HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE VI. — NÉHÉMIE. LES MURS DE JÉRUSALEM.

 

 

Pendant que ce travail silencieux s'accomplissait en Judée, les dispersés d'Orient suivaient des voies assez diverses, selon leur degré de piété. Les uns s'attiédissaient de jour en jour ou en venaient à une sorte de déisme[1]. D'autres gardaient soigneusement le dépôt du iahvéisme, et s'intéressaient vivement à ce qui se passait à Jérusalem. Il était écrit que ces retardataires rejoindraient un jour la masse pieuse qui déjà chantait les louanges de Iahvé sur la colline de Sion. En 518, nous avons vu une ambassade de Juifs considérables établis en Babylonie et portant de beaux noms chaldéens, aller faire leurs dévotions à Jérusalem et poser aux anciens la question si, après ce qui s'était accompli, le jeûne devait encore être maintenu. Vers le même temps, de riches Babyloniens apportent beaucoup d'or à Jérusalem[2] et contribuent peut-être au renversement ou à l'expulsion de Zorobabel.

A quelques égards, il semble que les familles restées en Babylonie étaient plus riches et plus cultivées que celles qui avaient pris le parti du retour. Les études sur les anciens textes, notamment sur les textes législatifs, étaient, dans ces familles réglées, retirées, vivant à part de la population du pays, au moins aussi suivies qu'à Jérusalem. On possédait en Babylonie plus de pages de l'ancienne littérature qu'à Jérusalem, et on les commentait avec passion. Les soferim étaient nombreux. A côté du prêtre, commençait à apparaître le docteur, sous le nom de mébin celui qui explique [la Loi] ; c'était comme un titre officiel[3]. La qualification de sofer mahir[4], conçue par allusion à un ancien poème[5], impliquait des habitudes de plume que la vie tout à fait pauvre de Jérusalem ne permettait guère. La longueur du temps y aida beaucoup. Près de cent ans s'écoulèrent avant que le judaïsme oriental cessât d'envoyer à Jérusalem des renforts souvent plus énergiques que la partie déjà réintégrée. D'importants changements intellectuels et moraux se produisirent durant cet intervalle. Le calme de l'Orient sous ces longs règnes prospères de Darius, de Xerxès, d'Artaxerxès Longuemain permit des développements sédentaires suivis. Les rapports avec l'Iran furent très peu considérables. Les grandes évolutions de la religion iranienne sont postérieures au moment où nous sommes. Un seul emprunt, une fête profane, celle du nouvel an, fut fait, à cette époque ancienne, aux habitudes de la Perse[6]. Israël, comme au temps de la captivité, se renfermait obstinément dans sa littérature, dans son passé.

La proximité du pouvoir achéménide central faisait surtout l'avantage des Juifs d'Orient. Suse et les anciennes capitales étaient des sources de faveurs et de richesses, que le Juif ne négligeait pas. Être le chef d'une grande maison féodale, le canal par lequel tout entrait et tout sortait, passait pour la position la plus enviée. Les grandes fonctions n'étaient ouvertes qu'à la race conquérante ; mais l'administration disposait de places sans nombre, où le raïa, surtout le sofer sémitique, versé dans l'écriture araméenne[7], trouvait des emplois lucratifs de sa diligence. Ainsi, vers le milieu du siècle, un certain Néhémie, fils de Hakaliah, Juif très pieux, fit sa carrière dans les sous-préfectures. L'an 445 avant Jésus-Christ, il arriva d'Orient en Judée avec le titre de péha de Jérusalem et des pouvoirs qu'il disait très étendus, de la cour de Suse[8]. Ce fut pour les rigoristes une bonne fortune ; car Néhémie, comme tous les Orientaux, appartenait à la plus stricte observance et apportait avec lui un plan arrêté de réformes dans le sens le plus conservateur.

