HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE XVI. — LE GRAND SOMMEIL D'ISRAËL.

 

 

De l'an 400 à l'an 200 environ, Israël sembla dormir profondément, et ce n'est pas sans raison que, dans la chronologie rabbinique, tous ces temps se réduisent à peu près à rien, les temps asmonéens se rattachant presque sans intervalle à Néhémie. Jérusalem, telle que Néhémie l'avait faite, était un vrai tombeau. La Thora y était appliquée ; c'est-à-dire que la vie était prise dans l'instrument de torture le plus terrible qu'on ait jamais inventé. Les utopies, par moment cruelles, des anciens rêveurs étaient réalisées ; l'autorité théocratique avait à sa disposition la mort[1], la confiscation et l'exil. L'émigration avait lieu sur une grande échelle. La Thora juive n'a tous ses mérites que quand elle n'a plus de bras séculier à son service. La domination romaine fut un bienfait, puisqu'elle enleva aux prêtres la disposition de la peine de mort. A l'étranger, la loi juive valait mieux aussi qu'à Jérusalem ; car les condamnations cruelles qu'elle contenait étaient frappées de nullité.

Tout se serrait, se complétait, se rapetissait. Dans les derniers temps de Néhémie, nous sentons encore une opposition très vivace, qui a son centre dans les familles sadokites, alliées à Tobiah et à Sanballat. Maintenant la soumission est absolue. La Thora absorbe tout l'effort intellectuel d'Israël. On ne veut rien savoir de plus ; la Thora est toute science, toute philosophie. Le monde s'éclairait de jour en jour par la merveilleuse initiative de la Grèce. Le judaïsme y tourna le dos et ne voulut donner à la vérité profane (la vraie vérité) que ses heures subcésives. Ce prodigieux psaume CXIX où l'auteur consacre vingt-deux octaves, soit cent soixante-seize versets, à l'éloge de la Loi, à l'exposé de toutes ses excellences, est le résumé complet de l'esprit juif de ce temps, de son parti pris absolu de ne rien voir hors de la Thora, d'y trouver toutes ses espérances, toutes ses consolations. L'observation ponctuelle de la Thora devint une sorte d'amusement. Dès cette époque, le judaïsme jouait au Talmud. La Thora non seulement donna le bonheur ; elle donna le plaisir ; ce fut le jeu de patience du pauvre Israël décrépit.

Le moment le plus dangereux pour une nation est celui où elle croit avoir atteint son idéal, car alors elle commence à voir la vanité de ce qu'elle avait poursuivi. Elle s'aperçoit qu'elle a pris beaucoup de peine pour quelque chose de mesquin. Quand la France a eu réalisé son programme révolutionnaire, elle a découvert à la Révolution toute espèce de défauts. Les vices d'un plan idéal ne se voient qu'à la réalisation. Écrites comme des utopies désirables, les diverses parties de la Thora devenaient, dans la pratique, des chaînes insupportables. La Thora, légalement imposée, était le corset le plus étroit qui eût jamais serré la vie. Rien ne pouvait se produire sous un tel régime. Philosophie, poésie, science, tout fut étouffé. Le génie grec lui-même, comprimé de la sorte, eût péri. Ceux qui ne purent pas fuir Jérusalem furent abrutis, rendus subtils, hypocrites, méchants. Une religion matérialiste, qu'on accomplit mécaniquement et avec laquelle on devient un saint cartes sur table, est la pire des religions. Où sont maintenant les rêves des grands prophètes ? Ils sont tués dans leur victoire. Il n'est pas toujours bon, dans les choses humaines, de réussir parfaitement.

Le bien-être dont les Juifs jouirent sous la domination perse ne fut troublé que vers 355, sous le règne d'Artaxerxès III (Ochus)[2]. Un horrible scandale eut lieu dans le temple. Le grand prêtre Johanan ou Jonathan, fils de Joïada, y tua son frère Josué, qui aspirait à le supplanter par la faveur du satrape persan Bagosès. Bagosès voulut le venger. Il entra de force dans le temple, ce qui fut tenu pour une affreuse profanation. Il frappa d'un tribut les victimes qu'on offrait à Iahvé, et, pendant sept ans, rendit la position des Juifs très mauvaise.

