De l'an 400 à l'an 200 environ, Israël sembla dormir
profondément, et ce n'est pas sans raison que, dans la chronologie rabbinique,
tous ces temps se réduisent à peu près à rien, les temps asmonéens se
rattachant presque sans intervalle à Néhémie. Jérusalem, telle que Néhémie
l'avait faite, était un vrai tombeau. La Thora y était appliquée ; c'est-à-dire que la
vie était prise dans l'instrument de torture le plus terrible qu'on ait
jamais inventé. Les utopies, par moment cruelles, des anciens rêveurs étaient
réalisées ; l'autorité théocratique avait à sa disposition la mort[1], la confiscation
et l'exil. L'émigration avait lieu sur une grande échelle. La Thora juive n'a tous ses
mérites que quand elle n'a plus de bras séculier à son service. La domination
romaine fut un bienfait, puisqu'elle enleva aux prêtres la disposition de la
peine de mort. A l'étranger, la loi juive valait mieux aussi qu'à Jérusalem ;
car les condamnations cruelles qu'elle contenait étaient frappées de nullité.
Tout se serrait, se complétait, se rapetissait. Dans les
derniers temps de Néhémie, nous sentons encore une opposition très vivace,
qui a son centre dans les familles sadokites, alliées à Tobiah et à
Sanballat. Maintenant la soumission est absolue. La Thora absorbe tout
l'effort intellectuel d'Israël. On ne veut rien savoir de plus ; la Thora est toute science,
toute philosophie. Le monde s'éclairait de jour en jour par la merveilleuse
initiative de la Grèce. Le
judaïsme y tourna le dos et ne voulut donner à la vérité profane (la vraie vérité) que ses heures subcésives.
Ce prodigieux psaume CXIX où l'auteur consacre vingt-deux octaves, soit cent
soixante-seize versets, à l'éloge de la Loi, à l'exposé de toutes ses excellences, est
le résumé complet de l'esprit juif de ce temps, de son parti pris absolu de
ne rien voir hors de la Thora,
d'y trouver toutes ses espérances, toutes ses consolations. L'observation
ponctuelle de la Thora
devint une sorte d'amusement. Dès cette époque, le judaïsme jouait au Talmud.
La Thora non
seulement donna le bonheur ; elle donna le plaisir ; ce fut le jeu de
patience du pauvre Israël décrépit.
Le moment le plus dangereux pour une nation est celui où
elle croit avoir atteint son idéal, car alors elle commence à voir la vanité
de ce qu'elle avait poursuivi. Elle s'aperçoit qu'elle a pris beaucoup de
peine pour quelque chose de mesquin. Quand la France a eu réalisé son
programme révolutionnaire, elle a découvert à la Révolution toute
espèce de défauts. Les vices d'un plan idéal ne se voient qu'à la
réalisation. Écrites comme des utopies désirables, les diverses parties de la Thora devenaient, dans la
pratique, des chaînes insupportables. La Thora, légalement imposée, était le corset le
plus étroit qui eût jamais serré la vie. Rien ne pouvait se produire sous un
tel régime. Philosophie, poésie, science, tout fut étouffé. Le génie grec
lui-même, comprimé de la sorte, eût péri. Ceux qui ne purent pas fuir
Jérusalem furent abrutis, rendus subtils, hypocrites, méchants. Une religion
matérialiste, qu'on accomplit mécaniquement et avec laquelle on devient un
saint cartes sur table, est la pire des religions. Où sont maintenant les
rêves des grands prophètes ? Ils sont tués dans leur victoire. Il n'est pas
toujours bon, dans les choses humaines, de réussir parfaitement.
Le bien-être dont les Juifs jouirent sous la domination
perse ne fut troublé que vers 355, sous le règne d'Artaxerxès III (Ochus)[2]. Un horrible
scandale eut lieu dans le temple. Le grand prêtre Johanan ou Jonathan, fils
de Joïada, y tua son frère Josué, qui aspirait à le supplanter par la faveur
du satrape persan Bagosès. Bagosès voulut le venger. Il entra de force dans
le temple, ce qui fut tenu pour une affreuse profanation. Il frappa d'un
tribut les victimes qu'on offrait à Iahvé, et, pendant sept ans, rendit la
position des Juifs très mauvaise.