Ce Néhémie, peut-être eunuque, avait fait sa petite fortune dans la domesticité de la cour achéménide sous le règne d'Artaxerxès Longuemain. D'après un récit qui paraît provenir de lui-même, mais où l'on sent trop clairement le désir de se faire valoir selon les idées juives du temps, il aurait été échanson à la cour, et c'est dans l'exercice de ces fonctions qu'il aurait trouvé moyen de servir sa race. La domesticité était, dans l'empire achéménide, comme elle l'a toujours été dans l'empire ottoman, la voie ordinaire pour arriver aux fonctions administratives. D'un autre côté, cette façon de profiter des services de valet pour parvenir à une haute position est un trait particulier trop caractéristique des historiettes juives du temps[9], pour qu'on puisse prendre de telles assertions fort au sérieux. La bassesse orientale s'accommodait bien de ces relations de valetaille ; il y a des gens pour vous dire qu'ils ont été en rapport avec le roi ou le président de la République, parce qu'ils ont une lettre d'un sous-préfet. Les Juifs étaient fiers de tout ce qui, en apparence, les rapprochait du gouvernement ; ils s'en vantaient pour faire croire qu'ils étaient puissants, et, trop souvent, ils s'en autorisaient pour vexer leurs ennemis.

Entre tous les pouvoirs que Néhémie disait tenir du roi des rois, il en était un qui devait avoir pour ses compatriotes un prix inestimable : c'était celui de rebâtir les murs de Jérusalem. Jérusalem, depuis quatre-vingt-dix ans, se trouvait à l'état de ville ouverte, ce qui amenait, de la part des peuples voisins, de fréquentes railleries, qui étaient fort sensibles aux patriotes juifs. Le périmètre de l'ancien mur était visible encore aux tas de pierres descellées. Il y avait des endroits, en particulier vers Siloah, où l'on ne pouvait passer. Dans d'autres, il n'y avait guère que des brèches à réparer. Néhémie nous a raconté lui-même, si ses Mémoires sont authentiques, la première visite de nuit qu'il fit à ce champ de ruines[10].

J'arrivai à Jérusalem, et, quand j'y eus passé trois jours, je me levai de nuit avec un petit nombre d'hommes, sans dire à personne ce que Dieu m'avait inspiré de faire pour Jérusalem, et je n'avais pas d'autre bête avec moi que celle que je montais. Je sortis donc de nuit par la porte de la Vallée[11], me dirigeant vers la fontaine du Dragon et la porte Stercoraire[12], et je contemplai les murs de Jérusalem en ruine et ses portes détruites par le feu. Puis je me dirigeai vers la porte de la Fontaine et la Piscine du roi[13], et là, la bête que je montais ne trouva plus moyen de passer. Alors je remontai la vallée de nuit, toujours regardant la muraille. Ayant regagné mon point de départ, à la porte de la Vallée, je rentrai chez moi. Tout le monde ignora où j'étais allé et ce que je voulais faire ; car jusque-là je n'en avais rien dit à personne. Alors je leur dis : Vous voyez la triste situation où nous sommes, comment Jérusalem est en ruine, comment ses portes sont détruites par le feu. Allons, rebâtissons les murs de Jérusalem, pour que nous ne soyons plus un sujet de raillerie. Et je leur racontai les bontés de mon Dieu à mon égard, et ce que le roi m'avait dit. Et ils répondirent : Levons-nous, bâtissons. Et ils se confirmèrent dans cette bonne résolution.

L'entreprise de Néhémie ne pouvait qu'être désagréable aux gens de Samarie. Les relations entre ces populations et les Juifs continuaient d'être fort tendues. Les riches, les grands-prêtres et leur entourage eussent voulu le rapprochement des deux branches de la famille iahvéiste, ce qui eût élargi le cercle des mariages. Malgré la réponse dure que l'on prête à Zorobabel, les idées intolérantes étaient loin d'avoir converti toute la nation. Il y avait encore parmi les nobles de Juda[14] des Juifs larges, qui ne croyaient pas que leur fidélité à Iahvé impliquât la haine et l'exclusion religieuse. Parmi les principaux de Samarie, était un certain Tobiah, dont le fils s'appelait Johanan, surnommé l'officier Ammonite, sans doute parce qu'il était originaire du pays d'Ammon. Les noms de ces deux personnages indiquent qu'ils étaient des adorateurs de Iahvé ; mais sûrement ils étaient restés en dehors des réformes piétistes de Josias. Or Tobiah était allié du grand-prêtre Éliasib[15] ; il était marié à la fille de Sekaniah fils d'Arach, un des notables de Jérusalem, et son fils Johanan épousa la fille de Mesullam fils de Berekiah. Ces Juifs hiérosolymites parlaient de Tobiah dans les meilleurs termes et se donnaient quelquefois le malin plaisir de relever ses belles qualités devant les fanatiques, qui le tenaient pour un ennemi de Dieu. A côté de Tobiah, nous voyons Sanballat le Horonite[16], homme riche[17], qui semble avoir été gouverneur de Samarie ; une de ses filles épousera un fils de Joïadah, fils d'Éliasib, qui fut grand-prêtre après son père[18]. Un certain Djeschm ou Djeschmou, scheikh arabe, paraît avoir été de la même société. On sent que toute l'aristocratie sacerdotale de Jérusalem, attirée par les riches mariages, pratiquait une grande tolérance. Il n'est pas rare de voir le fanatisme venir plutôt des zélateurs laïques que du clergé.

