On le voit, la critique a réduit presque à rien la part
d'Esdras dans la rédaction de l'Hexateuque. Fut-il, du moins, le promulgateur
de cette Thora qu'il n'avait point faite, et qui désormais sera le centre
unique de la vie d'Israël ? Le récit qui nous a été conservé sur ce point n'a
pas une plus grande valeur historique que toutes les relations qui nous
restent de ce temps ; il peut cependant représenter dans ses lignes générales
un événement qui, sous une forme ou sous une autre, dut laisser une profonde
trace.
Les grandes panégyries à effet, les missions du genre que
depuis les jésuites imitèrent, les pactes solennels, terminés par une scène
d'apparat et par des sacrifices, étaient bien dans le goût juif. Une foule
d'histoires légendaires qu'on rapportait au temps de Moïse et de Josué
entraînaient lés imaginations à se complaire en des scènes de berith ou d'alliances, qu'on pensait avoir été
le point de départ d'ères nouvelles dans les relations de Iahvé et de son
peuple. Esdras aurait médité un éclat de ce genre[1]. Le septième mois
(tisri), répondant à l'équinoxe
d'automne, amenait la fête des tentes, où tout Israël passait quelques jours
sous des huttes de feuillage, en plein air. Le peu d'étendue du pays occupé
par les colons rapatriés rendait facile la concentration de presque toute la
nation sur un seul point. Cette circonstance prêtait merveilleusement au
grand coup qu'Esdras voulait frapper. En une année qu'on peut supposer par
approximation avoir été l'an 450 avant Jésus-Christ, averti sous main par le
scribe agitateur, presque tout l'Israël nouveau se trouva réuni à Jérusalem.
Le centre de la panégyrie était sur le large espace ouvert qui s'étendait
près de la porte de l'enceinte du temple connue sous le nom de porte des
Eaux. Comme le rempart n'existait pas encore, la foule pouvait se répandre
aux alentours (vers le seraï actuel).
Devant le peuple assemblé, Esdras parut, dit-on, tenant le
volume de la Thora.
Voici la scène, telle que la racontait l'ancienne Vie
d'Esdras :
Esdras le prêtre apporta donc la Thora en présence de
l'assemblée, composée d'hommes, de femmes et d'enfants ayant l'âge de raison,
le premier jour du septième mois. Et il en fit la lecture, devant la place
qui est en face de la porte des Eaux, depuis le lever du jour jusqu'à midi,
en présence des hommes, des femmes et des enfants ayant l'âge de raison, et
les oreilles de tout le peuple étaient tendues vers le livre de la Thora. Et
Esdras le sofer se tenait sur l'estrade de bois, qu'on avait dressée pour la
circonstance, et se tenaient à côté de lui : Mattitiah, Séma, Ouriah,
Helqiah, Maaseyah, à sa droite, et à sa gauche : Pedaïali, Misael, Malkiah, Hasum,
Hashaddana, Zakariah, Mesullam[2]. Et Esdras ouvrit
le livre aux yeux de tout le peuple (car il était élevé au-dessus de tout le
peuple), et, quand il l'ouvrit, tout le peuple était debout. Et Esdras bénit
Iahvé, le grand Dieu, et tout le peuple répondit : Amen ! Amen ! en levant les mains ; et ils s'inclinèrent et
se prosternèrent devant Iahvé, la face contre terre. Et Iésoua, Bani,
Sérébiah, Iamin, Akkouh, Sabbetaï, Hodiah, Maaseyah, Kélita, Azariah,
Jozahad, Hanan, Pelaïah et les lévites expliquaient la Thora au peuple
debout. Ils lisaient dans le livre de la Thora de Dieu distinctement, de manière
à être compris ; puis ils expliquaient ce qu'ils avaient lu.
Les Israélites fondent en larmes, Esdras et les lévites[3] les consolent et
les engagent à se réjouir. Le lendemain, on cherche à bien comprendre ce
qu'Esdras a lu la veille. On étudie la Thora qu'il a lue, comme un texte
nouveau et inconnu jusque-là. On y trouve le détail de la fête des tentes[4]. Les gens
s'empressent de s'y conformer, comme à une loi dictée par Moïse, il est vrai,
mais tombée en désuétude depuis un temps immémorial. La fête est célébrée
pendant sept jours, dans des gourbis dressés sur le toit des maisons, dans
les cours, dans les parvis du temple, sur la place de la porte des Eaux, et sur
la place de la porte d'Éphraïm. Chaque jour, on faisait une lecture de la Thora. Le
huitième jour, il y eut une assemblée solennelle[5].
