HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE X. — PROMULGATION DE LA THORA.

 

 

On le voit, la critique a réduit presque à rien la part d'Esdras dans la rédaction de l'Hexateuque. Fut-il, du moins, le promulgateur de cette Thora qu'il n'avait point faite, et qui désormais sera le centre unique de la vie d'Israël ? Le récit qui nous a été conservé sur ce point n'a pas une plus grande valeur historique que toutes les relations qui nous restent de ce temps ; il peut cependant représenter dans ses lignes générales un événement qui, sous une forme ou sous une autre, dut laisser une profonde trace.

Les grandes panégyries à effet, les missions du genre que depuis les jésuites imitèrent, les pactes solennels, terminés par une scène d'apparat et par des sacrifices, étaient bien dans le goût juif. Une foule d'histoires légendaires qu'on rapportait au temps de Moïse et de Josué entraînaient lés imaginations à se complaire en des scènes de berith ou d'alliances, qu'on pensait avoir été le point de départ d'ères nouvelles dans les relations de Iahvé et de son peuple. Esdras aurait médité un éclat de ce genre[1]. Le septième mois (tisri), répondant à l'équinoxe d'automne, amenait la fête des tentes, où tout Israël passait quelques jours sous des huttes de feuillage, en plein air. Le peu d'étendue du pays occupé par les colons rapatriés rendait facile la concentration de presque toute la nation sur un seul point. Cette circonstance prêtait merveilleusement au grand coup qu'Esdras voulait frapper. En une année qu'on peut supposer par approximation avoir été l'an 450 avant Jésus-Christ, averti sous main par le scribe agitateur, presque tout l'Israël nouveau se trouva réuni à Jérusalem. Le centre de la panégyrie était sur le large espace ouvert qui s'étendait près de la porte de l'enceinte du temple connue sous le nom de porte des Eaux. Comme le rempart n'existait pas encore, la foule pouvait se répandre aux alentours (vers le seraï actuel).

Devant le peuple assemblé, Esdras parut, dit-on, tenant le volume de la Thora. Voici la scène, telle que la racontait l'ancienne Vie d'Esdras :

Esdras le prêtre apporta donc la Thora en présence de l'assemblée, composée d'hommes, de femmes et d'enfants ayant l'âge de raison, le premier jour du septième mois. Et il en fit la lecture, devant la place qui est en face de la porte des Eaux, depuis le lever du jour jusqu'à midi, en présence des hommes, des femmes et des enfants ayant l'âge de raison, et les oreilles de tout le peuple étaient tendues vers le livre de la Thora. Et Esdras le sofer se tenait sur l'estrade de bois, qu'on avait dressée pour la circonstance, et se tenaient à côté de lui : Mattitiah, Séma, Ouriah, Helqiah, Maaseyah, à sa droite, et à sa gauche : Pedaïali, Misael, Malkiah, Hasum, Hashaddana, Zakariah, Mesullam[2]. Et Esdras ouvrit le livre aux yeux de tout le peuple (car il était élevé au-dessus de tout le peuple), et, quand il l'ouvrit, tout le peuple était debout. Et Esdras bénit Iahvé, le grand Dieu, et tout le peuple répondit : Amen ! Amen ! en levant les mains ; et ils s'inclinèrent et se prosternèrent devant Iahvé, la face contre terre. Et Iésoua, Bani, Sérébiah, Iamin, Akkouh, Sabbetaï, Hodiah, Maaseyah, Kélita, Azariah, Jozahad, Hanan, Pelaïah et les lévites expliquaient la Thora au peuple debout. Ils lisaient dans le livre de la Thora de Dieu distinctement, de manière à être compris ; puis ils expliquaient ce qu'ils avaient lu.

Les Israélites fondent en larmes, Esdras et les lévites[3] les consolent et les engagent à se réjouir. Le lendemain, on cherche à bien comprendre ce qu'Esdras a lu la veille. On étudie la Thora qu'il a lue, comme un texte nouveau et inconnu jusque-là. On y trouve le détail de la fête des tentes[4]. Les gens s'empressent de s'y conformer, comme à une loi dictée par Moïse, il est vrai, mais tombée en désuétude depuis un temps immémorial. La fête est célébrée pendant sept jours, dans des gourbis dressés sur le toit des maisons, dans les cours, dans les parvis du temple, sur la place de la porte des Eaux, et sur la place de la porte d'Éphraïm. Chaque jour, on faisait une lecture de la Thora. Le huitième jour, il y eut une assemblée solennelle[5].

