HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE XI. — LE BIGOTISME.

 

 

Comme il est clair que le monde païen ne s'attachera pas aux pans de l'habit d'un Juif pour venir à un culte qui l'exclut et l'injurie, on sent bien que la victoire en Israël sera un jour à celui qui, comme Jésus, suivra le Grand Anonyme et prendra juste le contre-pied de Néhémie. Mais, dans l'histoire d'une grande révolution, on doit faire la part des conservateurs. Sans eux rien de solide. Le but final de la France, c'est la révolution. Ceux qui ont contribué à faire la France, même quand ils ont été les moins révolutionnaires des hommes, ont travaillé pour la révolution.

Toutes les vexations des piétistes, on l'a vu, se faisaient au nom du roi de Perse, c'est-à-dire au nom d'une autorité dont on disait d'ailleurs tout le mal possible[1]. C'est là une pratique ordinaire aux cléricaux. Toujours frondeurs ou se donnant des airs de victimes, quand ils parlent de l'État laïque, ils se retrouvent sujets loyaux et particulièrement fidèles, le jour où il s'agit d'obtenir contre les libéraux des mesures d'intolérance. La surveillance réciproque, l'espionnage dévot, tant d'autres vilaines habitudes dont le christianisme, en ses parties fanatiques, ne s'est pas toujours assez gardé, Néhémie en a également donné le premier exemple. Ce contemporain de Périclès fut le premier jésuite, le plus dangereux des jésuites. Platon, qui n'entendit jamais parler de lui, a tracé son portrait dans l'Euthydème, si ce dialogue est de Platon. Euthydème n'est pas un prêtre ; c'est un laïque fanatique. Néhémie, non plus, n'est pas un prêtre. Esdras, selon la tradition fictive qui se forma sur lui, ne fut qu'un sopher. Les prêtres, surtout la famille pontificale, appartenant à l'aristocratie et recherchant les mariages riches, étaient les plus portés de la nation vers les alliances avec ces familles puissantes, iahvéistes à l'ancienne manière, qui avaient leur centre à Samarie. Dans le judaïsme, comme dans le protestantisme, le fanatisme vient des laïques ; les réformes rigoristes sont imposées aux prêtres, qui marchent docilement sous la férule des pieux laïques. On ne cite pas le nom d'un seul cohen juif qui ait joué un rôle important. Le cohen d'Israël n'a jamais été réformateur ; mais sa mollesse a favorisé toutes les réformes. Rien de plus dangereux, en un sens, que le prêtre épicurien, et mécréant. Pour sauver son repos, il laisse passer tous les fanatismes. Un des plus terribles accès de fièvre religieuse s'est produit sous le sceptique Léon X. L'incrédule cour de Rome a tenu les cierges à l'avènement de toutes les folies, à peu près comme les prêtres qui sonnaient de la trompette aux processions de Néhémie.

Nous avons plusieurs fois fait remarquer que les diverses lois, dites mosaïques, ne furent jamais des lois réelles dans les anciens royaumes d'Israël et de Juda. Sous la domination perse, elles commencèrent d'être appliquées en Judée par l'autorité gouvernementale. Néhémie nous en offre le premier exemple. Mais tout cela est bien intermittent encore. La Thora ne sera pratiquée avec l'appui du pouvoir civil que du temps des Asmonéens, dans deux cent cinquante ans. Jusque-là l'observation de la Thora n'a pour sanction que la conviction personnelle et une opinion publique extrêmement sévère. La situation était à peu près celle où se trouvent les musulmans en Algérie, sous la domination française. Le péha persan ne se mettait pas au service de la loi théocratique, bien que chacun de ses administrés l'observât comme loi morale et s'y assujettît, dans les matières mixtes, comme à un statut personnel. Il en résultait des gênes terribles, des pénalités souvent atroces ; pour les éviter, beaucoup de Juifs s'exilaient volontairement[2].

Ce qui est frappant, en effet, c'est l'analogie de ces anciens Juifs avec les musulmans. De part et d'autre, c'est la même incapacité de discerner entre la société religieuse et la société civile, la même intolérance, la même affectation de tenue austère, devant nécessairement dégénérer en hypocrisie. Les femmes, comme chez les musulmans, se tenaient absolument en dehors du mouvement. Il en revint peu de Babylonie, et les odieuses mesures provoquées par lés fanatiques durent créer de terribles haines féminines contre le piétisme nouveau. Ces sortes de religions sémitiques, sur le type du judaïsme et de l'islam, sont exclusivement des religions d'hommes. Au Ve siècle, les femmes assistent aux panégyries religieuses[3] ; mais elles ne savent pas écrire[4] ; très peu de femmes sont nommées. Pas une seule figure de femme n'apparaît en ce temps. Les généalogies, par le côté masculin, au contraire, étaient gardées avec zèle, sinon avec exactitude[5]. L'esprit de famille, entendu à la façon de l'Orient, était très fort. Ces Juifs, transformés par toutes sortes de prosélytismes, d'aventures et de sélections, n'étaient au fond que des patriarches devenus bigots et intolérants, comme les dévots musulmans de nos jours ne sont que des Arabes ayant surtout gardé de leur caractère le côté rigoriste et étroit.

