Par un des élans subits les plus extraordinaires qu'il y
ait dans l'histoire, Et dans l'art, ô ciel ! quelle apparition nouvelle ! Quel
monde de dieux et de déesses ! Quelle céleste révélation ! C'est ici surtout
que C'est ici vraiment une heure décisive dans l'histoire de
l'humanité. La science, la philosophie, la morale, la politique, l'art
militaire, la médecine, le droit sont fondés. Il n'y a qu'une seule lacune
dans cette œuvre admirable, un trou funeste par lequel la destruction
passera. En religion, Avec les siècles, ce grossier état religieux deviendra
insupportable. Là est le joint où Israël enfoncera son coin terrible. Quand
la plénitude des temps sera venue, les bonnes et belles âmes se dégoûteront
de cette mauvaise comédie, iront au christianisme, c'est-à-dire au judaïsme.
Mais nous sommes loin de là. Dans la seconde moitié du ive siècle avant
Jésus-Christ, Ce qui caractérisait le Grec, c'était sa foi à la gloire,
sa confiance dans la postérité. La vie de l'individu est courte ; mais la
mémoire des hommes est éternelle, et c'est dans cette mémoire que l'on vit
réellement. L'important pour l'homme est ce qu'on dira de lui après sa mort ;
la vie actuelle est subordonnée à la vie d'outre-tombe ; se sacrifier à sa
réputation est un sage calcul[2]. Le Grec crée
ainsi une valeur sans pareille, dont il est l'unique dispensateur. Et ce
qu'il y a d'étrange, c'est que cet immense paradoxe se trouva vrai. En
inventant l'histoire[3], Un jeune dieu, qui sembla aux anciens une réapparition de
l'antique Dionysos, et dont l'allure héroïque nous rappelle, à nous autres
modernes, l'entrée triomphante du général Bonaparte au début de la première
campagne d'Italie, fut le porteur de la colonne lumineuse à travers les
obscures densités de la barbarie. Son caractère personnel n'est pas connu par
des documents certains[4] ; qu'importe ?
L'œuvre parle. L'expédition d'Alexandre est un fait immense dans l'histoire
de la civilisation. La sphère d'activité de Ce qu'il y eut de plus surprenant, en effet, dans la conquête grecque, ce fut la profondeur des traces qu'elle laissa. Ce ne fut pas une promenade éphémère, comme furent trop souvent les campagnes de Napoléon. Les conséquences en furent éternelles ; on peut les comparer à celles de la conquête romaine. Les divisions qui suivirent la mort d'Alexandre, opposées à la majestueuse unité de l'empire romain, empêchent de voir les transformations opérées à la suite de l'expédition macédonienne. Aujourd'hui encore, l'Église grecque hérite de cette suprématie. Ses titres remontent à Alexandre, comme ceux de l'Église latine aux conquérants romains. S'il fallait en croire Josèphe[8], Alexandre, après le siège de Gaza, aurait visité Jérusalem, rendu des honneurs particuliers au grand-prêtre, qui lui aurait montré les passages de Daniel qui le concernaient, sacrifié dans le temple, etc. C'est là un roman, qu'il soit ou non de l'invention de Josèphe[9]. Alexandre, selon toutes les vraisemblances, ne se détourna pas de sa route, et ne monta pas à Jérusalem. Josèphe veut que beaucoup de Juifs se soient engagés dans l'armée d'Alexandre et aient pris part à ses expéditions ; ce qui leur valut, dans les villes de fondation nouvelle, des privilèges égaux à ceux des Macédoniens et des libertés pour les pratiques de leur culte les plus difficiles à concilier avec le droit commun. Cela est aussi bien peu vraisemblable. Les Juifs qui auraient embrassé cette vie endiablée eussent été bien peu dans l'esprit général de leur race[10]. On ne joue pas sa vie, quand on y attache tant de prix. Ce que dit Josèphe de renforts samaritains semble avoir un peu plus de solidité[11]. Les Samaritains avaient des habitudes militaires que les Juifs n'avaient pas. Quoi qu'il en soit, en 332, commença la domination grecque
à Jérusalem. Le premier gouverneur de Un monde nouveau voulait des villes nouvelles. En passant
à l'endroit où fut plus tard Antioche, Alexandre eut, dit-on, la vision du
grand centre de civilisation qui s'établirait bientôt en ce beau site. Devant
l'île de Pharos, il jeta effectivement les bases de sa grande ville
humanitaire, qui devait porter son nom triomphalement jusqu'à nos jours.