A cela près, Juda s'aperçut très peu, au IVe siècle, des grandes révolutions qui bouleversaient le monde. Les Juifs trouvèrent, en général, la domination achéménide bienveillante. Ce profond repos contribua puissamment à l'espèce d'état d'hypnotisme où le peuple jusque-là le plus actif, tomba sous l'influence de la Thora. La Thora avait bien trouvé le, terreau qu'il lui fallait pour prospérer, un État où les provinces n'avaient ni guerre ni politique à faire. Les règnes de Darius et de Xerxès, en particulier, restèrent comme l'époque brillante où l'on aimait à placer les romans[3]. L'Achéménide avait reconnu qu'il devait son empire à Iahvé ; que fallait-il de plus ? Jérusalem se développa médiocrement ; mais la race juive gagna comme de l'huile dans toutes les petites villes de Juda, de Benjamin, de Dan, même du pays des Philistins. La Galilée était peut-être déjà entamée. Les relations avec la cour de Suse paraissent avoir été bonnes. La Judée ne souffrit pas sensiblement des défauts qui minaient cette grande machine. Le despotisme ne lui déplaisait pas[4]. Iahvé n'était-il pas le plus grand des despotes ? Les Juifs d'Orient ne tiraient, ce semble, de ce despotisme que des profits. L'histoire d'Esther, si elle avait quelque solidité, montrerait que le beau ciel achéménide eut bien quelques orages ; mais nous croyons justement que cette histoire est un pur agada et ne renferme aucun élément de réalité.

L'état matériel de Jérusalem était très mesquin, et c'est là ce qui fait qu'une ville pour nous si pleine d'intérêt, a été inconnue des Grecs à l'époque de leur plus grand éveil. La Thora y rendait impossible toute libre activité. L'élément civil faisait complètement défaut ; on ne voyait que prêtres et ornements sacrés[5]. L'élaboration qui s'opérait à Jérusalem était secrète ; les meilleurs yeux du monde n'eussent pu la voir. Hérodote et les logographes n'en surent rien[6]. Les péhas persans de Jérusalem étaient des préfets de seconde ou troisième classe. Les grands-prêtres, Éliasib, Joïada, Jonathan, Iaddoua[7], se succédaient dans la plus complète obscurité, et leurs noms ne sont même pas sus avec exactitude. Le commerce et l'industrie étaient condamnés à la nullité. La vie dans les campagnes de Juda était préférée à la vie dans la ville. Il n'y avait de très riches que les prêtres et ceux qui étaient en rapports avec le gouvernement. La plus grande erreur est de croire que ce qui, depuis le moyen âge, a fait des Juifs un peuple voué au maniement de l'argent ait existé à l'origine. L'objectif de la loi mosaïque est de maintenir le peuple à l'état patriarcal, d'empêcher la formation des grandes fortunes, d'arrêter le développement industriel et commercial à la façon tyrienne. Les Juifs ne sont devenus riches que quand les chrétiens les ont forcés à l'être, en leur interdisant la possession de la terre et en leur confiant les affaires d'argent auxquelles les fausses idées qu'ils avaient eux-mêmes sur le prêt à intérêt les rendaient absolument impropres.

L'état intellectuel était en pleine décadence. L'état moral n'était pas meilleur. Dès cette époque reculée, tous les défauts qu'on reproche aux Juifs modernes se font jour. A la fois bas et dédaigneux vis-à-vis des puissants, les Juifs de l'époque persane nous paraissent susceptibles, sensibles à la raillerie, cruels quand ils croient qu'on se moque d'eux[8]. D'un amour-propre très exalté, ils répondent à une plaisanterie par la haine. Leur ambition est mesquine. Ils ne visent pas à être satrapes ; mais ils s'arrangent pour être dans la faveur du satrape. Néhémie veut à tout prix avoir été échanson du roi ; c'est là pour lui une façon de se donner de l'importance. Les anavim, gens de paix, gens d'Église, non militaires, ont toujours besoin de se couvrir de commissions officielles octroyées par un pouvoir militaire ; ils prennent la force là où elle se trouve. Ah ! pauvre humanité !

