Comme il est clair que le monde païen ne s'attachera pas
aux pans de l'habit d'un Juif pour venir à un culte qui l'exclut et
l'injurie, on sent bien que la victoire en Israël sera un jour à celui qui,
comme Jésus, suivra le Grand Anonyme et prendra juste le contre-pied de
Néhémie. Mais, dans l'histoire d'une grande révolution, on doit faire la part
des conservateurs. Sans eux rien de solide. Le but final de Toutes les vexations des piétistes, on l'a vu, se faisaient au nom du roi de Perse, c'est-à-dire au nom d'une autorité dont on disait d'ailleurs tout le mal possible[1]. C'est là une pratique ordinaire aux cléricaux. Toujours frondeurs ou se donnant des airs de victimes, quand ils parlent de l'État laïque, ils se retrouvent sujets loyaux et particulièrement fidèles, le jour où il s'agit d'obtenir contre les libéraux des mesures d'intolérance. La surveillance réciproque, l'espionnage dévot, tant d'autres vilaines habitudes dont le christianisme, en ses parties fanatiques, ne s'est pas toujours assez gardé, Néhémie en a également donné le premier exemple. Ce contemporain de Périclès fut le premier jésuite, le plus dangereux des jésuites. Platon, qui n'entendit jamais parler de lui, a tracé son portrait dans l'Euthydème, si ce dialogue est de Platon. Euthydème n'est pas un prêtre ; c'est un laïque fanatique. Néhémie, non plus, n'est pas un prêtre. Esdras, selon la tradition fictive qui se forma sur lui, ne fut qu'un sopher. Les prêtres, surtout la famille pontificale, appartenant à l'aristocratie et recherchant les mariages riches, étaient les plus portés de la nation vers les alliances avec ces familles puissantes, iahvéistes à l'ancienne manière, qui avaient leur centre à Samarie. Dans le judaïsme, comme dans le protestantisme, le fanatisme vient des laïques ; les réformes rigoristes sont imposées aux prêtres, qui marchent docilement sous la férule des pieux laïques. On ne cite pas le nom d'un seul cohen juif qui ait joué un rôle important. Le cohen d'Israël n'a jamais été réformateur ; mais sa mollesse a favorisé toutes les réformes. Rien de plus dangereux, en un sens, que le prêtre épicurien, et mécréant. Pour sauver son repos, il laisse passer tous les fanatismes. Un des plus terribles accès de fièvre religieuse s'est produit sous le sceptique Léon X. L'incrédule cour de Rome a tenu les cierges à l'avènement de toutes les folies, à peu près comme les prêtres qui sonnaient de la trompette aux processions de Néhémie. Nous avons plusieurs fois fait remarquer que les diverses
lois, dites mosaïques, ne furent jamais des lois réelles dans les anciens
royaumes d'Israël et de Juda. Sous la domination perse, elles commencèrent
d'être appliquées en Judée par l'autorité gouvernementale. Néhémie nous en
offre le premier exemple. Mais tout cela est bien intermittent encore. Ce qui est frappant, en effet, c'est l'analogie de ces anciens Juifs avec les musulmans. De part et d'autre, c'est la même incapacité de discerner entre la société religieuse et la société civile, la même intolérance, la même affectation de tenue austère, devant nécessairement dégénérer en hypocrisie. Les femmes, comme chez les musulmans, se tenaient absolument en dehors du mouvement. Il en revint peu de Babylonie, et les odieuses mesures provoquées par lés fanatiques durent créer de terribles haines féminines contre le piétisme nouveau. Ces sortes de religions sémitiques, sur le type du judaïsme et de l'islam, sont exclusivement des religions d'hommes. Au Ve siècle, les femmes assistent aux panégyries religieuses[3] ; mais elles ne savent pas écrire[4] ; très peu de femmes sont nommées. Pas une seule figure de femme n'apparaît en ce temps. Les généalogies, par le côté masculin, au contraire, étaient gardées avec zèle, sinon avec exactitude[5]. L'esprit de famille, entendu à la façon de l'Orient, était très fort. Ces Juifs, transformés par toutes sortes de prosélytismes, d'aventures et de sélections, n'étaient au fond que des patriarches devenus bigots et intolérants, comme les dévots musulmans de nos jours ne sont que des Arabes ayant surtout gardé de leur caractère le côté rigoriste et étroit. Le bigot faisait son entrée dans le monde. Iahvé avait
toujours eu une aversion décidée pour l'air cavalier ; il se faisait un malin
plaisir de jeter par terre le jeune premier qui caracole. Le iahvéiste est
humble, doux, résigné. L'homme profane lui fait l'effet d'un orgueilleux,
d'un insolent, simplement parce qu'il n'a pas le même air cafard que lui. La
guerre du dévot et du mondain commençait. En Grèce, le type de l'homme dégagé
de préjugés grandissait sans opposition. Le luxe, la richesse,
l'aristocratie, la naissante liberté de l'esprit produisaient des hommes
élégants, le plus souvent parasites des grands, voyant la vanité des
croyances religieuses et incapables encore de voir la vérité supérieure de la
morale. Chypre, Les époques de compression religieuse ne sont pas pour les
hommes pieux des époques désagréables. Le principal défaut des Juifs est
d'aimer à se vexer ; ils passent leur vie à se brouiller et à se réconcilier
les uns avec les autres. Une révélation avec laquelle on se croit sûr d'avoir
raison est le meilleur prétexte pour la haine. PREMIER CHŒUR. Heureux ceux qui craignent Iahvé[8], Qui marchent dans ses voies. DEUXIÈME CHOEUR. Le produit de tes mains, tu le mangeras ; Tu seras heureux ; le bien sera pour toi. Ta femme sera comme une vigne abondante, A l'intérieur de ta maison ; Tes fils sont comme de jeunes plants d'oliviers, Autour de ta table. PREMIER CHOEUR. Voilà comment est béni l'homme qui craint Iahvé. DEUXIÈME CHŒUR. Que Iahvé te bénisse de Sion ! Goûte le bonheur de Jérusalem tous les jours de ta vie. Puisses-tu voir les fils de tes fils ! Paix sur Israël ! La richesse, la considération, beaucoup d'enfants (c'est la constante préoccupation de ce temps), voilà la récompense des justes. Quant à l'incrédule, on lui reproche presque d'exister. Les méchants n'auront que des disgrâces, si bien qu'on se demande comment, dans un monde où les choses se seraient passées comme le prétend le Psalmiste, il pouvait y avoir quelqu'un d'assez stupide pour être méchant. Des gens si avisés sur ce qui rapporte et si assurés que la vertu est le meilleur des placements, devraient tous être vertueux. |
[1] Esdras, VII, 25-26 ; Néhémie, IX, 36-37.
[2] Josèphe, Ant., XI, VIII, 7.
[3] Néhémie, ch. X, 28-30 ; III, 43.
[4] Néhémie, ch. X ; aucune femme ne signe.
[5] Chron., Esdras, Néhémie.
[6] Hérodote, III, 14-15.
[7] C'est la nuance du mot zédim fréquemment employé à cette époque pour désigner les ennemis des saintes gens : hominis protervi. Ps. LXXXVI, 14 ; CXIX, 21, 51, 69, 78 ; XIX, 14 ; plusieurs fois Mal., III, 15, 19.
[8] Ps. CXXVIII.