La légende expliqua ainsi par des actes successifs et
répétés ce qui fut l'effet d'une longue habitude et de lentes transformations.
Les fêtes fournissaient l'occasion à des espèces de missions, de retraites,
d'exercices d'édification réciproque, destinés à raviver le zèle de la Loi, telle que l'entendait
la piété du temps. La lecture de la
Loi faisait partie de toutes ces fêtes. On s'y préparait en
se séparant des étrangers, par le jeûne et les habits de deuil, par
l'humiliation, les Psaumes de la pénitence, la confession des péchés et de
ceux des pères. Les lévites avaient une estrade et jouaient dans ces
manifestations piétistes un rôle important[6].
Ces manifestations donnaient naissance à des compositions
religieuses, sortes de confessions publiques, dont une au moins nous a été
conservée dans les Mémoires d'Esdras[7], et dont
plusieurs se retrouvent dans le livre des Psaumes. Je veux parler de ces
Psaumes de la pénitence, devenus une part si importante de la piété
chrétienne, en particulier de ce psaume Miserere[8], où la tristesse
religieuse de nos races a trouvé, durant des siècles, une expression si
parfaite. Ce sont aussi ces Psaumes qu'on peut considérer comme des espèces
d'histoires saintes en vers[9], où l'auteur,
rappelant les anciennes merveilles de Dieu en faveur de son peuple, cherche à
prouver que ces miracles peuvent renaître, et veut surtout établir que les
malheurs d'Israël ont toujours eu pour cause ses infidélités à la Loi.
Il était naturel que ces efforts piétistes, couronnés d'un
succès considérable, prissent la forme d'une sorte de nouvelle alliance[10], comme la
promulgation du Deutéronome, sous Josias, avait été un rappel du pacte
d'Israël avec Iahvé, sur la base de la
Loi mosaïque. Selon certains récits, on mit le pacte par
écrit, on en fit un contrat en règle ; puis tous les notables, lévites,
prêtres, le signèrent, en apposant leur sceau. Le reste du peuple adhéra,
aussi bien les revenants de l'exil que les descendants de ceux qui n'avaient
pas quitté le pays et s'étaient tenus à l'écart des populations non
judaïques. Tous, excepté les enfants qui n'avaient pas l'âge de raison,
s'engagèrent par un serment solennel à suivre toute la Thora, à s'abstenir des
mariages mixtes, à ne rien acheter aux étrangers qui apporteraient leurs
marchandises et leurs denrées le jour du sabbat ou tout autre jour consacré,
à observer le relâche de la septième année, soit pour le chômage de l'agriculture,
soit pour la remise des dettes hypothécaires. On s'imposa, en outre,
l'obligation de donner chaque année un tiers de sicle[11] pour le service
du temple, pour les pains de proposition, pour les oblations et holocaustes
de tous les jours, des sabbats, des néoménies, des fêtes, pour les sacrifices
expiatoires, etc. On régla par la voie du sort les prestations en bois pour
le feu de l'autel. On promit d'apporter annuellement au temple, pour être
présentés aux prêtres et déposés dans les liscoth, les prémices de la
mouture, du vin, de l'huile et des fruits, ainsi que les premiers-nés (hommes et bêtes), tout cela sans préjudice
de la dîme des produits du sol, que les lévites recueillaient sur place. Les
prêtres surveillaient les lévites dans cette opération, et les lévites
devaient porter la dîme de la dîme pour les prêtres, aux liscoth du temple.
Ces liscoth étaient ainsi des espèces de magasins, où s'entassaient les
grains, le vin et l'huile des prêtres ; là aussi étaient tous les accessoires
du sanctuaire ; enfin dans ces cellules, analogues aux qobbé des mosquées, se tenaient les prêtres de
service, les portiers, les chantres, ceux des lévites en un mot dont la
présence était nécessaire au temple ; les autres pouvaient manger leur part
de la dîme où bon leur semblait.