A aucun degré Juda ne pouvait être une force militaire ; c'est là surtout ce qui lui manque ; or, sans cela, il n'y a pas d'État. On ne fait pas le soldat avec la promesse des récompenses temporelles. Il lui faut l'immortalité. A défaut du paradis, il y a la gloire, qui est aussi une espèce d'immortalité. Le soldat de Napoléon se disait bien qu'il serait toujours un pauvre homme ; mais il sentait que l'épopée à laquelle il travaillait serait éternelle, qu'il vivrait dans la gloire de la France. Le Grec savait que sa gloire serait celle qui se perpétuerait le plus longtemps dans la mémoire des hommes. La bravoure du Gaulois tenait à ce qu'il n'admettait pas de différence entre la vie et la mort. Le Russe et le Turc croient à un paradis chimérique qui les attend, s'ils tombent sur le champ de bataille. On se fait tuer dans ces conditions-là. Le mitnaddeb, ou volontaire du vieil Israël, était un brave à sa guise ; ce n'était pas un calculateur religieux, accomplissant le bien parce que Iahvé devait le lui rendre. Le piétisme juif est trop réfléchi ; il a pu faire des martyrs ; il n'a pas fait d'armée. Les seules races qui ont fait de grandes armées sont celles qui ont cru à l'immortalité. Le Juif, le jour de la bataille, ne songe qu'à s'échapper, offre sa bourse au soldat qui va le tuer, et, voyant que ce moyen ne réussit pas, il trouve mauvais un jeu où l'homme sage n'a pas tous ses moyens, et il ne va plus à la bataille[9].

On eût dit que la destinée d'un peuple, s'enfonçant ainsi dans les idées les plus étroites, n'avait plus aucune issue. La fin d'Israël a l'air de coïncider avec le moment du plus grand éclat de la Grèce. Esdras et Néhémie répondent au siècle de Périclès ; ils sont contemporains d'Hérodote, d'Eschyle, de Socrate, d'Hippocrate. Pendant qu'Israël accepte avec joie le joug des Achéménides, que Iahvé est tout occupé à tourner en faveur de son peuple le cœur du grand roi, qu'un Juif est fier d'être échanson, valet, espion du roi de Perse, la Grèce résiste à mort, bat Darius, Xerxès, Artaxerxès, et sauve la civilisation. L'histoire d'Israël, si elle n'avait fait que continuer Esdras et Néhémie, aurait été celle d'une secte musulmane rigoriste, celle d'un khouan puissant. Mais à côté de la Thora est le volume prophétique. On le lira presque autant que la Thora. On y puisera la soif de l'avenir. Ces oracles obscurs d'Isaïe, du Second Isaïe, de Zacharie, de Malachie, souvent pris à rebours, troubleront la quiétude des âmes, empêcheront le sommeil qui confine à la mort.

En histoire religieuse, un texte vaut, non par ce que l'auteur a voulu dire, mais par ce que les besoins du temps lui font dire. L'histoire religieuse de l'humanité se fait à force de contresens. Pour l'heure, la Thora triomphe ; mais il faut savoir attendre eh histoire. Dans quatre cents ans, le christianisme reprendra la tradition de l'Anonyme de 536. Jésus expiera Esdras, ressaisira le flambeau prophétique d'Israël, enchantera l'humanité par la perspective de son délicieux royaume de Dieu, entraînera la Grèce elle-même et lui procurera, sous la forme chrétienne, une nouvelle vie.

 

 

 



[1] L'autorité religieuse pouvait-elle, à l'époque persane, appliquer la peine de mort ? Josèphe (Ant., XI, VIII, 7) semble le supposer. Esdras, VII, 25-26, le suppose aussi.

[2] Josèphe, Ant., XI, VII, 1.

[3] Esther, I, 1 ; III Esdras, ch. III et IV, histoire des pages de Darius ; Bel et le Dragon, commencement.

[4] Cf. III Esdras, IV, 3 et suiv.

[5] Josèphe, Ant., XI, VIII, 5.

[6] Rome aussi leur échappe complètement.

[7] Néhémie, XII, 10, 11, 22, 23.

[8] Néhémie, IV, 1-5 ; VI, 11. Comparez les atroces massa d'Ézéchiel contre les peuples qui ont ri d'Israël.

[9] Ecclésiaste, VIII, 8.