La légende expliqua ainsi par des actes successifs et répétés ce qui fut l'effet d'une longue habitude et de lentes transformations. Les fêtes fournissaient l'occasion à des espèces de missions, de retraites, d'exercices d'édification réciproque, destinés à raviver le zèle de la Loi, telle que l'entendait la piété du temps. La lecture de la Loi faisait partie de toutes ces fêtes. On s'y préparait en se séparant des étrangers, par le jeûne et les habits de deuil, par l'humiliation, les Psaumes de la pénitence, la confession des péchés et de ceux des pères. Les lévites avaient une estrade et jouaient dans ces manifestations piétistes un rôle important[6].

Ces manifestations donnaient naissance à des compositions religieuses, sortes de confessions publiques, dont une au moins nous a été conservée dans les Mémoires d'Esdras[7], et dont plusieurs se retrouvent dans le livre des Psaumes. Je veux parler de ces Psaumes de la pénitence, devenus une part si importante de la piété chrétienne, en particulier de ce psaume Miserere[8], où la tristesse religieuse de nos races a trouvé, durant des siècles, une expression si parfaite. Ce sont aussi ces Psaumes qu'on peut considérer comme des espèces d'histoires saintes en vers[9], où l'auteur, rappelant les anciennes merveilles de Dieu en faveur de son peuple, cherche à prouver que ces miracles peuvent renaître, et veut surtout établir que les malheurs d'Israël ont toujours eu pour cause ses infidélités à la Loi.

Il était naturel que ces efforts piétistes, couronnés d'un succès considérable, prissent la forme d'une sorte de nouvelle alliance[10], comme la promulgation du Deutéronome, sous Josias, avait été un rappel du pacte d'Israël avec Iahvé, sur la base de la Loi mosaïque. Selon certains récits, on mit le pacte par écrit, on en fit un contrat en règle ; puis tous les notables, lévites, prêtres, le signèrent, en apposant leur sceau. Le reste du peuple adhéra, aussi bien les revenants de l'exil que les descendants de ceux qui n'avaient pas quitté le pays et s'étaient tenus à l'écart des populations non judaïques. Tous, excepté les enfants qui n'avaient pas l'âge de raison, s'engagèrent par un serment solennel à suivre toute la Thora, à s'abstenir des mariages mixtes, à ne rien acheter aux étrangers qui apporteraient leurs marchandises et leurs denrées le jour du sabbat ou tout autre jour consacré, à observer le relâche de la septième année, soit pour le chômage de l'agriculture, soit pour la remise des dettes hypothécaires. On s'imposa, en outre, l'obligation de donner chaque année un tiers de sicle[11] pour le service du temple, pour les pains de proposition, pour les oblations et holocaustes de tous les jours, des sabbats, des néoménies, des fêtes, pour les sacrifices expiatoires, etc. On régla par la voie du sort les prestations en bois pour le feu de l'autel. On promit d'apporter annuellement au temple, pour être présentés aux prêtres et déposés dans les liscoth, les prémices de la mouture, du vin, de l'huile et des fruits, ainsi que les premiers-nés (hommes et bêtes), tout cela sans préjudice de la dîme des produits du sol, que les lévites recueillaient sur place. Les prêtres surveillaient les lévites dans cette opération, et les lévites devaient porter la dîme de la dîme pour les prêtres, aux liscoth du temple. Ces liscoth étaient ainsi des espèces de magasins, où s'entassaient les grains, le vin et l'huile des prêtres ; là aussi étaient tous les accessoires du sanctuaire ; enfin dans ces cellules, analogues aux qobbé des mosquées, se tenaient les prêtres de service, les portiers, les chantres, ceux des lévites en un mot dont la présence était nécessaire au temple ; les autres pouvaient manger leur part de la dîme où bon leur semblait.

On croyait en tout cela, surtout en ce qui concernait les chanteurs, ne faire que rétablir un ordre réglé par David et Salomon. Asaph passait de plus en plus pour le créateur de la musique religieuse, et on se fortifiait dans l'idée que David avait composé un grand nombre de tehillim et de todoth[12].

Désormais, la Thora existe comme un livre bien déterminé. On croit remarquer que des additions y ont été faites encore postérieurement ; mais la législation était fixée dans ses parties essentielles, et les copies qui se firent dès lors furent peu différentes les unes des autres. L'ouvrage était trop long pour être copié en un seul rouleau ; on prit l'habitude de le diviser toujours, d'une façon uniforme, en cinq volumes ou megilloth[13]. L'écriture était déjà bien plus connue qu'elle ne l'avait été jusque-là. La lecture publique était encore seule en usage. La lecture privée allait commencer. Le séfer cesse d'être un document que l'on consulte au besoin, pour devenir le livre que l'on copie à plusieurs exemplaires tous semblables[14]. Une révolution analogue s'opérait à peu près vers le même temps en Grèce. Les Muses d'Hérodote marquent bien le passage du livre réservé pour les lectures en plein air au livre destiné à la lecture domestique.

