HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE XII. — DERNIÈRES LUEURS DU PROPHÉTISME.

 

 

Bien que très affaibli, l'esprit prophétique vivait encore, et nous avons, pour ainsi dire, son dernier soupir en un petit écrit qui fut certainement contemporain de Néhémie. L'auteur ne s'est désigné qu'avec mystère, et n'a pas voulu que son nom fût connu. Les abus qu'il combat sont ceux-là mêmes que combat Néhémie : la négligence dans le payement des dîmes et autres redevances légales les mariages mixtes des Juifs avec des femmes païennes, le divorce, surtout quand on répudiait une femme israélite pour épouser une femme étrangère, l'offrande par les prêtres de bêtes tarées, qu'on n'eût point offertes au péha. Les idées eschatologiques et messianiques préoccupent ce tard-venu des prophètes à l'égal de tous ses devanciers. Le jour de Iahvé est proche ; ce sera un feu, une extermination. Dieu y va préparer les fidèles par une apparition étrange ; c'est Élie qui va ressusciter, pour faire la réconciliation dans la conscience déchirée d'Israël. Cet envoyé extraordinaire, Iahvé l'appelle maleaki, mon envoyé. La vision tout entière prit de là son nom. On l'appela la Prophétie de maleaki, mot qui devint ensuite le nom propre Malachie[1].

La situation morale vraiment tragique de la conscience israélite est sentie par l'anonyme avec une grande vivacité. Les gens pieux sont à bout de patience et se disent : Faisons le mal ; puisque c'est par là qu'on plaît à Iahvé[2]. Servir Dieu est chose vaine. Quel profit avons-nous à observer les préceptes, à porter toujours le deuil ?... Désormais nous dirons : Heureux les zédim ! Les artisans de crime prospèrent ; ils défient Dieu et s'échappent toujours sains et saufs. La réponse de Iahvé ne se fait pas attendre. Un mémoire[3] est dressé, contenant les noms des vrais serviteurs de Iahvé.

Ils seront à moi en pécule, dit Iahvé Sabaoth, pour le jour que je fais, et j'aurai pitié d'eux comme un homme a pitié de son fils qui le sert. Et vous verrez alors quelle différence il y a entre le juste et l'impie, entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas. Car voici que le jour vient, brûlant comme une fournaise, où tous les zédim et tous ceux qui font le mal ressembleront à de la paille, et le jour qui approche y mettra le feu, dit Iahvé Sabaoth, et ne leur laissera ni racine ni rameau. Mais, pour vous qui craignez mon nom, il se lèvera un soleil de justice, et la guérison sera sur ses ailes, et vous sortirez et vous bondirez comme des génisses hors de l'étable. Et vous foulerez aux pieds les impies ; car ils seront cendre sous la plante de vos pieds, aux jours que je fais, dit Iahvé Sabaoth. Souvenez-vous de la loi de Moise, mon serviteur, que je lui ai prescrite sur le Horeb, comme ordonnance et statut pour tout Israël. Et voilà que je vous envoie le prophète Élie, avant que vienne le jour de Iahvé, grand et redoutable, et il ramènera le cœur des pères aux enfants, et le cœur des enfants à leurs pères, de peur que je ne vienne et ne frappe la terre de hérem.

On voit quelle transformation est en train de s'accomplir dans les anciennes idées. Iahvé tient un registre des noms de ceux de ses fidèles qui n'ont pas VII la revanche. Si le prophète anonyme eût poussé son raisonnement jusqu'au bout, il eût créé pour ces victimes du déni de justice de Iahvé un lieu d'attente, puis une ère de triomphe. Cette conclusion ne sera tirée qu'à l'époque des Macchabées. Mais déjà, au temps de Néhémie, on admet qu'un ancien prophète puisse ressusciter ou qu'un vivant puisse être le représentant adéquat d'un ancien prophète. Nous voyons se lever l'aurore d'une eschatologie nouvelle, où la résurrection sera considérée comme possible, et où les anciens prophètes seront conçus comme réapparaissant pour un rôle nouveau à la fin des temps. C'était la conséquence de la décadence générale du rôle prophétique. On n'admettait plus qu'il pût y avoir de grands prophètes comme Isaïe, Jérémie, ou même Zacharie. Il fallait donc, pour les besoins des derniers jours, ressusciter quelqu'un des anciens hommes de Dieu. Élie, le géant des prophètes, par sa légende grandiose, par son séjour au Horeb, qui le rapprochait de Moïse, par son enlèvement au ciel, était bien désigné pour être le précurseur du jour grand et redoutable[4]. Ce sera là un des facteurs principaux de l'Apocalypse chrétienne. Jean-Baptiste et Jésus devront à l'anonyme du temps de Néhémie un de leurs traits mythologiques les plus essentiels.