On croyait en tout cela, surtout en ce qui concernait les
chanteurs, ne faire que rétablir un ordre réglé par David et Salomon. Asaph
passait de plus en plus pour le créateur de la musique religieuse, et on se
fortifiait dans l'idée que David avait composé un grand nombre de tehillim et de todoth[12].
Désormais, la
Thora existe comme un livre bien déterminé. On croit
remarquer que des additions y ont été faites encore postérieurement ; mais la
législation était fixée dans ses parties essentielles, et les copies qui se
firent dès lors furent peu différentes les unes des autres. L'ouvrage était
trop long pour être copié en un seul rouleau ; on prit l'habitude de le
diviser toujours, d'une façon uniforme, en cinq volumes ou megilloth[13]. L'écriture
était déjà bien plus connue qu'elle ne l'avait été jusque-là. La lecture
publique était encore seule en usage. La lecture privée allait commencer. Le
séfer cesse d'être un document que l'on consulte au besoin, pour devenir le
livre que l'on copie à plusieurs exemplaires tous semblables[14]. Une révolution
analogue s'opérait à peu près vers le même temps en Grèce. Les Muses
d'Hérodote marquent bien le passage du livre réservé pour les lectures en
plein air au livre destiné à la lecture domestique.
Une telle révolution coïncide presque toujours avec le
moment où les matériaux pour écrire deviennent communs et à bon marché. En
Grèce, comme dans tout l'Orient, le papyrus préparé d'Égypte était employé à
profusion. Le livre philosophique, qui, dans les pays grecs, avait consisté
jusque-là en poèmes de cinq ou six cents vers, pesés mot par mot, qu'on
écrivait sur des tablettes et qu'on déposait dans un temple, va bientôt
devenir un charmant bavardage. Dès que le papier n'est plus cher, on se met à
écrire comme on parle ; les Dialogues de Platon remplacent les énigmes
obscures d'Héraclite. En Israël, c'est vers la même époque que les livres se
répandent ; beaucoup de gens savent lire, ont des exemplaires de la Loi, en font leur méditation
habituelle. On taille le livre en sections pour les lectures publiques ; la Bible existe dans le sens
complet du mot. Elle se borne d'abord à l'Hexateuque ; bientôt le volume des
Prophètes viendra s'y joindre et offrira à la piété un nouvel et puissant
aliment.
Ainsi fut créé, dans le monde sémitique, le premier Qoran,
ou livre de lecture publique. Chez nous, le même mot désigne la lecture
privée et la lecture solennelle. Chez les peuples sémitiques, la racine qara ne sert que pour la lecture publique[15]. Miqra, c'est le texte solennel qu'on a devant
soi en chaire, sur un pupitre[16].
On est quelquefois porté à s'étonner que la rédaction de la Thora n'ait pas eu un
échelon de plus, et que la direction exclusive qui entraînait, à cette
époque, le peuple juif vers la constitution d'une loi religieuse, n'ait pas
été jusqu'à briser le cadre historique et à constituer un code unique, classé
d'une manière méthodique et débarrassé des contradictions les plus
choquantes. La tentation devait être d'autant plus forte que, pendant
quelques années du moins, le Deutéronome avait été cela, je veux dire une
Thora dégagée, prétendant à remplacer les anciens textes discordants. La
bonne foi extrême avec laquelle les scribes israélites traitèrent toujours
ces vieilles écritures l'emporta. On garda le désordre et les contradictions.
Ce n'est qu'au He siècle de notre ère qu'on voit poindre un classement
méthodique qui se fixe dans les titres de la Mischna. Pour
trouver des exposés tout à fait systématiques, il faut descendre jusqu'à.
Moïse Maïmonide, au moyen âge. En fait de lois, comme en fait de dogmes,
Israël ne voulut jamais substituer des résumés scolastiques aux anciens
textes. Il évita ainsi les inconvénients d'une autorité théologique centrale,
comme fut celle de l'Église ; mais les disputes casuistiques n'en devinrent
que plus vives : elles furent, durant des siècles, la plaie d'Israël.