Alexandrie, maintenant encore une des grandes villes du monde, fut fondée en
332, dans l'intervalle des batailles d'Issus et d'Arbèles, avec l'idée claire
de ce qu'elle serait un jour. Le lieu des relations fécondes entre l'Orient
et l'Occident était fixé ; un des fourneaux de l'élaboration chrétienne était
désigné par avance ; L'œuvre littéraire de Ce n'est pas sur ces hauts et froids sommets de la vérité scientifique que l'Orient et l'Occident s'embrassèrent. On s'unit par le vague et l'à-peu-près. La mysticité, que l'Orient porte partout avec lui, formait une atmosphère bien plus favorable aux combinaisons religieuses vraiment faites pour durer. Ni l'austère méthode de la science ni la beauté classique des chefs-d'œuvre ne pouvaient établir un lien commun entre ces races diverses. Deux franches originalités ne s'amalgament jamais. Les choses trop parfaites ne se touchent pas, ou du moins de leur contact ne naît jamais l'étincelle qui enflamme les masses. Le génie hébraïque du temps d'Isaïe et le génie grec du Ve siècle n'auraient pas trouvé moyen de mordre l'un sur l'autre. Mais une Grèce en décadence, un hébraïsme en décadence aussi pouvaient s'embrasser. Nous verrons les fruits singuliers de cette compénétration réciproque. Portée en grand nombre à Alexandrie, la race juive y manifestera ses plus beaux dons. Alexandrie s'affranchira des défauts de Jérusalem ; il y naîtra des produits qui ne seront pas tout à fait le christianisme, mais en seront des préliminaires et comme des premiers essais. Puis le christianisme lui-même, au IIe, au IIIe siècle de notre ère, trouvera sur la terre d'Égypte un sol merveilleusement préparé, qui lui fournira quelques-uns de ses plus importants développements. Les fondations d'Alexandre eurent ainsi sur le judaïsme un effet décisif. Hors de Jérusalem, il y eut comme deux pôles puissants, Alexandrie et Antioche, qui influencèrent profondément l'esprit juif. L'hellénisme et l'hébraïsme furent en présence, et la bataille fut ardente. Alexandre n'eut pas, comme Cyrus, de Second Isaïe pour saluer sou avènement. Il est probable que, si quelqu'un des anciens Voyants d'Israël fût ressuscité, au moment du siège de Tyr ou de Gaza, les accents qui fussent sortis de sa bouche eussent été ceux d'une crainte profonde et de la malédiction. Le Jupiter Olympien, ce dieu de foudre que la dynastie nouvelle porte partout avec elle comme son symbole, va être, pour son confrère Iahvé, un redoutable rival. |
[1] Rom., I, 18-32.
[2] Dummodo
absolvar cines (Phædr., III, IX).
[3] Hérodote, proœm.
[4] La tradition de béotisme, Bœotum in crasso, etc. (Horace, Ep. II, I, 214), vient des lettrés grecs qui lui furent hostiles. On eût pu en dire autant de Napoléon.
[5] Autorités faibles.
[6] Eckhel, part. I, t. III, p. 330, 528 et suiv.
[7] Lassen, Wilson, Senart, Weber, Sylvain
Lévi. Il ne faut pourtant pas exagérer les influences que
[8] Josèphe, Ant., XI, VIII, 3-6. Pour les traditions talmudiques (sans valeur), voir Derenbourg, Palestine, p. 42-44.
[9] La mention du livre de Daniel suppose, en tout cas, au récit une origine bien moderne.
[10] Ecclésiaste, VIII, 8.
[11] Josèphe, Ant., XI, VIII, 4, 6. La révolte des Samaritains (Quinte-Curce, IV, 8 ; Eusèbe, Chron., l. II, Ol. CXII) et ce que dit Josèphe, Contre Apion, II, 4, n'est pas plane. L'Hécatée des Juifs est un faux.
[12] Quinte-Curce, IV, 5, 8.
[13] Il en faut dire autant des républiques italiennes du moyen âge, qui ont fait renaître tout ce que les républiques grecques avaient fait naître.