HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME QUATRIÈME

LIVRE VII. — LA JUDÉE SOUS LA DOMINATION PERSE

CHAPITRE III. — LÉVITES, NÉTHINIM.

 

 

L'achèvement et la dédicace définitive du second temple eurent lieu en 516 avant Jésus-Christ. Plusieurs morceaux contenus dans le recueil des Psaumes paraissent se rapporter à cet événement solennel. Quoique la pauvreté fût extrême, la pompe put être frappante, car les lévites étaient très nombreux ; les hasidim, désignant les lévites, paraissent en ces circonstances associés aux prêtres[1] ; tout cela rappelait la tourbe du clergé inférieur qui entourait une cathédrale au moyen âge. Les vêtements sacerdotaux existèrent dès les premiers jours du rétablissement du culte. La musique, dans ces loisirs d'une vie inoccupée, prit de très grands développements[2]. Elle s'organisa en brigades, sous les bannières séparées des noms mythiques fournis par les anciens livres, Asaph, Héman, Ethan[3]. Ces différents chœurs paraissent avoir pratiqué la musique en parties d'une manière fort savante. Les termes techniques qui furent créés par les artistes du temps de l'exil nous ont été conservés[4] ; mais ce ne sont plus que des espèces d'énigmes, où l'on ne reconnaît que d'une façon bien conjecturale les distinctions du ténor, du baryton, du soprano. L'orchestration se composait d'instruments à cordes (cinnor, nébel) et à vent (hautbois, flûte, trompettes de diverses sortes), qu'on accompagnait avec des tambourins, des cymbales, des sistres, des triangles et des castagnettes. L'antiphonie et les répons étaient un des moyens mélodiques les plus ordinaires. Le peuple avait son rôle par la répétition de certains refrains et de mots d'adhésion, tels qu'amen.

C'est ici l'origine de ce culte brillant, qui arriva, autour du temple de Jérusalem, à un degré extraordinaire de solennité, et que la liturgie chrétienne n'a fait que copier, à partir du IVe siècle, pendant tout le moyen âge. Ce culte n'est pas, comme on le suppose, le culte du premier temple ; c'est le culte du second. Les psaumes liturgiques et laudatifs, dont l'Église chrétienne a fait un si bel usage en ses offices, datent presque tous de ce temps. Ce fut la poésie lévitique par excellence. Ces pauvres hasidim, hâves de faim, furent de grands artistes ; ils créèrent la liturgie, mère féconde de tant d'arts aux époques religieuses. L'habitude de composer des hymnes menait ces pauvres gens à une certaine facilité poétique, et c'est ainsi qu'une bonne partie du livre des Psaumes est sortie du cercle de mendiants qui vivaient des aubaines du temple, dans la plus grande misère[5]. La cléricature catholique fit plus tard sa délectation intérieure de cette littérature mélancolique, et y puisa son esprit de douce tristesse, de résignation.

Les chanteurs (mesorerim) avaient, dans cette bande de sacristains faméliques, une certaine supériorité. Les portiers (soarim), hadjibs de la porte du temple, venaient ensuite. Les derniers étaient les netinim (oblats) ou serfs de Salomon. C'étaient de vrais serfs d'Église, esclaves des lévites[6], fendeurs de bois, porteurs d'eau, la plupart d'origine étrangère, donnés pour les gros ouvrages au Dieu vainqueur, puis devenus heureux d'une servitude qui leur permettait l'oisiveté. Tout cela faisait un monde singulièrement mêlé, actif et puissant par le nombre et la pauvreté, qui alla grossir la bande des anciens anavim. Ces pauvres de Dieu soutenaient que le règne de Iahvé serait un jour fait pour eux seuls. La misère d'Israël fut féconde ; tout un monde de poésie en sortit[7]. L'amour de la maison de Dieu, le goût de son culte, le bonheur de demeurer près de lui, de vivre de lui, de se regarder, bien que pauvre, comme supérieur au reste du monde, tous ces traits commencent à se dessiner sous Ézéchias ; ils s'achèvent chez le lévite pauvre des temps du retour. L'esprit clérical est fondé. Celui qui a dit une fois Dominus pars hœreditatis meœ n'est plus un homme comme les autres ; que le laïque s'en gare !

