HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE XV. — DÉCADENCE LITTÉRAIRE.

 

 

L'abaissement littéraire suivait l'abaissement politique et moral. Le génie d'Israël semblait éteint. La vieille langue hébraïque tombait tous les jours en désuétude, et était remplacée, dans l'usage vulgaire, par l'araméen, qui devenait l'idiome commun de l'Orient. C'était la langue ordinaire de la chancellerie achéménide[1]. Partout, excepté dans les villes et les colonies phéniciennes, elle tendait à supprimer l'ancien type du parler sémitique, si supérieur comme force et comme beauté littéraire. A Jérusalem, les soferim seuls se servaient encore de l'hébreu ; ils l'apprenaient dans les textes comme une langue classique ; mais ces textes, ils les entendaient très mal[2], et, sur tous les passages difficiles ou altérés, ils faisaient d'énormes contresens, cherchant des significations mystérieuses là où il n'y avait que des choses toutes naturelles. L'orthographe hébraïque primitive, dénuée de voyelles, prêtait à beaucoup d'équivoques ; on commençait, dès lors, à mettre des quiescentes (matres lectionis) pour guider la lecture ; mais on les mettait de travers. Les copistes, ne comprenant pas bien ce qu'ils copiaient et pourtant ne se résignant pas à écrire des non-sens, commettaient des fautes sans nombre. Ainsi l'exégèse des anciens livres hébreux devint tout à fait déplorable, au moins pour les parties poétiques. Les croyances messianiques, se nourrissant d'obscurité, trouvèrent là un riche aliment. Quand ces idées se développèrent, tout passage qui n'était pas clair fut censé messianique ; l'élaboration des espérances de l'humanité s'est faite dans un fatras de bouts de phrases altérées par les copistes, devenues inintelligibles[3]. Quand il s'agit d'espérer, l'humanité trouve partout la preuve de ce qu'elle désire. Ce qu'elle désire est si légitime !

Les anciennes histoires, en dehors de la Thora, étaient peu lues. Les livres des Juges, de Samuel et des Rois existaient tels que nous les avons ; mais les Annales plus étendues des rois de Juda et d'Israël n'étaient pas encore perdues ; les récits relatifs aux prophètes surtout offraient des développements considérables. Un lévite (probablement un chantre[4]) du temple de Jérusalem entreprit, vers les derniers temps de la monarchie perse, de faire une nouvelle histoire sainte avec les livres historiques, plus compacts que les nôtres, qu'il possédait, en les complétant par les légendes prophétiques[5] et les continuant par les documents qu'il avait sur Zorobabel, Esdras et Néhémie[6]. Tout ce qui tenait à l'ancien royaume d'Israël étant maintenant considéré comme schismatique, la nouvelle chronique se borne strictement à l'histoire religieuse de Jérusalem. Même les rôles si essentiels d'Élie et d'Élisée sont presque supprimés. L'auteur, extrêmement préoccupé du culte, veut absolument que les institutions musicales et liturgiques du second temple aient existé depuis le temps de David et de Salomon. En général, il transporte tout ce qui concerne le second temple au premier. Une foule de ses assertions ont pour but de donner une base aux prétentions des lévites. Tout sentiment politique et militaire lui est étranger. Israël n'a pas remporté une seule victoire ; Iahvé a quelquefois tué des milliers d'hommes pour lui.

L'esprit de l'auteur des Chroniques est des plus étroits, ses procédés intellectuels sont des plus mesquins. Jamais on ne poussa plus loin l'étourderie, l'inattention dans l'emploi des sources. Aucun écrivain n'a répandu plus d'erreurs dans le monde que ce misérable compilateur. Il lisait mal, et, du reste, les manuscrits qu'il avait sous les yeux étaient très défectueux. On ne saurait imaginer un plus pauvre philologue, un plus pauvre critique, un paléographe moins habile[7]. Souvent, d'ailleurs, ses fautes sont volontaires ; ce sont des changements introduits de propos délibéré, pour servir le zèle religieux et l'amour-propre national. Plusieurs récits sont de son invention et sentent le fanaticus, l'habitué d'un temple. Il est surtout impitoyable pour ceux qui touchent aux droits des lévites[8]. On est foudroyé, frappé de la lèpre pour avoir usurpé leurs fonctions. L'inauguration du temple se fait par un miracle ; les offrandes sont consumées par la foudre ; l'emplacement du temple est également désigné par le feu du ciel.