A peine informé des desseins de Néhémie, Sanballat et ses amis affectèrent de prendre la chose en plaisanterie. Sanballat se moqua de cette prétention de ressusciter les pierres, et Tobiah soutint que le saut d'un chacal suffirait à démolir ce beau travail. Par une manœuvre autrement dangereuse, ils s'attachèrent à présenter l'entreprise comme dénotant une intention de révolte contre le gouvernement perse. Néhémie passa outre, divisa le pourtour de la ville en secteurs, et distribua le travail entre les groupes principaux de la population de Jérusalem et des environs[19].

Ces secteurs étaient au nombre d'environ quarante. Toutes les personnes aisées, toutes les corporations riches, marchands, orfèvres, parfumeurs, se chargèrent de la partie du mur qui faisait face à leurs demeures ou à leurs bazars. Les prêtres, à commencer par le grand-prêtre Éliasib, firent preuve de beaucoup de zèle et bâtirent des longueurs de mur considérables. Les lévites et les netinim ne furent pas moins laborieux. Enfin les villes et districts voisins de Jérusalem, savoir Jéricho, Gabaon, Mispa, Zanouah, Beth-Haccarm, Beth-Sour, Qeilah contribuèrent puissamment à l'œuvre commune, sous la conduite de leurs chefs. Les gens des villages voisins de Jérusalem travaillaient durant la journée et rentraient chez eux le soir. Seuls, les gens de Teqoa, du moins les principaux d'entre eux, montrèrent de la tiédeur.

Les murs paraissent partout avoir été reconstruits sur les traces laissées par les remparts détruits. Il s'agissait de retrouver les anciennes pierres sous les monceaux de décombres et sous le sol que près d'un siècle avait entassé ; mais cela était une rude besogne[20]. La ville répondait à peu près à la ville actuelle, sauf quelques parties en plus vers le sud, et toute une large zone vers le nord. Les nombreuses portes et les tours furent refaites, avec un soin remarquable. Les constructions assez compliquées qui entouraient la piscine de Siloah, les réservoirs des jardins du roi, les marches qui se trouvaient à cet endroit et, les tombeaux de la famille de David furent rétablis dans leur état primitif. Il ne semble pas que Néhémie ait songé à rebâtir les palais et les grands édifices qui s'étendaient au sud du temple. Une citadelle près du temple[21] était pourtant nécessaire ; cette citadelle ou bira (baris du temps des Macchabées) était une grosse construction, occupant l'endroit où Hérode éleva plus tard la tour Antonia (seraï actuel)[22].

Quand le mur, dans les différents secteurs, fut arrivé à peu près à la moitié de sa hauteur, les mauvais sentiments des populations voisines éclatèrent avec une vivacité extrême. Sanballat, Tobiah, les Arabes, les Ammonites, les Asdodites se liguèrent pour venir attaquer Jérusalem et y faire du dégât. L'état de l'empire perse était une féodalité, qui n'empêchait pas les guerres privées entre les villes, les peuplades et les chefs puissants. Les gens de Jérusalem furent informés par les Juifs répandus dans le plat pays de ces mauvais desseins ; les habitants des localités qui prenaient part aux travaux de reconstruction voulurent persuader à leurs compatriotes de revenir à leurs petites villes ou villages, pour échapper aux dangers dont la ville capitale était menacée. Néhémie fit prendre des mesures de précaution bien ostensibles, qui prévinrent l'attaque. A partir de ce moment, toutefois, il fallut être sur ses gardes. Les hommes, selon l'expression métaphorique du récit attribué à Néhémie, travaillaient d'une main, combattaient de l'autre[23]. Ils avaient leurs épées attachées à leurs reins, pendant qu'ils bâtissaient ou chargeaient les fardeaux. Néhémie commandait, ayant toujours un trompette à côté de lui, pour donner au besoin le signal du combat, et la moitié de la population était en armes depuis le matin jusqu'au lever des étoiles. Le soir, on gardait les hommes qui jusque-là avaient eu pour accoutumé de retourner à leurs villages, afin de pourvoir aux gardes de nuit. Néhémie et ses gens ne se déshabillaient jamais, et avaient toujours leurs armes à portée de leur main[24].