En somme, ce n'est pas la Thora qui a transformé le monde. L'école
d'Esdras et celle de Rabbi Aquiba n'auraient réussi à faire qu'une secte
fermée, intolérante, insociable. Ce qui a transformé le monde, ce qui a fondé
la religion universelle, c'est l'idéalisme des prophètes, c'est l'affirmation
d'un avenir de justice pour l'humanité, c'est l'idée d'un culte sans
sacrifice, réduit aux hymnes, et aux sentiments intérieurs. Voilà la
doctrine, sortie des prophètes, qui, relevée par les esséniens, les
thérapeutes et les chrétiens, a fait dans le monde la plus extraordinaire des
révolutions religieuses. Le Livre de l'Alliance et surtout le Décalogue,
première expression écrite de ce vieil esprit prophétique, le Deutéronome, en
tant qu'il est l'écho de plus anciens livres, eurent dans cette révolution un
rôle de premier ordre. Quant à la partie lévitique, le christianisme
l'abrogea et eut raison de l'abroger. Ce code de prêtres ne reprit son
importance que quand l'Église, elle-même vieillie et cléricalisée, devint,
par des chutes successives, un corps lévitique assez analogue à celui pour
lequel le code sacerdotal avait été fait vers la fin du VIe siècle avant
Jésus-Christ.
Le judaïsme, par sa séquestration à la fois volontaire et
imposée, se développa surtout dans le sens du code lévitique et sacerdotal.
Après la Bible,
il fit le Talmud. Mais la source vive des forces d'Israël était inépuisable.
Pendant que les continuateurs de l'école de Iahvé écrivaient leurs
subtilités, le christianisme, fils légitime du judaïsme, conquérait le monde
; la Bible
devenait le livre universel, et, après tout, quand une nation a fait la Bible, on peut lui
pardonner d'avoir fait le Talmud.
Esdras est, on le voit, un esprit plutôt qu'un homme.
C'était le contraire de la direction des prophètes. Le sort d'Israël était
jeté : il devait porter dans son sein deux courants magnétiques opposés, dont
les prédominances alternatives devaient faire toute son histoire. La Thora remporta sous le nom
d'Esdras une victoire complète. Esdras est la personnification du
pharisaïsme, dans le sens propre du mot. Le vrai juif est à ses yeux un nibdal, un séparé,
ou, ce qui revient au même, un pherous
ou (chald.) pheris[17]. Le pheris devint ainsi le parfait Israélite,
l'homme pur, qui tourne le dos à toutes les corruptions, assuré d'être le
favori de Iahvé. Un dévot de ce genre ne peut se consoler de ne pas régner
dans le monde que par un immense orgueil intérieur. Jésus, dans cinq cents
ans, viendra donner sa revanche à l'esprit prophétique ; les premiers
documents chrétiens[18] présenteront le
pharisaïsme comme la perversion de la religion et du sens moral.
Le Second-Isaïe avait espéré tout autre chose. Sa
Jérusalem, ouverte jour et nuit pour recevoir les peuples, n'avait rien de
commun avec cette petite Jérusalem fermée, où l'on ne peut entrer qu'avec toutes
sortes de formalités. On aurait fort étonné ce Voyant idéaliste, si on lui
eût dit que, pour sacrifier à Iahvé en Sion, la circoncision était
nécessaire. Par un singulier retour des choses, Iahvé redevenait la propriété
exclusive d'Israël. L'ancien dieu protecteur reparaissait, un dieu très
égoïste, très pervers, très funeste au genre humain, puisqu'il traite
celui-ci de la façon la plus inique, pour le bien de son peuple de
prédilection. Le vieux Iahvé, frère de Camos, du temps de David, n'avait pas
de Thora ; voilà toute la différence. La Thora matérialisée d'Esdras n'est qu'une façon
d'acheter de Iahvé, par la stricte observance de préceptes auxquels il tient,
les biens dont il dispose. On satisfait le caprice de ce dieu particulier, on
entretient, par une hymnologie savante, son goût pour les compliments, pour
la gloire, et, en retour du plaisir que cela lui fait, il vous donne toutes
les jouissances du monde, grâce surtout à la faveur des hommes d'épée, dont
il tient le cœur dans sa main, et sur lesquels il exerce une influence
décisive.
|