La crédulité, le penchant à l'exagération dépassent, chez notre auteur, toutes les bornes. Le caractère de David est entièrement transformé. Ce n'est plus le chef rusé, le condottiere hardi, le souverain habile ; c'est un roi édifiant, uniquement occupé de prêtres, de lévites, de chantres. La couleur ecclésiastique de l'épisode de Joas a, de même, été créée par l'auteur des Chroniques. Ce sont les lévites qui restaurent l'héritier de David et font sa légitimité. Le chant des lévites fait remporter des victoires[9]. Les prophètes se distinguent à peine des prêtres. L'ancienne historiographie juive, telle que nous l'avons dans ses derniers remaniements, est l'œuvre de l'école prophétique ; les Chroniques sont une œuvre exclusivement lévitique. Le culte en est l'objet principal. C'est l'histoire écrite par un sacristain.

Ces produits de la décadence littéraire d'Israël sont tous frappés d'un complet caractère d'épuisement. L'hébreu a dit son dernier mot, quand la Grèce fait ses chefs-d'œuvre. Le style est perdu ; l'araméen, si plat, si long dans ses tours, fait invasion. La littérature des Psaumes, seule, se continuait avec succès. Le rythme était pris. Toujours on entendait résonner ce timbre charmant de l'antique parallélisme, et toujours le vieux cinnor donnait des sons harmonieux. Rien n'était plus facile, du reste, que de faire un psaume à cette époque. L'air était plein en quelque sorte de sonorités rythmiques ; on n'avait qu'à assembler à volonté les jolis distiques qui appartenaient à tout le monde. De là ces innombrables répétitions du livre des Psaumes, ces morceaux qui ne sont que des décalques les uns des autres. On dirait les membres d'une même école lyrique diversement assemblés.

Le culte devenait de plus en plus solennel et pompeux. Louer Iahvé semblait le premier devoir, le but de la vie. Une foule de petits poèmes laudatifs, accompagnés de musique, naissaient chaque jour. Les mots hodou, hallelou Iah, formaient la base de ces compositions lévitiques, qui ne demandaient pas à leurs auteurs beaucoup de frais. Le Psautier émergeait comme une troisième Bible, la plus belle, la plus touchante, la plus harmonieuse, à côté de la Thora et des Prophètes. Mais ce recueil, qui a été comme la nourriture première dont vécut le christianisme en son œuf, n'avait encore aucune unité. On chantait ces cantiques ; on les écrivait peu ; on ne les lisait guère ; on ne les citait jamais. Ce n'était pas Iahvé qui parlait, c'était l'homme qui, en ces touchantes élégies, exprimait ses angoisses, ses espérances, ses joies. On n'attribuait alors l'inspiration qu'à ce que le texte accusait nettement comme dit par Iahvé. Ce qui fait pour nous le charme et l'excellence de ce livre était justement ce qui en rendait la formation lente et la canonisation tardive. La grosse voix de Iahvé qui s'entendait dans les Prophètes et la Thora s'imposait davantage. On n'avait d'oreilles que pour ces oracles impérieux et durs.

Il y avait déjà sans doute des recueils de Psaumes ; mais sûrement le recueil de cent cinquante pièces que nous avons n'était pas clos encore. Il naissait tous les jours des hymnes nouveaux, longtemps chantés avant d'être écrits. Les recueils étaient multiples. La base des cinq livres dont se compose maintenant la collection totale était sans doute déjà posée, bien que l'unité, le caractère propre d'aucun de ces cinq livres ne se laisse apercevoir.