Ce bas clergé sans situation extérieure avait souvent à se plaindre des prêtres sadokites, qui abusaient de la condition des desservants et ne leur livraient pas toujours ce qui était dû[8]. Le cri de perpétuel martyre, qui remplit les psaumes, l'indignation du hasid condamné à rester pauvre, pendant que l'orgueilleux sadducéen est riche et prospère, cachent peut-être de profondes haines ecclésiastiques. Supposons les chantres et les sacristains formant un parti contre les prêtres. Chez nous, de telles ligues n'aboutiraient qu'à des scènes du Lutrin. En Israël, c'étaient là les grandes questions sociales. De toutes les démocraties, la plus dangereuse est une démocratie de saints, plus pieuse que les prêtres, méprisée par le clergé officiel et la bourgeoisie, mais se donnant la revanche de battre les prêtres en sainteté. L'assertion que Dieu est le défenseur des pauvres, qu'il aime surtout les pauvres, que la pauvreté est un titre d'honneur auprès de Iahvé, que, quand Dieu secourt le pauvre, il glorifie son nom[9], devient alors une attaque sourde contre l'ordre établi. La cause du pauvre étant identifiée avec celle de Dieu, la porte est ouverte aux récriminations les plus hardies, chez un peuple qui n'admet pas que la péréquation de la justice divine soit rejetée à l'autre vie.

Ce qui rendait la situation particulièrement grave, c'est que tout ce monde lévitique constituait une confrérie très serrée[10], une vraie communauté, une sorte d'Église[11]. Les anavim sont des frères[12], vivant ensemble dans les rapports de la plus douce familiarité. Iahvé les rassasie du voisinage de sa maison, de la surabondance de ses fêtes[13]. C'est au milieu de telles assemblées d'ébionim que Jésus habitera. Les pauvres s'aiment entre eux. Ce sont des pauvres qui, à travers les siècles, ont fait entendre le gai cantique :

Ecce quam bonum et quam jucundum

Habitare fratres in unum.

Ainsi se forma à Jérusalem, dans les dernières années du VIe siècle avant Jésus-Christ, tout un peuple sacerdotal, fort différent des ordres du moyen âge en ce qu'une règle rigoureuse et une hiérarchie soutenue par le bras séculier ne la coërçaient pas. Les chanteurs, en particulier, se multiplièrent infiniment au delà du besoin. Comme d'un autre côté, le séjour à Jérusalem n'était pas fort recherché, les chantres se cantonnèrent autour de Jérusalem[14] à Nétofa, du côté de Bethlehem, à Beth-Gilgal, dans les campagnes de Géba et d'Azmawet. Là ils se bâtirent des hacerim ou villœ, sorte de villages où ils demeuraient seuls, sans doute travaillant les terres aux alentours. Les hymnes naissaient d'eux-mêmes d'une situation si singulière. La nécessité de venir à Jérusalem pour le pèlerinage amenait des voyages périodiques pleins de charme. Les Siré ham-maaloth[15] sont peut-être de ce temps. Ce sont de petits poèmes achevés de forme, délicieux de poésie, d'un charme religieux qui a vaincu les siècles. On les chantait en chœur, ou plutôt en canon, ce qui explique les répétitions[16], les reprises de mots, les entrecroisements, les apparentes transpositions de membres de phrases qu'on y remarque. Les artistes manquant de pain qui firent ces bijoux de langue et de sentiment valaient sûrement les poètes admirables qui, vers la même époque, composaient le trésor de la lyrique dorienne, c'est-à-dire l'œuvre la plus accomplie du génie grec[17].

 

 

 



[1] Ps. CXXXII, 9 et 16.

[2] I Chron., IX, XV, XXV. Le principe de la critique en cette question délicate est que l'imagination l'apporta au premier temple ce qui n'était vrai que du second.

[3] Idithun est une faute pour Ethan, l'aleph, à certaines époques, ayant pu se concasser en ירי.

[4] Titres des Psaumes, Habacuc, III, et I Chron., ch. XV et XVI.

[5] Ps. VII, IX, XIII, XXI, XXII, XXVI, XXVII, XXVIII, XXXV, XL, XLIII, LII, LVII, LIX, LXIII, LXIX, LXXI, LXXIII, LXXV, XCV-C., CIX, CXXXVIII.

Une stricte distinction entre les pièces que vit naître le Ier siècle du second temple et celles que produisit le temps de Josias, est impossible à faire d'une manière rigoureuse.

[6] Esdras, VIII, 20.

[7] Ps. XSIII, XXVI, XXVII, XLII-XL1II, LXXII, LXXIV, LXXXIV, CXII, CXLVII.

[8] II Chron., ch. XXXI (rétrospectif) ; Néhémie, X, 2e partie, XII, XIII.

[9] Ps. XL, CIX.

[10] Ps. XXII.

[11] Voir Ps. XIV (LIII), XXIV.

[12] Ps. XXII, 27 et suiv.

[13] Ps. CXXXIII.

[14] Néhémie, XII, 28-29.

[15] Cantica graduum. L'origine de cette dénomination est inconnue.

[16] Par exemple, Ps. CXXIV, 1-2. Et encore les copistes en ont supprimé beaucoup.

[17] Voir surtout, Ps. CXX-CXXX, petits morceaux exquis.