La situation économique intérieure de la ville était, en même temps, des plus difficiles. Avant l'arrivée de Néhémie, la population de Jérusalem et des environs était déjà fort obérée. Pour payer le tribut dû au roi des rois, la plupart avaient été obligés d'engager leurs maisons et leurs terres, de vendre leurs fils et leurs filles, de contracter des hypothèques qui auraient fait d'eux avec le temps des esclaves. Le relèvement des murs porta le mal à son comble. S'il n'y avait pas dans le fait en question d'usure caractérisée, il y avait un prêt à gages conclu dans des conditions bien choquantes au point de vue religieux, puisque c'était par suite de leur piété que ces pauvres gens allaient être dépouillés. Dans ces cas d'emprunts hypothécaires, d'ailleurs, la récolte appartenait aux créanciers, et les pauvres n'avaient plus de quoi vivre. Des Juifs ayant de tels procédés envers des Juifs, quoi de plus abominable ! Néhémie, ses parents, ses officiers avaient commis de pareils prêts. Il renonça tout le premier à ses créances, et agit si bien par son éloquence que tous les créanciers suivirent son exemple.

Quand le travail fut presque achevé, que les brèches furent réparées et qu'il ne resta plus que les battants des portes à placer, Sanballat, Tobiah, Djeschm et les autres créanciers des Juifs recommencèrent leur opposition. A quatre reprises différentes, Sanballat et Djeschm invitèrent Néhémie à une conférence dans un des villages de la plaine d'Ono, près de Lydda. Leurs intentions étaient perverses. Néhémie fit une réponse que doivent toujours avoir dans l'esprit ceux qui ont quelque devoir à remplir dans la vie : Je fais une grande œuvre, et je ne peux descendre[25]. Sanballat revint à la charge. Il envoya une lettre ouverte à Néhémie, ainsi conçue : On entend dire dans les populations, et Djeschm dit que toi et les Juifs vous pensez à vous révolter ; c'est pour cela que tu bâtis cette muraille, et, d'après tout cela, tu deviendrais leur roi. Et tu as aposté des prophètes pour te proclamer à Jérusalem roi de Juda. Or tout cela sera porté à la connaissance du roi. Viens donc pour que nous nous entendions. Le but de Sanballat était, en effrayant Néhémie, d'empêcher l'ouvrage d'être terminé et les portes d'être placées.

Néhémie se garda bien de tomber dans le piège. Il y avait, en effet, encore des nebiim à Jérusalem. Mais, loin d'être favorable à Néhémie, l'un d'eux, Semaïah fils de Delaïah[26], se laissa gagner par Sanballat, et chercha à perdre Néhémie par l'intrigue la plus compliquée. L'habile péha, qui connaissait bien ses compatriotes, sut s'en tirer adroitement.

Chose singulière ! Néhémie paraît avoir rencontré, même dans la classe des hommes pieux, une opposition assez vive. Un petit poème, qui peut être de ce temps, a l'air de contenir des allusions contre lui. Son activité, son habileté tout humaine ressemblaient à de la confiance en soi-même, à de l'orgueil, le péché le plus impardonnable que puisse commettre un Juif :

Si Iahvé ne bâtit une maison[27],

C'est en vain que travaillent ceux qui la construisent.

Si Iahvé ne garde une ville,

C'est en vain que la sentinelle veille.

C'est en vain que vous avancez l'heure du lever,

Que vous retardez l'heure du repos,

Que vous mangez le pain bis de l'ouvrier ;

Iahvé donne tout à ceux qu'il aime, pendant qu'ils dorment.

Le vrai lot de Iahvé, ce sont des fils ;

Sa récompense, c'est le fruit du ventre[28].

Des flèches dans la main d'un guerrier,

Voilà ce que sont les fils de la jeunesse.

heureux l'homme qui en a rempli son carquois !

Il n'aura pas à rougir, le jour où il aura une affaire à la porte.