Le scheol, par le temps qui court, lâche sa proie un peu plus facilement que par le passé. L'idée qu'on peut être descendu au scheol et en sortir parait dans la légende de Jonas, qui nous montre le spectacle bizarre d'un psaume chanté au fond de la mer. L'opinion générale était autrefois qu'on ne prie pas dans le scheol. Ici, au contraire, Dieu exauce des prières qui lui sont adressées du ventre d'un poisson[5]. Le besoin de récompenses d'outre-tombe s'imposait fatalement, à mesure que la réalisation des bonheurs promis s'éloignait. Mais il faudra deux cent cinquante ans encore pour que les idées arrivent à se débrouiller. Il faudra des martyrs. Le martyr n'a pas évidemment sa récompense ici-bas. Un autre monde est nécessaire pour la lui donner.

Maleaki, devenu le nom d'un prophète, s'ajouta au recueil des écrits prophétiques déjà réunis en volume. Après le Maleaki rien n'y fut plus inséré. La nouvelle germination prophétique qui eut lieu, sous forme apocalyptique, à partir des Macchabées, resta dans les Ketoubim ou Hagiographes. Le volume était ficelé, relié en quelque sorte. On ne le délia plus, même pour des productions auxquelles on attribuait une inspiration très élevée. Ces écrits ne purent forcer la barrière ; ils restèrent dans les dernières pages ouvertes du volume sacré[6]. Les mots étranges de Maleaki sur Élie frappèrent l'imagination, et on s'habitua à les transcrire en grosses lettres à la fin du rouleau[7]. Ce fut la consécration, ou plutôt un pas de plus dans la matérialisation de l'idée messianique.

La bibliothèque prophétique, désormais close, était lue avec ardeur par ceux qui conservaient des idées d'avenir. Elle prit aussi le sens et la valeur d'un recueil sibyllin, où l'on chercha des oracles destinés à faire connaître les événements futurs. Les écrits de Jérémie servirent surtout à cet emploi frivole. Ce qui était perdu, c'était l'esprit de ces vieux tribuns terribles, pleins d'une si haute puissance d'indignation et d'un amour si ardent de la justice. Le Grand Anonyme de 536, ressuscitant cent ans après sa mort, eût sûrement pleuré sur la génération affaiblie, qui avait remplacé par des soucis de redevances lévitiques les préoccupations de la religion pure. Les deux grandes espérances des prophètes, savoir le rapprochement de Juda et d'Éphraïm, s'opérant à Jérusalem, et l'idée de Jérusalem devenant le centre religieux du monde, étaient des rêves d'un autre tige. Zorobabel et Néhémie ont formellement exclu Samarie de l'œuvre de la restauration ; le schisme samaritain est consommé. Quant au monde, s'il se présentait au temple d'Esdras et de Néhémie, avec quelle ignominie il serait repoussé ! A la porte les infidèles ! A la porte les incirconcis ! A la porte les souillés ! Le juif parfait est un nibdal, un séparé. Il ne veut de contact qu'avec les purs. Le nibdalisme donne les plus grandes jouissances d'orgueil qu'il y ait ; mais il s'interdit par là même les grands prosélytismes et les vastes pensées.

On ne sait jamais ce que l'on fonde. Jésus crut fonder la religion de l'esprit ; la religion sortie de lui a été aussi superstitieuse qu'aucune autre ; les jésuites ont pu se dire la compagnie de Jésus. François d'Assise crut fonder le christianisme éternel et vivant ; ce qui, en définitive, est sorti de lui, ce sont de mesquines confréries, totalement subordonnées à l'Église officielle et sans aucune valeur morale sérieuse. De même les prophètes de la grande époque eussent protesté s'ils avaient vu leurs idées puritaines et austères aboutir à un ritualisme grossier, à des questions de sacrifices et d'impuretés légales. Eux qui soutenaient que le mal seul est une impureté, que l'injustice ne saurait être expiée par aucun sacrifice ! Les choses humaines sont coutumières de ces volte-face. Et néanmoins, de tout effort désintéressé quelque chose reste toujours. L'esprit des prophètes devait renaître, tandis que ce culte étudié dans ses moindres détails, représenté par un énorme personnel, devait disparaître à jamais.

 

 

 



[1] Malachie, I, 1 ; III, 1 et 23-24.

[2] Malachie, II, 17.

[3] Malachie, III, 16.

[4] Cf. Sirach, XLVIII, 10.

[5] Jonas, II, 3 et suiv.

[6] La traduction grecque les y inséra.

[7] C'est encore l'usage aujourd'hui dans les bibles hébraïques imprimées.