A cela près, Juda s'aperçut très peu, au IVe siècle, des
grandes révolutions qui bouleversaient le monde. Les Juifs trouvèrent, en
général, la domination achéménide bienveillante. Ce profond repos contribua
puissamment à l'espèce d'état d'hypnotisme où le peuple jusque-là le plus
actif, tomba sous l'influence de la Thora. La Thora avait bien trouvé le, terreau
qu'il lui fallait pour prospérer, un État où les provinces n'avaient ni
guerre ni politique à faire. Les règnes de Darius et de Xerxès, en
particulier, restèrent comme l'époque brillante où l'on aimait à placer les
romans[3]. L'Achéménide
avait reconnu qu'il devait son empire à Iahvé ; que fallait-il de plus ?
Jérusalem se développa médiocrement ; mais la race juive gagna comme de
l'huile dans toutes les petites villes de Juda, de Benjamin, de Dan, même du
pays des Philistins. La Galilée
était peut-être déjà entamée. Les relations avec la cour de Suse paraissent
avoir été bonnes. La Judée
ne souffrit pas sensiblement des défauts qui minaient cette grande machine.
Le despotisme ne lui déplaisait pas[4]. Iahvé n'était-il
pas le plus grand des despotes ? Les Juifs d'Orient ne tiraient, ce semble,
de ce despotisme que des profits. L'histoire d'Esther, si elle avait quelque
solidité, montrerait que le beau ciel achéménide eut bien quelques orages ;
mais nous croyons justement que cette histoire est un pur agada et ne renferme aucun élément de réalité.
L'état matériel de Jérusalem était très mesquin, et c'est
là ce qui fait qu'une ville pour nous si pleine d'intérêt, a été inconnue des
Grecs à l'époque de leur plus grand éveil. La Thora y rendait impossible
toute libre activité. L'élément civil faisait complètement défaut ; on ne
voyait que prêtres et ornements sacrés[5]. L'élaboration
qui s'opérait à Jérusalem était secrète ; les meilleurs yeux du monde
n'eussent pu la voir. Hérodote et les logographes n'en surent rien[6]. Les péhas
persans de Jérusalem étaient des préfets de seconde ou troisième classe. Les
grands-prêtres, Éliasib, Joïada, Jonathan, Iaddoua[7], se succédaient
dans la plus complète obscurité, et leurs noms ne sont même pas sus avec exactitude.
Le commerce et l'industrie étaient condamnés à la nullité. La vie dans les
campagnes de Juda était préférée à la vie dans la ville. Il n'y avait de très
riches que les prêtres et ceux qui étaient en rapports avec le gouvernement.
La plus grande erreur est de croire que ce qui, depuis le moyen âge, a fait
des Juifs un peuple voué au maniement de l'argent ait existé à l'origine.
L'objectif de la loi mosaïque est de maintenir le peuple à l'état patriarcal,
d'empêcher la formation des grandes fortunes, d'arrêter le développement
industriel et commercial à la façon tyrienne. Les Juifs ne sont devenus
riches que quand les chrétiens les ont forcés à l'être, en leur interdisant
la possession de la terre et en leur confiant les affaires d'argent auxquelles
les fausses idées qu'ils avaient eux-mêmes sur le prêt à intérêt les
rendaient absolument impropres.
L'état intellectuel était en pleine décadence. L'état
moral n'était pas meilleur. Dès cette époque reculée, tous les défauts qu'on
reproche aux Juifs modernes se font jour. A la fois bas et dédaigneux
vis-à-vis des puissants, les Juifs de l'époque persane nous paraissent
susceptibles, sensibles à la raillerie, cruels quand ils croient qu'on se
moque d'eux[8].
D'un amour-propre très exalté, ils répondent à une plaisanterie par la haine.