La muraille fut enfin achevée le 25 élul (équinoxe d'automne), après un travail qui, selon le texte hébreu que nous avons, aurait duré cinquante-deux jours, et, selon le texte qu'avait Josèphe, deux ans et quatre mois. Ce fut bien l'œuvre personnelle de Néhémie. Dans le sein de la ville, il y avait un parti qui le contrecarrait et entretenait une correspondance suivie avec Tobiah. Celui-ci, comme nous l'avons dit, avait avec plusieurs notables des liens d'alliance, par conséquent une foi jurée. Ces gens lui rapportaient les paroles de Néhémie ; Tobiah, de son côté, leur écrivait des lettres destinées à être montrées au péha, et composées en vue de l'intimider[29].

Les temps qui suivirent l'achèvement des murs continuèrent d'être pleins de soucis pour Néhémie. Tobiah l'épiait et faisait surveiller tous ses propos. Les Sekaniah et les Mesullam blessaient à mort le susceptible Néhémie en faisant devant lui des éloges pompeux de Tobiah. Dès que les battants furent placés et qu'on eut établi les gardiens des portes[30], Néhémie nomma commandant de la place de Jérusalem son frère Hanani et remit la tira entre les mains d'un certain Ilananiah, un des hommes de confiance du parti piétiste. Les plus sévères précautions furent commandées aux portes. On ouvrait tard ; pendant la nuit, les habitants étaient chargés de garder le secteur qui faisait face à leurs maisons.

L'inauguration des murs[31] eut lieu avec une grande solennité. On alla chercher les lévites dans tous leurs endroits, pour faire une grande hanukka, avec des cantiques d'action de grâces, accompagnés de cymbales, de nébels et de cinnors. Les chantres se rassemblèrent des villages qu'ils s'étaient bâtis aux environs de Jérusalem. Ils procédèrent d'abord à de grandes purifications sur leurs propres personnes ; puis ils purifièrent par des aspersions le peuple, les portes, les murs. Néhémie fit monter sur la muraille les princes de Juda, et y disposa deux grands chœurs, qui, partant musique en tête de la porte d'angle (porte de Jaffa actuelle) et marchant en sens contraire, l'un vers le Sud, l'autre vers l'Est, devaient se réunir au temple. Les deux cortèges se composaient, après les chantres, des princes de Juda et des prêtres avec leurs trompettes[32]. Dans une des processions, Néhémie fermait la marche[33]. L'un des cortèges contourna le rempart du côté du sud ; arrivé vers Siloah, il quitta le mur, monta les degrés qui menaient, le long d'Ophel, à la ville de David, c'est-à-dire à Sion. Le second cortège, celui où figurait Néhémie, suivit la ligne des remparts du nord, dans ses courbures, jusqu'à la porte la plus rapprochée du temple. Là les deux chœurs se rencontrèrent, et sans doute un toda solennel fut chanté. On croyait voir présider à ces cérémonies l'ombre de David ; les chants, les instruments de musique dont on se servait, on les croyait renouvelés de lui. La fête se termina par des sacrifices, des festins, des chants de joie.

Jamais la prétention de fonder une ville sur la religion, sans l'appui des guerriers, n'avait été plus franchement avouée. Les villes antiques ne survivaient pas à la défaite de la patrie. Si l'acropole d'Athènes avait été prise par les Perses, on n'eût pas vu les prêtres venir s'y réinstaller et recommencer, sans Athènes libre, les processions des Panathénées. Or Néhémie ne paraît pas avoir une seule fois songé que quelque chose d'essentiel manquait à sa cité, et que cette ville de prêtres et de musiciens portait au front la tache de servitude. Ces prêtres qui sonnent béatement de la trompette sur ces murs bâtis avec la permission d'un despote, ne se sentent pas esclaves. Tant il est vrai que c'est une Église qui se fonde ce jour-là à Jérusalem, et non pas une cité. Une foule qu'on amuse avec des fêtes, des notables dont on flatte la vanité par des honneurs de processions, ne sont pas les éléments d'une patrie ; l'aristocratie militaire est nécessaire. Le Juif ne sera pas un citoyen ; il demeurera dans les villes des autres. Mais, hâtons-nous de le dire, il y a dans le monde autre chose que la patrie. Socrate, au moment où nous sommes, pose les bases de la philosophie ; or Anytus et Melitus vont bientôt soutenir qu'il sape les fondements de la patrie. La liberté est définitivement une création des temps modernes. Elle est la conséquence d'une idée que l'antiquité n'eut pas, l'État garantissant les données les plus opposées de l'activité humaine et restant neutre dans les choses de la conscience, du goût, du sentiment.