Une telle révolution coïncide presque toujours avec le moment où les matériaux pour écrire deviennent communs et à bon marché. En Grèce, comme dans tout l'Orient, le papyrus préparé d'Égypte était employé à profusion. Le livre philosophique, qui, dans les pays grecs, avait consisté jusque-là en poèmes de cinq ou six cents vers, pesés mot par mot, qu'on écrivait sur des tablettes et qu'on déposait dans un temple, va bientôt devenir un charmant bavardage. Dès que le papier n'est plus cher, on se met à écrire comme on parle ; les Dialogues de Platon remplacent les énigmes obscures d'Héraclite. En Israël, c'est vers la même époque que les livres se répandent ; beaucoup de gens savent lire, ont des exemplaires de la Loi, en font leur méditation habituelle. On taille le livre en sections pour les lectures publiques ; la Bible existe dans le sens complet du mot. Elle se borne d'abord à l'Hexateuque ; bientôt le volume des Prophètes viendra s'y joindre et offrira à la piété un nouvel et puissant aliment.

Ainsi fut créé, dans le monde sémitique, le premier Qoran, ou livre de lecture publique. Chez nous, le même mot désigne la lecture privée et la lecture solennelle. Chez les peuples sémitiques, la racine qara ne sert que pour la lecture publique[15]. Miqra, c'est le texte solennel qu'on a devant soi en chaire, sur un pupitre[16].

On est quelquefois porté à s'étonner que la rédaction de la Thora n'ait pas eu un échelon de plus, et que la direction exclusive qui entraînait, à cette époque, le peuple juif vers la constitution d'une loi religieuse, n'ait pas été jusqu'à briser le cadre historique et à constituer un code unique, classé d'une manière méthodique et débarrassé des contradictions les plus choquantes. La tentation devait être d'autant plus forte que, pendant quelques années du moins, le Deutéronome avait été cela, je veux dire une Thora dégagée, prétendant à remplacer les anciens textes discordants. La bonne foi extrême avec laquelle les scribes israélites traitèrent toujours ces vieilles écritures l'emporta. On garda le désordre et les contradictions. Ce n'est qu'au He siècle de notre ère qu'on voit poindre un classement méthodique qui se fixe dans les titres de la Mischna. Pour trouver des exposés tout à fait systématiques, il faut descendre jusqu'à. Moïse Maïmonide, au moyen âge. En fait de lois, comme en fait de dogmes, Israël ne voulut jamais substituer des résumés scolastiques aux anciens textes. Il évita ainsi les inconvénients d'une autorité théologique centrale, comme fut celle de l'Église ; mais les disputes casuistiques n'en devinrent que plus vives : elles furent, durant des siècles, la plaie d'Israël.

En somme, ce n'est pas la Thora qui a transformé le monde. L'école d'Esdras et celle de Rabbi Aquiba n'auraient réussi à faire qu'une secte fermée, intolérante, insociable. Ce qui a transformé le monde, ce qui a fondé la religion universelle, c'est l'idéalisme des prophètes, c'est l'affirmation d'un avenir de justice pour l'humanité, c'est l'idée d'un culte sans sacrifice, réduit aux hymnes, et aux sentiments intérieurs. Voilà la doctrine, sortie des prophètes, qui, relevée par les esséniens, les thérapeutes et les chrétiens, a fait dans le monde la plus extraordinaire des révolutions religieuses. Le Livre de l'Alliance et surtout le Décalogue, première expression écrite de ce vieil esprit prophétique, le Deutéronome, en tant qu'il est l'écho de plus anciens livres, eurent dans cette révolution un rôle de premier ordre. Quant à la partie lévitique, le christianisme l'abrogea et eut raison de l'abroger. Ce code de prêtres ne reprit son importance que quand l'Église, elle-même vieillie et cléricalisée, devint, par des chutes successives, un corps lévitique assez analogue à celui pour lequel le code sacerdotal avait été fait vers la fin du VIe siècle avant Jésus-Christ.

Le judaïsme, par sa séquestration à la fois volontaire et imposée, se développa surtout dans le sens du code lévitique et sacerdotal. Après la Bible, il fit le Talmud. Mais la source vive des forces d'Israël était inépuisable. Pendant que les continuateurs de l'école de Iahvé écrivaient leurs subtilités, le christianisme, fils légitime du judaïsme, conquérait le monde ; la Bible devenait le livre universel, et, après tout, quand une nation a fait la Bible, on peut lui pardonner d'avoir fait le Talmud.

