdes. Les émigrés avaient tous les avantages du judaïsme, sans en avoir les inconvénients. La colonie juive d'Antioche n'eut pas l'éclat de celle d'Alexandrie ; ce fut le christianisme qui fit de cette ville, au Ier siècle de notre ère, une ville humanitaire au premier chef.

Les guerres entre l'Égypte et la Syrie avaient pour la Palestine les conséquences les plus graves. Le pays était sans cesse piétiné par les belligérants (264 et suiv.). Bien différents de la conquête romaine, les royaumes grecs ne surent pas garantir la paix aux populations, et c'est pour cela sans doute que les populations les défendirent peu énergiquement. L'Orient, d'un autre côté, se réveillait. En 256, la Perse sortit du monde grec par la fondation de la dynastie arsacide. Le vieil Iran, cependant, ne ressuscita qu'à demi. Ce n'est que par les Sassanides qu'il retrouva sa vieille vie nationale. On était loin des quatre cents ans de paix que Rome donna au monde. Les terreurs renaissaient chaque année. Les Samaritains, de leur côté, étaient pour Jérusalem des ennemis de toutes les heures. Dès que la fortune leur souriait, ils ravageaient les terres juives, faisaient des razzias de captifs[10]. Ils trouvaient dans leur organisation militaire des moyens de nuire que n'avait pas le pacifique Juda. Celui-ci se vengeait par d'éternelles récriminations ; c'était un peu l'analogue des chrétiens d'Orient, toujours se plaignant des méfaits de leurs ennemis, numériquement plus faibles qu'eux, et leur prodiguant d'atroces injures[11]. En somme, cependant, le judaïsme florissait. Le pouvoir des grands-prêtres était absolu dans tous les ordres[12]. Les grands-prêtres Onias Ier, Siméon Ier, Éléazar, Manassé, Onias II, présidèrent à la nation avec dignité.

Dans Jérusalem et aux environs immédiats, l'hellénisation était faible. Elle fut très forte dans les régions voisines, surtout au delà du Jourdain. Il y eut là, à Gérase et à Pella surtout, des colonies militaires de vétérans macédoniens[13], qui se donnèrent le plaisir de retrouver autour d'eux les noms qu'ils avaient connus dans leur enfance, Pella, Dium[14]. Les noms de Mygdonie, de Piérie, durent leur origine à des translations analogues. L'Oronte reçut le nom d'Axius, d'où vient son nom actuel (el-Aasi[15]).

D'un autre côté, beaucoup de villes, par courtisanerie, échangèrent leur vieux nom contre ceux des nouveaux conquérants ; les Alexandrie, les Antioche, les Séleucie, les Laodicée, les Ptolémaïs, les Philadelphie, les Philétérie se multiplièrent de toutes parts[16]. La mythologie grecque se substitua à la mythologie locale à Apollonie (Arzuf), au Panium. Tout l'aspect géographique fut changé. Il est remarquable, cependant, que les vieux noms ne se perdirent pas. Acre, Hamath, Arzuf, Rabbath-Ammon, Gérase, Édesse s'appellent encore aujourd'hui de leur vieux nom sémitique, et non de l'appellation nouvelle que leur donna la mode, la servilité ou l'adulation[17].

La Galilée, qui, depuis la ruine du royaume du Nord, était perdue, en apparence du moins, pour l'israélitisme, se retrouve, vers l'époque de la domination grecque, reconquise au culte de Iahvé, et cela non selon la forme samaritaine, comme on aurait dû s'y attendre, mais selon la forme juive, si bien que Jérusalem devint la capitale religieuse de ces contrées assez éloignées, et que, pour le pèlerinage, les Juifs de Galilée étaient obligés de traverser le pays hostile des Samaritains[18]. Tyr et Damas, vers le même temps, se remplissaient de Juifs, et rivalisaient presque, pour l'importance de leur diaspora, avec Antioche et Alexandrie.

La diaspora d'Orient, celle qui n'avait jamais voulu quitter les bords de l'Euphrate et du Tigre, prenait une extension considérable en Médie, en Osrhoène, en Commagène. Jérusalem jouissait dans ces contrées lointaines d'un prestige extraordinaire. Les familles sacerdotales de ces régions restaient en rapport avec Jérusalem[19]. Les fidèles y envoyaient des présents ; les principales ressources du temple venaient de là. Un grand nombre de iahvéistes orientaux s'établissaient à Jérusalem et remplissaient les vides que laissait l'émigration vers Antioche et Alexandrie. Le syriaque était la langue de ces Juifs orientaux, et cette circonstance ne contribuait pas peu à faire de l'araméen, ce qu'on appelait le chaldéen[20], la langue propre des Juifs.

 

 

 



[1] Josèphe, Ant., XII, I.

[2] Josèphe, Contre Apion, I, 7.

[3] Josèphe, Ant., XII, I ; Contre Apion, II, 4.

[4] Μετριότης. Josèphe, Ant., XII, II, 2.

[5] Collection Graf (Catalogue, etc., Vienne, 1889), portraits d'Égypte, surtout juifs et syriens.

[6] Josèphe, Ant., XII, II, 3.

[7] Josèphe, Ant., XII, II, 1-3.

[8] Josèphe, Contre Apion, II, 5.

[9] Josèphe, Ant., XII, III, 1.

[10] Josèphe, Ant., XII, IV, 1.

[11] Sirach, L, 28.

[12] Philon, Vita Mosis, II, 6.

[13] Colonies militaires remplaçant les populations. Josèphe, Ant., XII, IV, 1.

[14] Eusèbe et saint Jérôme, Onom., au mot Pella ; Étienne de Byz., au mot Γέρασα. Droysen, Städtegrundungen Alexanders, 1843, p. 17 (Geschichte, t. II, Anhang, p. 601) ; Ritter, Erdkunde, XV, II, p. 1025 et suiv., 1089 et suiv.

[15] Pour el-Aqsi, par la prononciation syrienne du qof.

[16] Il y eut même des Antigonie transitoires.

[17] Mission de Phénicie, p. 21, note 2 ; 790, note 4. Il en fut de même pour les noms hérodiens et romains, Antipatris, Ælia, etc.

[18] Vie de Jésus, p. 242.

[19] Josèphe, Contre Apion, I, 7.

[20] Philon, Vita Mosis, II, 7. Cf. Josèphe, Ant., XII, II, 1.