 

 

 



[1] Le livre de Jonas vient peut-être de cette direction, qui fut celle d'un petit nombre, mais fût sûrement représentée.

[2] Zacharie, VI, 9 et suiv.

[3] I Chron., XXVII, 32 ; Esdras, VIII, 16.

[4] Esdras, VII, 6.

[5] Ps. XLV, 2.

[6] Les noms d'Anges, Asmodée, etc., sont des emprunts plus tardifs. La démonologie du Ps. XCI est douteuse.

[7] Clermont-Ganneau, Revue archéologique, août 1878, p. 93-107. Comparez Corpus Inscr. semit., 2e partie, n° 144 et suiv.

[8] Il exista des Mémoires de Néhémie, où Néhémie parlait à la première personne, et qui, entre les mains de l'auteur des Chroniques, sont devenus le livre connu sous le nom de Livre de Néhémie ou second livre d'Esdras. Pour obtenir la composition originale, il faut, du texte actuel, défalquer les ch. VIII, IX, X, qui firent partie des Mémoires d'Esdras et quelques additions de l'auteur des Chroniques : dans le ch. XII, les versets 1-26 et 44-47 ; dans le ch. VIII, les versets 1-3. Le style des Mémoires de Néhémie a des particularités notables, comme de ne jamais employer le nom de Iahvé. L'authenticité de cet écrit, malgré ce qu'il a de romanesque, est bien moins improbable que celle des Mémoires d'Esdras. Voir surtout ch. III, ch. VI. S'il y a entre les Mémoires d'Esdras et les Mémoires de Néhémie un lien d'imitation, c'est l'auteur des Mémoires d'Esdras qui aurait imité ceux de Néhémie, bien plutôt que l'auteur des Mémoires de Néhémie qui aurait imité ceux d'Esdras. — Plus tard, le rôle de Néhémie fut singulièrement grossi. On fit de lui, comme d'Esdras, un chef de retour (II Macchabées, I, 18 ; Cf. Sirach, XLIX, 13 [grec]).

[9] Daniel, Zorobabel (Josèphe, Ant., XI, III, 1).

[10] Néhémie, II, 11 et suiv.

[11] Porte de Jaffa actuelle.

[12] A l'angle sud-ouest de la colline occidentale.

[13] La piscine de Siloah.

[14] Néhémie, VI, 17.

[15] Néhémie, XIII, 4.

[16] Soit de Horonaïm (alors il serait Moabite) ; soit de Beth-Horon, près de Jérusalem.

[17] Josèphe, Ant., XI, VIII, 2.

[18] Néhémie, XIII, 28.

[19] Néhémie, ch. III.

[20] Néhémie, III ; IV, 2.

[21] Néhémie, II, 8 ; VII, 2.

[22] Il est singulier qu'il n'en soit pas question dans la division des secteurs. Peut-être  חכירח שר n'implique pas une bira réelle.

[23] A ce moment vraiment poétique de la vie d'Israël peuvent se rapporter plusieurs Psaumes, par exemple, Ps. CXXVII, qu'on a supposé dirigé contre Néhémie.

[24] Néhémie, IV, 17.

[25] Magnum opus facio, et non possum descendere.

[26] Néhémie, VI, 10 et suiv. Noadiah est à biffer du nombre des prophètes.

[27] Ps. CXXVII. Nous avons déjà remarqué que fréquemment la Bible contient juxtaposés les écrits pour et contre une thèse. Les grands recueils mis par les Grecs sous les noms de Platon, d'Aristote, d'Hippocrate, offrent la même particularité.

[28] Néhémie, comme fonctionnaire du palais, était peut-être eunuque.

[29] Néhémie, VI, 17-19.

[30] Néhémie, VII, 1.

[31] Néhémie, XII, 27-43, fragment des Mémoires.

[32] Comparez Ps. LXVIII ; mais ce psaume est ancien ; la procession calqua le psaume.

[33] Selon le texte actuel, le scribe Esdras marchait en tête du premier cortège. C'est là une insertion de l'auteur des Chroniques, qui a voulu que Néhémie figurât dans la manifestation d'Esdras, et Esdras dans celle de Néhémie.