Esdras est, on le voit, un esprit plutôt qu'un homme. C'était le contraire de la direction des prophètes. Le sort d'Israël était jeté : il devait porter dans son sein deux courants magnétiques opposés, dont les prédominances alternatives devaient faire toute son histoire. La Thora remporta sous le nom d'Esdras une victoire complète. Esdras est la personnification du pharisaïsme, dans le sens propre du mot. Le vrai juif est à ses yeux un nibdal, un séparé, ou, ce qui revient au même, un pherous ou (chald.) pheris[17]. Le pheris devint ainsi le parfait Israélite, l'homme pur, qui tourne le dos à toutes les corruptions, assuré d'être le favori de Iahvé. Un dévot de ce genre ne peut se consoler de ne pas régner dans le monde que par un immense orgueil intérieur. Jésus, dans cinq cents ans, viendra donner sa revanche à l'esprit prophétique ; les premiers documents chrétiens[18] présenteront le pharisaïsme comme la perversion de la religion et du sens moral.

Le Second-Isaïe avait espéré tout autre chose. Sa Jérusalem, ouverte jour et nuit pour recevoir les peuples, n'avait rien de commun avec cette petite Jérusalem fermée, où l'on ne peut entrer qu'avec toutes sortes de formalités. On aurait fort étonné ce Voyant idéaliste, si on lui eût dit que, pour sacrifier à Iahvé en Sion, la circoncision était nécessaire. Par un singulier retour des choses, Iahvé redevenait la propriété exclusive d'Israël. L'ancien dieu protecteur reparaissait, un dieu très égoïste, très pervers, très funeste au genre humain, puisqu'il traite celui-ci de la façon la plus inique, pour le bien de son peuple de prédilection. Le vieux Iahvé, frère de Camos, du temps de David, n'avait pas de Thora ; voilà toute la différence. La Thora matérialisée d'Esdras n'est qu'une façon d'acheter de Iahvé, par la stricte observance de préceptes auxquels il tient, les biens dont il dispose. On satisfait le caprice de ce dieu particulier, on entretient, par une hymnologie savante, son goût pour les compliments, pour la gloire, et, en retour du plaisir que cela lui fait, il vous donne toutes les jouissances du monde, grâce surtout à la faveur des hommes d'épée, dont il tient le cœur dans sa main, et sur lesquels il exerce une influence décisive.

 

 

 



[1] Néhémie, VIII. Le vrai livre d'Esdras se compose des quatre chapitres VII, VIII, IX, X du livre dit d'Esdras, et des ch. VIII, IX, X du livre dit de Néhémie. Le troisième livre d'Esdras présente les choses dans cet ordre (Kuenen, Hist. crit. des livres de l'Anc. Test., I, p. 502). Le nom de Néhémie a été faussement introduit au verset VIII, 9, par le rédacteur des Chroniques. Les Mémoires de Néhémie ne parlaient pas d'Esdras. Si Esdras eût vécu à côté du gouverneur piétiste, que d'occasions celui-ci aurait eues de le mentionner, dans l'affaire des murs, par exemple !

[2] Ces personnages se retrouvent presque tous comme prêtres aux secteurs (Néhémie, III).

[3] Néhémie, VIII, 9.

[4] Nombres, XXIX, et Lévitique, XXIII.

[5] Comparez Deutéronome, XVI.

[6] Néhémie, ch. IX.

[7] Néhémie, ch. IX

[8] Ps. LI. Ut ædificentur muri Jerusalem prouve que ce morceau fut composé avant 445.

[9] Ps. CV, CVI, CXXXV, CXXXVI, etc. La façon dont l'épisode Coré, Datan et Abiram est présenté donne une date.

[10] Néhémie, ch. X.

[11] Matthieu, XVII, 24, demi-sicle.

[12] Néhémie, III, 4447, addition de l'auteur des Chroniques. Comparez Esdras, III, 10 ; Néhémie, XII, 24, 35-36.

[13] C'est ce qu'on appela les cinq cinquièmes de la Thora.

[14] Noter déjà Deutéronome, XVII, 18-19.

[15] Pour la lecture privée, on se servait de haga, et autres racines qui marquent la mussitation, comme un prêtre qui dit son bréviaire.

[16] Néhémie, VIII, 8.

[17] Comparez Néhémie, XIII, 30.

[18] Évangiles synoptiques.