Leur ambition est mesquine. Ils ne visent pas à être satrapes ; mais ils
s'arrangent pour être dans la faveur du satrape. Néhémie veut à tout prix
avoir été échanson du roi ; c'est là pour lui une façon de se donner de
l'importance. Les anavim, gens de
paix, gens d'Église, non militaires, ont toujours besoin de se couvrir de
commissions officielles octroyées par un pouvoir militaire ; ils prennent la
force là où elle se trouve. Ah ! pauvre humanité !
A aucun degré Juda ne pouvait être une force militaire ;
c'est là surtout ce qui lui manque ; or, sans cela, il n'y a pas d'État. On
ne fait pas le soldat avec la promesse des récompenses temporelles. Il lui
faut l'immortalité. A défaut du paradis, il y a la gloire, qui est aussi une
espèce d'immortalité. Le soldat de Napoléon se disait bien qu'il serait
toujours un pauvre homme ; mais il sentait que l'épopée à laquelle il
travaillait serait éternelle, qu'il vivrait dans la gloire de la France. Le Grec
savait que sa gloire serait celle qui se perpétuerait le plus longtemps dans
la mémoire des hommes. La bravoure du Gaulois tenait à ce qu'il n'admettait
pas de différence entre la vie et la mort. Le Russe et le Turc croient à un
paradis chimérique qui les attend, s'ils tombent sur le champ de bataille. On
se fait tuer dans ces conditions-là. Le mitnaddeb,
ou volontaire du vieil Israël, était un brave à sa guise ; ce n'était pas un
calculateur religieux, accomplissant le bien parce que Iahvé devait le lui
rendre. Le piétisme juif est trop réfléchi ; il a pu faire des martyrs ; il
n'a pas fait d'armée. Les seules races qui ont fait de grandes armées sont
celles qui ont cru à l'immortalité. Le Juif, le jour de la bataille, ne songe
qu'à s'échapper, offre sa bourse au soldat qui va le tuer, et, voyant que ce
moyen ne réussit pas, il trouve mauvais un jeu où l'homme sage n'a pas tous
ses moyens, et il ne va plus à la bataille[9].
On eût dit que la destinée d'un peuple, s'enfonçant ainsi
dans les idées les plus étroites, n'avait plus aucune issue. La fin d'Israël
a l'air de coïncider avec le moment du plus grand éclat de la Grèce. Esdras et
Néhémie répondent au siècle de Périclès ; ils sont contemporains d'Hérodote,
d'Eschyle, de Socrate, d'Hippocrate. Pendant qu'Israël accepte avec joie le
joug des Achéménides, que Iahvé est tout occupé à tourner en faveur de son
peuple le cœur du grand roi, qu'un Juif est fier d'être échanson, valet,
espion du roi de Perse, la
Grèce résiste à mort, bat Darius, Xerxès, Artaxerxès, et
sauve la civilisation. L'histoire d'Israël, si elle n'avait fait que
continuer Esdras et Néhémie, aurait été celle d'une secte musulmane
rigoriste, celle d'un khouan puissant.
Mais à côté de la Thora
est le volume prophétique. On le lira presque autant que la Thora. On y puisera la
soif de l'avenir. Ces oracles obscurs d'Isaïe, du Second Isaïe, de Zacharie,
de Malachie, souvent pris à rebours, troubleront la quiétude des âmes,
empêcheront le sommeil qui confine à la mort.
En histoire religieuse, un texte vaut, non par ce que
l'auteur a voulu dire, mais par ce que les besoins du temps lui font dire.
L'histoire religieuse de l'humanité se fait à force de contresens. Pour
l'heure, la Thora
triomphe ; mais il faut savoir attendre eh histoire. Dans quatre cents ans,
le christianisme reprendra la tradition de l'Anonyme de 536. Jésus expiera
Esdras, ressaisira le flambeau prophétique d'Israël, enchantera l'humanité
par la perspective de son délicieux royaume de Dieu, entraînera la Grèce elle-même et lui
procurera, sous la forme chrétienne, une nouvelle vie.
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