Le bigot faisait son entrée dans le monde. Iahvé avait toujours eu une aversion décidée pour l'air cavalier ; il se faisait un malin plaisir de jeter par terre le jeune premier qui caracole. Le iahvéiste est humble, doux, résigné. L'homme profane lui fait l'effet d'un orgueilleux, d'un insolent, simplement parce qu'il n'a pas le même air cafard que lui. La guerre du dévot et du mondain commençait. En Grèce, le type de l'homme dégagé de préjugés grandissait sans opposition. Le luxe, la richesse, l'aristocratie, la naissante liberté de l'esprit produisaient des hommes élégants, le plus souvent parasites des grands, voyant la vanité des croyances religieuses et incapables encore de voir la vérité supérieure de la morale. Chypre, la Phénicie, la Lydie, l'Égypte même, avaient de ces Brummel, faisant la mode, hommes de plaisir, exempts de fanatisme, fort recherchés des rois. Crésus était entouré d'un personnel de ce genre. Psamménit, roi d'Égypte, mettait avant toutes ses disgrâces les disgrâces de son compagnon de plaisir[6]. Aristippe de Cyrène, qui affectait de ne croire qu'à la jouissance, était, sans aucune religion, un parfait galant homme. Pisistrate, Solon, les sept sages de la Grèce présentaient des types bien supérieurs ; car l'amour du vrai se joignait chez eux à l'élégance, souvent un peu superficielle, de ce dandysme naissant. Israël comptait, parmi ses lécim ou zédim, beaucoup de mécréants de cette espèce, riant des vieilles dévotions naïves avec la désinvolture de gens du monde[7]. Entre eux et les saints, la guerre était à mort. Les femmes, en général, prenaient parti pour les lécim et se moquaient des dévots. Les piétistes prétendaient que, pour les punir d'avoir trop d'esprit, Iahvé ne leur donnerait pas d'enfants. Pour bien comprendre cela, il faut avoir vu combien le musulman puritain est le contraire d'un homme du monde. L'idée de niaiserie attachée à la dévotion, le respect humain, comme on l'entend dans nos pays, est un non-sens dans les pays musulmans. Loin que la religion y entraîne avec elle le moindre ridicule, c'est l'homme exact en religion qui y passe pour l'homme comme il faut.

Les époques de compression religieuse ne sont pas pour les hommes pieux des époques désagréables. Le principal défaut des Juifs est d'aimer à se vexer ; ils passent leur vie à se brouiller et à se réconcilier les uns avec les autres. Une révélation avec laquelle on se croit sûr d'avoir raison est le meilleur prétexte pour la haine. La Loi, odieuse aux libertins, procurait le repos parfait à ceux qui l'embrassaient de cœur. On avait des joies infinies, surtout celle de voir la honte et les disgrâces de ses adversaires. A un médiocre degré de culture morale, dans un monde très divisé en coteries, on jouit beaucoup du mal qui arrive aux gens de l'autre coterie. Le Juif de la stricte observance avait le plaisir auquel l'homme tient le plus, le plaisir de haïr celui qui est d'une autre opinion que lui. Il était pauvre, mais heureux. Rien ne donne plus de bonheur qu'une règle, une vie disciplinée.

PREMIER CHŒUR.

Heureux ceux qui craignent Iahvé[8],

Qui marchent dans ses voies.

DEUXIÈME CHOEUR.

Le produit de tes mains, tu le mangeras ;

Tu seras heureux ; le bien sera pour toi.

Ta femme sera comme une vigne abondante,

A l'intérieur de ta maison ;

Tes fils sont comme de jeunes plants d'oliviers,

Autour de ta table.

PREMIER CHOEUR.

Voilà comment est béni l'homme qui craint Iahvé.

DEUXIÈME CHŒUR.

Que Iahvé te bénisse de Sion !

Goûte le bonheur de Jérusalem tous les jours de ta vie.

Puisses-tu voir les fils de tes fils !

Paix sur Israël !

La richesse, la considération, beaucoup d'enfants (c'est la constante préoccupation de ce temps), voilà la récompense des justes. Quant à l'incrédule, on lui reproche presque d'exister. Les méchants n'auront que des disgrâces, si bien qu'on se demande comment, dans un monde où les choses se seraient passées comme le prétend le Psalmiste, il pouvait y avoir quelqu'un d'assez stupide pour être méchant. Des gens si avisés sur ce qui rapporte et si assurés que la vertu est le meilleur des placements, devraient tous être vertueux.

 

 

 



[1] Esdras, VII, 25-26 ; Néhémie, IX, 36-37.

[2] Josèphe, Ant., XI, VIII, 7.

[3] Néhémie, ch. X, 28-30 ; III, 43.

[4] Néhémie, ch. X ; aucune femme ne signe.

[5] Chron., Esdras, Néhémie.

[6] Hérodote, III, 14-15.

[7] C'est la nuance du mot zédim fréquemment employé à cette époque pour désigner les ennemis des saintes gens : hominis protervi. Ps. LXXXVI, 14 ; CXIX, 21, 51, 69, 78 ; XIX, 14 ; plusieurs fois Mal., III, 15, 19.

[8] Ps. CXXVIII.