David était censé le grand chorège idéal du culte de Iahvé. L'ancien brigand de Sicéleg apparaissait, comme un psalmiste de profession ; on mettait sur son compte tous les petits poèmes de ce genre qui naissaient de la piété des lévites. Les hymnes, les rites, les instruments de musique eux-mêmes lui étaient attribués[10]. Avec les idées vagues qui présidaient alors à la titulature des livres, il était écrit que le nom de David serait mis un jour en tête de tout le Psautier, ce qui amènerait à croire que le Psautier était de lui. Salomon prenait également le patronage de tous les livres paraboliques et sapientiaux. On s'acheminait enfin à l'idée que Moïse était l'auteur du Pentateuque entier[11] ; la séparation du livre de Josué rendait une telle opinion strictement possible. L'invraisemblance n'existait pas pour un monde où la critique n'avait pénétré à aucun degré. A cet égard, du reste, la Grèce elle-même n'avait sur la Judée qu'une bien faible supériorité.

Le vrai sens de l'histoire était perdu ; on ne tenait plus à garder avec quelque ordre la suite des événements. Les prophètes-historiens ne présentaient plus une succession continue[12]. On se rabattait sur l'histoire édifiante ou plaisante. Le roman juif, avec ses machines littéraires convenues, ses pièces obligées (prières, cantiques, etc.), naissait des nouvelles conditions du monde juif. Les Mémoires, plus ou moins authentiques, de Néhémie et d'Esdras sont déjà des romans, à leur manière ; une part y est faite à la fiction. Zorobabel eut une légende tout à fait du même genre[13]. Tout personnage destiné à un rôle réel ou fictif dut avoir été échanson ou page à la cour achéménide. De belles prières, bien composées, un peu déclamatoires, donnaient la couleur pieuse. L'auteur d'Esther s'en prive exprès, pour ne pas imprimer à son livre un caractère religieux. La forme de Mémoires personnels, même pour des figures qui n'avaient rien d'historique, était recherchée. Ainsi le livre primitif de Tobie avait la forme de Souvenirs de famille. Le roman de Tobie, si l'on n'envisageait que les mœurs, pourrait être de ce temps ; mais le texte que nous avons est plus moderne[14]. On peut affirmer du moins que le livre, avant le siècle de notre ère, n'eut aucune notoriété.

L'agada des pages de Darius[15], rattaché à Zorobabel, ne manque pas d'un certain agrément. Rien de plus fin que le petit tableau de la concubine du roi assise à côté de lui, prenant sa couronne, se la mettant sur la tête et lui donnant une tape sur la joue, ce que le roi trouve charmant[16]. L'éloge du vin et des femmes est traité dans l'ancienne manière, assez libre, et rappelle les Proverbes. Le ton est leste, naïf, souriant. C'est bien là le modèle de ces agadas qui reviennent dans le Talmud, dans les Midraschim, et que les modernes parabolistes, surtout en Allemagne[17], ont souvent imités avec bonheur. Fortes impossibilités, presque senties par l'auteur, bonhomie douce qui ne se fâchera pas si on rit d'elle, grosse naïveté, peu dissimulée, qui ne commande pas la croyance et laisse entendre que les vieux récits renferment des hourdes du même genre, tout cela, noyé dans une atmosphère achéménide, sassanide, bagdadienne, sous le règne d'un despote imbécile, qui tue sans rime ni raison, et se laisse tout dire, faisait un joli cadre aux fabliaux par lesquels Israël vieilli justifiait la loi commune que toute littérature finit par le roman.

La Bible, à partir de l'an 400 à peu près, se compose donc de deux séries fermées, à chacune desquelles on n'admet pas que rien désormais puisse être ajouté, la Thora et les Nebiim. Une seconde série, au contraire, reste toujours ouverte, c'est celle des Ketoubim ou Hagiographes. Là étaient les Proverbes, Job, le Cantique, les Lamentations, et si l'on veut, les Psaumes. Cette série s'augmentera encore d'écrits très importants.

On copiait à cette époque bien plus qu'autrefois, et en copiant on altérait. L'écriture était mauvaise. Les habitudes araméennes, bien plus cursives[18], dominaient. Une foule de lettres arrivaient à se confondre ; les d et les r, en particulier, ne se distinguaient plus les uns des autres. Les livres d'Esdras, de Néhémie, des Psaumes, sont des tissus de fautes, et une paléographie attentive peut seule donner la clef des énigmes qu'ils présentent presque à chaque ligne.

En copiant, aussi, on interpolait. Car les copistes n'étaient pas des gens de métier, reproduisant machinalement les textes. Ainsi un écrivain, dont il semble que nous ayons un psaume[19], crut donner une conclusion au livre de Job en y insérant le faible discours d'Élihou[20]. Il ne conclut rien du tout. Ce sont les mêmes idées, mais vieillies, ratatinées, c'est un affreux rabâchage tournant dans un cercle très étroit, comme les images d'un rêve, frappant toujours le même point des parois du cerveau. Beaucoup de livres bibliques ont été déparés de la sorte.

Quant aux endroits où les gloses et les variantes ont passé dans le texte, ils sont pour ainsi dire innombrables. Les variantes étaient entassées au bas des pages, sans réclame bien nette qui les rattachât au passage qu'elles concernaient. Les copistes postérieurs les transcrivirent à la file les unes des autres et les introduisirent en paquet dans le texte. C'est ainsi qu'on trouve dans quelques psaumes des phrases entières composées avec les variantes d'autres psaumes, comme si on réunissait toutes les gloses qui sont au bas d'une page de la Bible massorétique et qu'on formât à tout hasard un sens avec cela[21]. Un même psaume put de cette façon devenir tellement méconnaissable que, quand on composa le recueil définitif, il arriva parfois que, d'un seul hymne on en fit deux, présentant des sens assez différents pour que l'identité n'ait pu être reconnue que par les progrès récents de la paléographie[22].

La prédominance de l'araméen dans le langage vulgaire rendit de bonne heure nécessaire l'usage de traduire la Loi en araméen, quand on en faisait des lectures publiques[23]. Il semble que, pendant longtemps, ces traductions furent orales ; le docteur les improvisait selon son sentiment. Plus tard, quand les synagogues prirent leur développement, les Targums chaldéens[24] s'écrivirent ; les lectures en devinrent régulières. La Bible qu'on sut par cœur, qu'on se cita à soi-même dans les moments solennels fut en araméen[25].

 

 

 



[1] Clermont-Ganneau, Revue archéol., août 1878, p. 93-107.

[2] Preuve, l'auteur des Chroniques.

[3] Exégèse des Évangiles et, en général, des premiers chrétiens.

[4] Kuenen, Hist. critique, t. I, p. 480.

[5] Reuss, Chron. eccl., p. 27 et circa ; Kuenen, op. cit., p. 467 et circa.

[6] Les livres d'Esdras et Néhémie, dans leur état actuel, doivent être considérés comme faisant suite aux deux livres des Chroniques, fort inexactement dits Paralipomènes.

[7] Voir Kuenen, op. cit., t. Ier, p. 457-495.

[8] Kuenen, op. cit., t. Ier, p 488 et suiv.

[9] II Chron., XX, 19, 21.

[10] Esdras, III, 10 ; Néhémie, XII, 24, 36, 44, 45 ; I Chron., XVI, XXIII-XXVI ; Sirach, XLVII, 9-12.

[11] Le premier texte à cet égard est Josèphe, Contre Apion, 1, 8. Josèphe, cependant, affecte en général, de ne pas prendre Moïse pour un ίςτορικός ; c'est un νομοθέτης. Ant., IV, VIII, 3. Cf. Sirach, XIV, 6 ; Deutéronome, XXXIII, 4.

[12] Josèphe, Contre Apion, I, 8.

[13] III Esdras, III et IV, et Josèphe, Ant., XI, III.

[14] Origines du christ., t. VI, 551 et suiv.

[15] III Esdras, ch. III et IV. L'original fut certainement hébreu.

[16] III Esdras, IV, 29 et suiv.

[17] Par exemple, Krummacher.

[18] Voir les papyrus araméens de l'époque achéménide. Corpus inscr. semit., 2e partie, n° 144 et suiv.

[19] Ps. CVII.

[20] Peut-être faut-il le rapporter à l'époque grecque. רטפש = peut-être ράθομος.

[21] Voir surtout Ps. XL, 8 ; Ps. LXXIV, 9.

[22] Voir par ex. les Ps. XIV et LIII.

[23] Il n'y a rien à conclure de Néhémie, VIII, 8.

[24] Fausse dénomination, qui vient de Daniel, II, 4, mal entendu.

[25] Λαμμά σαβοχθανί.